Paris, 4e arrondissement – Des femmes, des enfants et des ados, tous exilés, font la queue sous le parvis du BHV Marais, en face de l’Hôtel de Ville. Il est 20h30 et les vitrines irradient de lumière dans la nuit de cette fin janvier. Ibrahima jette un œil aux luxueux vêtements portés par les mannequins. Lui n’a rien, juste une doudoune et quelques vêtements restés dans sa tente. Lorsqu’il est arrivé de Guinée Conakry il y a un an, il s’est présenté au département de Paris pour faire valoir sa minorité et être pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Selon la loi française, tout enfant isolé, sans parents ou représentant légal sur le territoire, doit être protégé et pris en charge. Le garçon dit avoir 15 ans. Mais après une série de tests – dont la fiabilité est régulièrement contestée – il est déclaré majeur. Depuis, son quotidien se résume à la rue et à l’errance :
« On n’a pas d’autres endroits où aller. »

Tous les soirs, les jeunes exilés viennent devant la mairie de Paris, dans l’espoir de récupérer un peu de nourriture ou une couverture. / Crédits : Hervé Lequeux
Tous les soirs, comme des dizaines de jeunes hommes venus d’Afrique subsaharienne, il vient ici, devant la mairie de Paris, dans l’espoir de récupérer un peu de nourriture ou une couverture. Des denrées distribuées par Utopia 56, une association d’aide aux étrangers en situation irrégulière. Ibrahima a fait un recours auprès du juge pour enfants, pour contester la décision et réaffirmer sa minorité. Environ 3.800 jeunes exilés seraient dans la même situation. Le Guinéen attend depuis une date d’audience, dont les délais s’étendent entre six et neuf mois en moyenne. Selon une étude, 60% des jeunes sont finalement reconnus mineurs à la suite de leur recours en France. Le pays a d’ailleurs été sanctionné par le Comité des droits de l’enfant de l’ONU en 2023 pour son manquement à assurer la protection d’un mineur isolé non accompagné (MNA) durant la période de son recours.
L’association Utopia56 a pour mission de venir en aide aux personnes exilées. Ses actions reposent sur des dons financiers et des dons de matériel.
En région parisienne, depuis 2019, une maison d’accueil prend en charge une douzaine de jeunes parmi les plus vulnérables, accompagnés par Utopia 56 et Médecins sans frontières.
Sous la pluie battante, un ado se démène avec sa couverture, sa tente et son sac pour ne pas les faire tomber sur le béton mouillé. Les Parisiens comme les touristes, armés de parapluies, passent vite sans le remarquer. Le garçon, comme Ibrahima, traîne pourtant souvent dans le quartier : après les distributions, ils filent retrouver leur tente du côté de Pont Marie, celui qui relie l’île Saint-Louis au quai de l’Hôtel-de-Ville, à moins de 800 mètres. La journée, ils trouvent un peu de chaleur à la bibliothèque du Centre Pompidou, à 20 minutes à pied. De Paris, ils ne connaissent pas grand-chose de plus que ces quelques rues du 4e arrondissement. Les jeunes hommes n’en sortent que pour se rendre dans le parc de Belleville, devenu un lieu de rendez-vous et de sociabilité entre personnes migrantes. Ils n’ont jamais vu la tour Eiffel. Visiter la capitale n’est pas leur priorité, explique Mohamed (1) :
« Où manger, où dormir, ce sont les seules choses qui occupent nos journées. »

La journée, les jeunes exilés traînent dans le quartier. De Paris, ils ne connaissent pas grand-chose de plus que ces quelques rues du 4e arrondissement. / Crédits : Hervé Lequeux
Galerie marchande
« On m’a volé ma tente ! », appelle désemparé un jeune homme. Derrière l’Hôtel de ville, dans la rue qui longe les quais pour arriver au Pont Marie, des dizaines d’exilés ont installé leur campement sous les arches de la Cité internationale des Arts, au niveau de la galerie marchande. Ils y passent la soirée en groupe, puis rejoignent leurs tentes jusqu’au petit matin, avant l’ouverture des magasins. « Il faut tout ranger avant 7 heures parce qu’il y a des gens qui travaillent », explique, sérieux, Abdou (1), l’un des locataires sans-abris. Si les familles – femmes et enfants – sont orientées chez des habitants bénévoles ou dans des locaux de l’association Utopia 56, les ados, eux, dorment dehors. Il n’y a pas assez de place pour tout le monde, alors il faut prioriser, expliquent, dépités, les militants.

« Il faut tout ranger avant 7 heures parce qu’il y a des gens qui travaillent », explique, sérieux, Abdou. / Crédits : Hervé Lequeux
« Ibrahima, c’est notre petit, on fait attention à lui », s’exclame Alhassane, un Guinéen plus âgé, en dansant, ivre. L’intéressé sourit sans quitter des yeux le clip de rap qui tourne sur le téléphone de son comparse. D’autres le rejoignent, rameutés par le son en haut parleur. Tous se sont rencontrés là, rassemblés par leur passion commune pour la musique. « Ibrahima est un bon rappeur », promet Alhassane, cigarette et canette de bière à la main.

Des dizaines d'exilés installent, comme chaque soir, leur campement sous les arches de la Cité internationale des Arts, au niveau de la galerie marchande. / Crédits : Hervé Lequeux
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En aparté, Ibrahima raconte avoir quitté son pays, la Guinée Conakry, un matin, sans prévenir. Il a suivi son cousin et des grands de son quartier. « Je ne savais même pas qu’on allait venir en Europe… », explique-t-il. Sa vie là-bas était « trop dure », « il y avait des agressions, rien ne marchait ». Quand il n’écoute pas de la musique, il continue à suivre l’actualité de son pays avec inquiétude. Des manifestations violentes ont récemment eu lieu et ont fait encore un mort. Depuis 2016, le nombre de mineurs non accompagnés (MNA) guinéens en France n’a cessé d’augmenter, jusqu’à devenir le premier pays d’origine des MNA.

Si les familles – femmes et enfants – sont orientées chez des habitants bénévoles ou dans des locaux de l’association Utopia 56, les ados, eux, dorment dehors. / Crédits : Hervé Lequeux

Pendant leur recours de minorité, les jeunes exilés ne bénéficient d’aucune prise en charge et dorment dehors. / Crédits : Hervé Lequeux
Ibrahima rêve désormais de reprendre l’école et de décrocher un diplôme dans l’informatique. Amadou (2), le solitaire de la bande, sort une tête de sa tente et fait tourner un joint. Il est déjà 22h30. Ibrahima se laisse tenter. Dans un sourire, le garçon discret laisse tomber sa tête en arrière. Il attend que la fatigue et la substance l’assomment pour rejoindre son campement de fortune, de l’autre côté de la route :
« Le soir, mes pensées tournent dans ma tête. Parfois, je me demande ce que je vais devenir. »
Pont Marie et Pont de Sully
Une vingtaine de tentes longent le quai des Célestins entre le Pont Marie et le Pont de Sully, un peu plus à l’est. Celle d’Ibrahima, posée sur le trottoir en béton, commence à s’affaisser. À l’intérieur : des couvertures, une de survie et plusieurs en laine, font à la fois office de couette et de matelas. Insuffisant pour affronter les températures qui oscillent autour de zéro. « C’est dur », lâche-t-il, emmitouflé dans sa doudoune grise. Les pantalons, t-shirts et chaussettes suspendus à la rambarde en métal, le long de la Seine, ne sèchent pas. Fin décembre, la capitale a battu le record de pluviométrie avec un cumul de 900.9 millimètres sur un an.

Des jeunes exilés se sont installés sous le Pont Marie. / Crédits : Hervé Lequeux

À l’intérieur de leurs tentes des couvertures font à la fois office de couette et de matelas. Insuffisant pour affronter les températures qui oscillent autour de zéro. / Crédits : Hervé Lequeux
Chérif, smartphone dans les mains, regarde le match de foot depuis sa tente. Une femme châtain débarque et lui balance un paquet de Schokobons. « Oh ! Merci Nadia ! ». C’est sa voisine, et un peu la tata du coin pour ces mineurs isolés. Après sa journée à faire la manche, impossible de rentrer sans partager. « C’est un peu comme mes enfants », rigole la femme abîmée en souriant.

Chérif, smartphone dans les mains, regarde le match de foot depuis sa tente sous le Pont de Sully. / Crédits : Hervé Lequeux
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Sur le trottoir d’en face, la tente d’Alpha est vide. Personne ne l’a vu depuis plusieurs jours. Il n’a pas dit au revoir. Pour les uns, il serait chez des copains en banlieue, quand d’autres racontent qu’il aurait repris la route vers l’Allemagne pour rejoindre son frère. Des milliers de mineurs non accompagnés disparaissent chaque année en Europe.

Alpha, le disparu. / Crédits : Hervé Lequeux
Le matin, les tentes se sont vidées. Les joggeurs et promeneurs de chiens passent devant sans même y prêter attention. Quand Paris s’éveille, les gamins sont déjà partis.

Sous les ponts de la capitale, les joggeurs du soir passent devant les campements sans y prêter attention. / Crédits : Hervé Lequeux
Bibliothèque et Buvette
Après un passage aux bains douches, espaces d’hygiène en accès libre, les jeunes exilés filent à la Bibliothèque publique d’information (BPI) du Centre Pompidou. Un des seuls lieux du coin gratuit et ouvert à tous. Sur le trajet se trouve le prestigieux lycée public Sophie Germain, rue des Jouy. Mohamed (1), révolté, commente :
« Aller à l’école ? Nous ? À quoi ça sert quand on n’a pas d’endroit où dormir ? On n’a pas la tête libre pour apprendre. »
Parti en 2016 de Côte d’Ivoire, il a mis plus de sept ans à arriver en France. Il fait partie de ceux, raconte-t-il, qui ont été lâchés dans le désert par les autorités tunisiennes.

Chaque après-midi, les ados se retrouvent à la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou. Un des seuls lieux du coin gratuit et ouvert à tous. / Crédits : Hervé Lequeux
Abdou, consciencieux, lui, s’accroche :
« Je prends des livres à la bibliothèque, je regarde les mots que je ne connais pas et j’essaye de comprendre ce que ça veut dire. Je me dis que ça peut aussi m’aider pour l’audience au tribunal… »

Après un passage aux bains douches, espaces d’hygiène en accès libre, les jeunes exilés filent à la Bibliothèque du Centre Pompidou. / Crédits : Hervé Lequeux
Les exilés se mélangent aux étudiants proprets, entre les 10.000 mètres carrés d’étagères et d’ordinateurs. Il y a ceux qui ont les yeux rivés sur leur téléphone en train de charger, affalés dans les sièges, et les autres qui tentent de dormir un peu, dans le calme du lieu chauffé.

Les exilés se mélangent aux étudiants proprets, entre les 10.000 mètres carrés d’étagères et d’ordinateurs. / Crédits : Hervé Lequeux
Les jeunes passent aussi à la Buvette du Climat, brasserie solidaire située entre l’Hôtel de Ville et l’église Saint-Gervais. « Ils viennent prendre un café ou charger leur téléphone », raconte une salariée derrière le comptoir, qui ne les voit plus depuis un moment. La plupart sont partis à la Gaîté Lyrique. Depuis trois mois, le lieu culturel de la ville de Paris est occupé par près de 400 jeunes rassemblés en collectif. Ils demandent l’accès à un logement digne et le droit d’aller à l’école. Menacés d’expulsion, ils risquent un retour à la rue.
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Diallo songe à rejoindre le mouvement. Sur l’écran fissuré de son téléphone s’affiche un message de son avocat :
« Le juge a refusé votre placement. »
Malgré son recours, il n’a pas été reconnu mineur et n’a donc pas accès à une place en foyer. Cela faisait sept mois qu’il attendait cette réponse. La mine dépitée, il bégaie : « Je suis venu pour faire des études… Je suis désespéré. » Après un temps, il ajoute :
« Je vais devoir rester dans la rue ? »
Parc de Belleville
Ibrahim et ses amis Mamadou et Bambino font partie des jeunes les plus téméraires : ils traînent dans le froid, plutôt qu’à la bibliothèque. Posés sur un banc du parc de Belleville, comme chaque après-midi, ils font défiler les vidéos TikTok sur leur téléphone, ou jouent à des jeux sur une vieille tablette. De l’été à l’hiver 2023, ils étaient près de 200 à camper ici la nuit. Depuis, le parc reste un endroit de rendez-vous et de sociabilité. Le trio marche une quarantaine de minutes depuis le centre de Paris, ou saute les barrières du métro, en espérant ne pas se faire contrôler, pour se retrouver entre amis.

« On pense à où dormir, où manger. C’est tout. » / Crédits : Hervé Lequeux
Bambino, lui, préfère rester debout. Il a du mal à tenir en place. Le Guinéen agite ses jambes comme si l’attente interminable lui donnait des fourmis :
« Ça fait un an que je suis là. J’attends depuis huit mois mon recours. Je ne peux rien faire, j’attends. »
« Ce n’est pas normal de laisser des gens dehors », reprend Bambino. Du temps perdu, selon lui. « J’aimerais bien être conducteur de poids lourds ou footballeur », lance-t-il, grand sourire. « Comme Ronaldo, Vinicius ou même Kyky de Paris ? C’est Mbappé la star ici, non ? », rigole-t-il. Ses copains s’amusent à faire des tractions, pendant que lui se tient le bras droit. La douleur lui rappelle sa traversée traumatisante de deux ans depuis la Guinée Conakry, en passant par le Mali, l’Algérie, un crochet par la Tunisie, avant de faire demi-tour pour arriver au Maroc. Au Nord-Est du pays se trouve un passage migratoire, le grillage de Melilla, qu’il faut grimper pour passer la frontière espagnole. Bambino a tenté l’ascension : il serait resté accroché pendant quatre heures à plus de six mètres de haut, pendant que les autorités espagnoles auraient tenté de le faire tomber :
« Les policiers poussaient le barbelé avec des engins pour le renverser et nous faire tomber. J’ai chuté de six mètres de haut, et du mauvais côté : au Maroc. »
Il raconte être resté 24 heures à même le sol, avant d’être pris en charge par la Croix Rouge. Des pratiques déjà dénoncées dans un rapport de l’ONG internationale Amnesty. En juin 2022, plusieurs dizaines de migrants seraient morts à la frontière de Melilla.

Les copains de Bambino s’amusent à faire des tractions dans le Parc de Belleville. / Crédits : Hervé Lequeux
Mamadou a pris un autre chemin : il a traversé la mer, du Maroc à l’Espagne, entassé avec d’autres sur un zodiac. Il raconte le sel et le soleil qui dévorent la peau et ses prières pour ne pas que le bateau ne se renverse. Il ne connaissait personne à bord. Son oncle a pris le bateau suivant. Le gamin n’a jamais eu de nouvelles. En 2024, 9.757 personnes ont péri ou ont disparu en tentant de rejoindre l’Espagne.

Pour ces ados exilés, leurs journées tournent autour du 4e arrondissement. / Crédits : Hervé Lequeux
Dans le parc de Belleville, un vent glacial souffle sur la petite bande qui tente d’allumer une cigarette. Le dos penché en avant, leurs mains autour du briquet, les gamins se roulent ensuite un joint. Mamadou lève les yeux au ciel et s’agace : « Il ne faut pas faire de bêtises ! ». Lui s’est déjà pris des coups par les policiers marocains et ne veut pas que ça se reproduise en France. « Après c’est encore plus compliqué d’avoir ses papiers », assure celui qui répète en boucle qu’il faut faire profil bas. En aparté, il chuchote, « je n’ai pas d’amis ici. Il vaut mieux être seul ». Il craint les mauvaises fréquentations, explique-t-il.

« Tout est dur ici. Le froid... cet hiver il a même neigé », lâche Bambino. / Crédits : Hervé Lequeux
« Dès qu’il commence à faire nuit, on part », ajoute Bambino, pendant que les talons d’une passante résonnent dans les escaliers. Ils n’ont pas d’heure pour rentrer : personne ne les attend. « Je n’ai même pas un centime pour m’acheter quelque chose à manger », désespère Bambino. Il attend la distribution du soir, unique repas de la journée.

Le parc de Belleville est un endroit de rendez-vous et de sociabilité pour les jeunes exilés. / Crédits : Hervé Lequeux
Mohamed (2), le débrouillard, brade parfois ses affaires sur les marchés. « Je ne vends pas tout, mais de temps en temps, une veste, un t-shirt que m’ont donné les asso… », explique-t-il. De quoi s’acheter à manger, des clopes et un sentiment d’indépendance. Alpha, le désormais disparu, aidait les mères en portant leur poussette dans les escaliers du métro contre quelques pièces.

Alpha, le désormais disparu, aide les mamans avec leur poussette dans les escaliers du métro contre quelques pièces. / Crédits : Hervé Lequeux
BHV
« On m’a dit de venir ici, mais je ne sais pas ce que je dois faire… », lance la voix tremblante un jeune homme devant l’entrée du BHV. Veste marron mouillée sur le dos, l’ado vient de sortir de son évaluation de minorité : refusée. Perdu, Tafsir répète : « Pourquoi on est ici en fait ? ». Un bénévole d’Utopia 56 débarque : « Vous avez mangé ? Vous avez pu récupérer une tente ? Vous avez des couvertures ? Attendez, je vais vous en chercher, je reviens. » Le Sénégalais, déboussolé, sort ses mains des poches et récupère un édredon, pendant que son copain attrape une tente. « Vous en avez assez ? C’est deux par tentes. On va vous accompagner pour les installer. » Le regard de Tafsir passe de la tente à la couverture. Il vient de comprendre. Ce soir, il dort dehors.

Entre les grands magasins et les touristes, des jeunes exilés traînent dans le centre de Paris. Jugés majeurs par les autorités, ils ont fait appel de cette décision. En attendant, ils ne bénéficient d’aucune prise en charge et dorment dehors. / Crédits : Hervé Lequeux
(1) Les prénoms ont été changés.
Le travail de documentation du photojournaliste Hervé Lequeux est soutenu par le Centre national des arts plastiques (Cnap).