Le 6 octobre 2022, dans les bureaux de StreetPress, à Montreuil (93), deux journalistes de la rédaction sont en visioconférence avec un porte-parole du régime taliban en poste à Kaboul. L’entretien met un point final à plusieurs mois d’enquête. Contrairement à ce qu’ont affirmé les officiels Afghans, le géant français Thalès n’a pas collaboré avec la dictature. L’homme à la longue barbe et la tête couverte d’un turban noir, le concède finalement à demi-mot. Il avait pourtant affirmé le contraire à la télévision afghane, quelques mois plus tôt.
Le 6 octobre 2022, dans les bureaux de StreetPress, deux journalistes de la rédaction sont en visioconférence avec un porte-parole du régime taliban en poste à Kaboul. / Crédits : DR
Si les talibans ont pu donner du corps à cette fausse information, c’est parce qu’ils ont mis la main sur trois radars de pointes imprudemment abandonnés par les Français, au moment de la chute du régime.
Thalès protège sa réputation en ligne
Retour en arrière. Début avril 2022, une employée de Thalès glisse à StreetPress une information croustillante. Notre source a un poste administratif au sein de la multinationale spécialisée dans l’aérospatial et le matériel militaire. Au détour d’une conversation à la machine à café, elle apprend que son employeur tenterait de faire disparaître du web des publications qui évoquent une livraison de matériel aéronautique au régime taliban. Certains articles semblent effectivement avoir été supprimés ou déréférencés, mais l’information a largement circulé, relayée par les journaux du sous-continent indien. Une simple recherche en ligne permet de mettre le doigt sur le sujet sensible : selon plusieurs médias afghans, indiens ou pakistanais, l’entreprise française aurait livré trois radars au régime des talibans. La théocratie violente et rétrograde est arrivée au pouvoir par la force seulement quelques mois plus tôt. Aucun pays d’Europe n’est censé avoir rétabli les relations commerciales. Ça serait selon toute vraisemblance illégal, juge Sherpa qui a fait profiter à StreetPress de son expertise. L’affaire est explosive, mais encore faut-il la confirmer.
La dizaine d’articles retrouvés ne repose que sur une source : une dépêche de l’agence afghane Khaama Press titrée : « Trois radars français arrivent à Kaboul, prêts à être installés dans trois provinces ». Il est question d’un contrat d’un montant total de 112 millions d’euros pour 12 radars. Le deal a été signé par l’ancien régime, mais semble donc se poursuivre.
Article du Times of India. / Crédits : DR
StreetPress identifie finalement une autre source. TOLOnews a mis en ligne un reportage vidéo. On y voit des images de radars aériens en fonctionnement et une interview face caméra du porte-parole du ministère des Transports et de l’aviation civile, Imamuddin Ahmadi. Celui-là même que StreetPress finira par interviewer. Le document est en pachto. StreetPress décide de solliciter les services du journaliste afghan Hafiz Miakhel, pour l’aider dans cette enquête. Il traduit la vidéo et le petit texte qui l’accompagne. L’article affirme que trois radars, dans les villes de Kaboul, Herat, et Balkh, sont en cours d’installation par Thalès. « [Elle] sera complète dans un mois et demi », affirme le porte-parole des talibans. Toujours selon cet article, les neuf autres radars arriveront prochainement. Vraiment ? StreetPress parvient à entrer en contact avec le journaliste afghan qui a écrit l’article pour TOLOnews. « Les talibans m’ont confirmé que l’installation avait commencé, mais je n’étais pas sur place, j’ai seulement reçu des photos », admet-il.
Les affaires sont les affaires
Le deal a été paraphé en grande pompe en novembre 2019. La France affiche à l’époque son soutien au pays gouverné par le libéral Ashraf Ghani. Sur la photo de famille, prise le jour de la signature, des responsables de Thalès, des officiels du régime et au second rang David Martinon (1), l’ambassadeur de France en Afghanistan, un proche de Nicolas Sarkozy, qui semble capturer la scène avec son smartphone.
Sur la première photo prise en novembre 2019, on peut voir des responsables de Thalès, des officiels du régime, et au second rang David Martinon, l’ambassadeur de France en Afghanistan, proche de Nicolas Sarkozy, qui semble capturer la scène avec son smartphone. Sur la deuxième, prise en juillet 2021, les premières caisses affrétées dans un avion-cargo depuis Paris arrivent sur le tarmac. À l'intérieur, les trois premiers radars construits par Thalès. David Martinon est en compagnie de la ministre afghane des Télécoms. / Crédits : DR
Près d’un an et demi plus tard, les premières caisses affrétées dans un avion-cargo depuis Paris arrivent sur le tarmac. À l’intérieur, les trois premiers radars construits par l’entreprise française. Nouvelle photo avec David Martinon et cette fois, la ministre afghane des Télécoms. On est le 17 juillet 2021, soit 29 jours à peine avant la reprise du pouvoir par les talibans. Les insurgés ont déjà encerclé les capitales provinciales et menacent de bloquer Kaboul. Cinq jours plus tôt, Le Monde titrait :
« En Afghanistan, l’avancée des talibans est plus rapide que prévue. »
Le 15 août 2021, ils s’emparent de la capitale. David Martinon reste sur place jusqu’au 27 août pour organiser le rapatriement des Français. Plutôt que de rester dans les bureaux de l’ambassade, il va se réfugier dans les locaux ultra-sécurisés de Thalès, comme en témoigne une photo postée sur Twitter.
The French Embassy is relocated and at work
KabulAirport</a> <a href="https://twitter.com/hashtag/Afghanistan?src=hash&ref_src=twsrc%5Etfw">#Afghanistan</a> <a href="https://t.co/qmuNgb9Mbm">pic.twitter.com/qmuNgb9Mbm</a></p>— David Martinon (
david_martinon) August 16, 2021
Une fois rentré à Paris, l’ambassadeur, ami des médias, fait le tour des plateaux télé pour vendre son livre. Dans ce bouquin titré Les quinze jours qui ont fait basculer Kaboul (Éditions de l’Observatoire, 2022), il raconte la chute de la ville. Le haut fonctionnaire revient notamment « sur les signes terribles qui l’annonçaient et que trop peu ont voulu voir ». Lui si ! C’est donc en conscience qu’il aurait abandonné aux talibans un matériel qui est loin d’être anodin ?
Le STAR NG, un radar capable de détecter des drones
StreetPress s’est procuré des documents de communication interne au groupe qui en disent un peu plus sur le contrat. Thalès s’engage à fournir, d’ici fin 2023, le matériel qui permet de sécuriser l’ensemble de l’espace aérien afghan. Dans le détail, il s’agit de « la conception du système, la construction du site radar, la formation du client et des partenaires, la fourniture, le transport et l’installation des équipements ».
12 radars doivent être installés, de type RSM970S et STAR NG. C’est ce second dispositif qui pose plus particulièrement question. Il a été présenté, en 2015 au salon du Bourget. À l’époque Thalès vantait son usage aussi bien civil que militaire. Sur le site du groupe, on peut ainsi lire à son propos :
« Il offre un éventail de capacités militaires que ne possède aucun type de radar civil, à savoir la capacité à détecter des objectifs à déplacement lent ou rapide comme les hélicoptères ou les avions de combat ainsi que les très petits objectifs comme les drones. »
Ces technologies ou équipements généralement destinés à une application civile, mais dont l’usage peut être détourné à des fins militaires, sont appelés des « biens à double usage » (BDU). Leur commercialisation nécessite un accord préalable du ministère de l’Économie et des Finances, explique à StreetPress Aymeric Elluin, responsable « Armes et peine de mort », à Amnesty international France. Thalès et l’État français ont donc abandonné aux talibans un outil qui pourrait, s’il était installé, renforcer la sécurité aérienne du régime dictatorial des talibans.
L’ambassadeur de France se réfugie chez Thalès
Si les Français ont du mal à tirer un trait sur ce contrat, c’est avant tout une affaire de gros sous. En 2001, après le 11 septembre, les pays membres de l’OTAN débarquent en Afghanistan pour déloger Oussama Ben Laden. Les Alliés défont en quelques mois le régime des fondamentalistes islamistes et installent des bases militaires sur place pour aider les nouvelles forces afghanes à sécuriser leur territoire.
Thalès en profite pour faire du business. La multinationale fournit à l’OTAN ses services de communications sécurisées. À partir de 2004, c’est depuis un centre de commandement situé dans la banlieue de Lille que les équipes de Thalès gèrent le réseau de l’organisation militaire internationale. Dix ans plus tard, l’entreprise fait des affaires directement avec le gouvernement afghan. En 2014, elle signe un premier contrat avec Afghanistan Civil Aviation Authority (ACAA) pour sécuriser l’espace aérien du pays. En 20 ans, l’Afghanistan a offert à Thalès plusieurs centaines de millions d’euros de contrats.
Des témoins qui craignent pour leur vie
Est-ce qu’avec l’arrivée des talibans, l’entreprise a renoncé à cette poule aux œufs d’or ou est-ce que le contrat est toujours actif, comme l’affirment les talibans ? Difficile de croire sur parole les deux parties. StreetPress entre finalement en contact avec un ministre du précédent gouvernement de Kaboul, aujourd’hui en exil. Dans un premier temps, notre interlocuteur se dit disposé à nous aider à en savoir plus, si on lui garantit l’anonymat. Mais il va nous filer entre les doigts et cesser subitement les échanges. Tous ceux qui répondent à nos questions savent qu’ils exposent leurs proches restés en Afghanistan à de terribles représailles.
On déniche finalement une autre source qui a travaillé dans un cabinet ministériel de l’ancien régime. Hassan (1) a gardé des contacts sur place et nous affirme que le contrat est toujours actif. Il serait même en mesure de nous fournir des documents qui le confirment. « Je vous aide parce que c’est important pour moi en tant qu’être humain, personne ne devrait collaborer avec les talibans », s’émeut-il. Mais après plusieurs semaines d’échanges, l’homme est rattrapé par son quotidien difficile. Il est dans un camp de réfugiés en Allemagne et sa demande d’asile a été refusée. Il nous explique qu’il ne peut plus nous aider.
Désinformation talibane
Le premier à contester la propagande des talibans autour de ces radars, c’est Baqir (1). Afghan à l’allure chic sur sa photo WhatsApp, il a quitté son pays pour un nouveau job à Abou Dabi, aux Émirats arabes unis. Lui aussi a gardé des contacts dans les couloirs des ministères. Il dit avoir passé des coups de fil, et affirme que « le contrat est suspendu ».
Plus le temps passe, plus les indices laissant penser qu’on a affaire à une « fake news », montée de toutes pièces par les talibans pour légitimer leur régime encore chancelant. StreetPress finit par mettre la main sur le numéro de téléphone du porte-parole du ministère des Transports et de l’aviation civile qui s’exprime dans le reportage de TOLOnews, Imamuddin Ahmadi. On sollicite une interview au prétexte d’un documentaire vidéo sur la collaboration économique entre la France et l’Afghanistan.
Le 6 octobre 2022, à 11h30, la visioconférence commence. Le responsable taliban est assis devant une table moderne. Tandis que l’entretien commence, un assistant installe les drapeaux officiels du régime pour parfaire le décor. Un autre règle la position de la caméra. Imamuddin Ahmadi s’exprime tantôt en anglais, tantôt en pachto. Hafiz se charge de la traduction depuis une pièce voisine. Pour préserver son anonymat, il prétend que la caméra de son ordinateur a un problème technique.
Au fil de l’échange, la version évolue. Il confesse progressivement que les radars ne sont pas encore fonctionnels. « L’installation est en cours. » Puis, que Thalès ne participe pas à leur mise en place. Comme l’affirmait Baqir, même si le contrat n’est pas officiellement rompu, il semble bien suspendu. « Pour l’envoi des neuf autres radars, nous sommes en contact avec Thalès par mail pour poursuivre ce contrat », tente le taliban. Une assertion qui nous convainc surtout que les échanges sont au point mort même si ce dossier et les trois radars laissés sur place gênent Thalès… Ni l’entreprise française, ni David Martinon n’ont répondu à nos questions.
(1) Pour des questions de sécurité, les prénoms ont été changés.
Face au péril, nous nous sommes levés. Entre le soir de la dissolution et le second tour des législatives, StreetPress a publié plus de 60 enquêtes. Nos révélations ont été reprises par la quasi-totalité des médias français et notre travail cité dans plusieurs grands journaux étrangers. Nous avons aussi été à l’initiative des deux grands rassemblements contre l’extrême droite, réunissant plus de 90.000 personnes sur la place de la République.
StreetPress, parce qu'il est rigoureux dans son travail et sur de ses valeurs, est un média utile. D’autres batailles nous attendent. Car le 7 juillet n’a pas été une victoire, simplement un sursis. Marine Le Pen et ses 142 députés préparent déjà le coup d’après. Nous aussi nous devons construire l’avenir.
Nous avons besoin de renforcer StreetPress et garantir son indépendance. Faites aujourd’hui un don mensuel, même modeste. Grâce à ces dons récurrents, nous pouvons nous projeter. C’est la condition pour avoir un impact démultiplié dans les mois à venir.
Ni l’adversité, ni les menaces ne nous feront reculer. Nous avons besoin de votre soutien pour avancer, anticiper, et nous préparer aux batailles à venir.
Je fais un don mensuel à StreetPress
NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER