Il est 16h30 environ. Une poignée de policiers à cheval traverse le parc de La Courneuve (93) théoriquement désert. Ce mercredi 15 avril 2020, la France est confinée. Les fonctionnaires aperçoivent pourtant un homme – Zar Muhammad Miakhil – qui déambule au milieu des pelouses. Il est muni d’une lame de « 30 centimètres », précise le parquet de Paris. La patrouille tente de le convaincre de quitter les lieux. Mais l’homme, un demandeur d’asile, ne parle pas français. Il aurait ensuite tenté de planter son couteau dans l’un des chevaux. Les fonctionnaires auraient, selon Le Parisien, appelé une brigade cycliste en renfort. Le jeune homme se serait éloigné avant de revenir à la charge et se précipiter sur les policiers avec son arme, rapporte encore le quotidien. Ils tentent de le repousser en jetant leurs vélos et en dernier recours tirent à cinq reprises, blessant à mort Zar Muhammad. Voilà pour la version policière. Une enquête est ouverte pour tentative d’homicide volontaire sur personnes dépositaires de l’autorité publique, précise le parquet et l’IGPN est saisie.
Depuis le Pakistan, où il vit avec sa famille, son frère ainé Fida crie sa colère. « La police pouvait cibler sa jambe. Il faut une enquête complète pour comprendre pourquoi il a été tué. » Va-t-on se donner cette peine ? Ici, tous les ingrédients sont réunis pour que le dossier soit vite classé : « Zar Muhammad était étranger, en situation de vulnérabilité, il avait peu d’amis, sa famille n’est pas en France », soupire un avocat qui s’est intéressé à l’affaire. De son vivant déjà, ils étaient peu nombreux à s’intéresser à son sort. Au foyer de travailleurs migrants (FTM) de La Courtille à Saint-Denis (93) où il vivait depuis moins d’un an, les résidents s’inquiétaient de sa fragilité psychologique depuis plusieurs mois. Ils avaient alerté association et gestionnaire du foyer. « Rien, personne n’a rien fait », résument-ils dans un communiqué publié quelques jours après sa mort.
Une photo abîmée envoyée par Fida, son frère, montre un adolescent élancé, un peu mal à l’aise. L’image a été prise avant son départ, il y a quatre ans. / Crédits : Tommy Dessine
StreetPress a remonté le fil de la courte vie de Zar Muhammad. Une photo abîmée envoyée par Fida, son frère, montre un adolescent élancé, un peu mal à l’aise. L’image a été prise avant son départ, il y a quatre ans. Sur les clichés publiés sur Facebook ces deux dernières années, ses yeux ronds et enfantins disparaissent derrière les cernes que l’exil ancre. Ses sourcils ne font qu’un et le bas de son visage est toujours rasé de près. Il est désormais musclé. Son « état psychologique » s’était aussi progressivement « dégradé », témoignent ses proches. Le jeune homme « souriant », « calme » et « blagueur », à son arrivée à Saint-Denis, devenait parfois « hors de contrôle », racontent-ils.
« Il se parlait à lui-même »
En cette soirée de début mai, Naseer (1) s’attarde sur l’avenue Romain Rolland avant d’aller préparer l’iftar, le repas de rupture du jeûne. Khalid (1) le rejoint. Lui a partagé une chambre du foyer de travailleurs migrants avec le demandeur d’asile. Ensemble, ils avaient l’habitude de fumer des joints. Dans cette tour de béton de treize étages construite en 1971 cohabitent d’anciens travailleurs immigrés, remplacés progressivement par des demandeurs d’asile. L’ascenseur qui dessert les étages impairs est plongé dans le noir mais fonctionne ce jour-là. L’odeur des escaliers concurrence celle du métro parisien. Quelques mots inscrits sur les portes coupe-feu invitent à la grève des loyers. « Loyers sont très salée », lit-on sur l’une. Une énorme flaque stagne dans les toilettes encrassées du douzième que Zar Muhammad utilisait. Certains vivent dans des chambres « d’1m90 sur 3 » depuis des années, selon les mesures effectuées par Naseer. D’autres s’y regroupent temporairement à deux ou trois.
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« Ça faisait plusieurs mois que Zar Muhammad gardait un couteau, depuis qu’il s’était fait agresser et voler son portefeuille dans la rue, tard dans la nuit », raconte Naseer, 23 ans, cheveux enduits de gel et écouteurs autour du cou. Et son comportement avait changé. D’un garçon « gentil au début », « il est devenu violent. Il sortait le couteau tout le temps. Nous l’avons signalé, il y a déjà au moins huit mois, à l’association qui s’occupe des réfugiés, aux vigiles, à l’Adoma [la structure qui gère le bâtiment, ndlr] », s’insurgent les délégués du FTM dans le communiqué. Et puis il y a eu ce jour où, une semaine avant le début du confinement, alors que Zar Muhammad venait récupérer des tickets suite au vol de sa carte de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii), « il a renversé les chaises dans le bureau de son assistante sociale et l’a insultée », rapporte Naseer :
« Ils lui ont demandé pourquoi il gardait un couteau dans sa chambre, pourquoi il leur parlait mal. Les réponses de Zar Muhammad étaient incohérentes. »
Depuis Istanbul, Yusuf, son petit frère, évoque aussi d’une voix éraillée les paroles quelques fois insensées de son aîné. « Je savais qu’il avait un petit problème mental mais nous n’avons aucun proche en France pour s’occuper de lui. Ma famille n’avait pas connaissance de ses troubles », inexistants selon lui avant que l’exil ne les sépare. Khalid soupçonne également un trouble psychologique. « Récemment, je l’ai vu assis sur les marches. Il avait l’air différent de d’habitude. Il se parlait à lui-même », souffle-t-il avec pudeur en pachto, l’une des langues officielles en Afghanistan.
« Ça faisait plusieurs mois que Zar Muhammad gardait un couteau, depuis qu’il s’était fait agresser et voler son portefeuille dans la rue, tard dans la nuit ». / Crédits : Tommy Dessine
Dans le communiqué publié quelques jour après le décès, les délégués du FTM mettent en cause Adoma (ex-Sonacotra), pour son absence de prise en charge du demandeur d’asile. « Si Adoma nous avait écoutés, le gars aurait pu être soigné ou hospitalisé et, aujourd’hui, il ne serait pas mort. » En un an et demi, Naseer n’a vu passer un médecin qu’une seule fois : durant la pandémie de coronavirus qui, au foyer, a tué cinq personnes selon le communiqué.
L’angoisse de la demande d’asile
La chambre de Zar Muhammad fermée à clé, c’est la sienne que Naseer nous fait visiter pour nous laisser imaginer celle de son ami. D’imposants drapeaux afghans y recouvrent les murs. Suspendus à l’armoire, des kameez et partug bleu ciel et verts. Zar Muhammad avait troqué ces tenues portées par la majorité des hommes afghans contre un jean et un T-shirt. Un amoncellement d’objets sur le lavabo, le réfrigérateur et la table à repasser rappelle une jeunesse vécue à des milliers de kilomètres. C’est dans cette vie d’avant qu’il faut plonger pour comprendre ce qui a abîmé Zar Muhammad.
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Comme 2,4 millions d’Afghans, sa famille vit au Pakistan. Dans les années 1980, elle fuit la province de Nangarhâr, à l’Est de Kaboul, que les conflits commencent à ravager. La jeune génération naît dans le pays voisin et y est élevée. Scolarisé, le jeune Zar Muhammad se rend à l’école de garçons du camp n°1 de Ghamkol, situé à une centaine de kilomètres de la frontière. Allah Mir Miakhil est son enseignant jusqu’au CM2. Le professeur revoit un élève « calme, généreux, qui faisait partie des bons élèves parmi la soixantaine de la classe, mais il était plus intéressé par le cricket [sport populaire au Pakistan]. Chaque soir, on jouait ensemble avec les réfugiés du camp ». Ses deux frères se rappellent d’un enfant qui ne se laissait pas faire et pouvait s’énerver si on l’embêtait. « Nos difficultés économiques l’ont obligé à arrêter l’école. Il a commencé à travailler avec mon père et moi comme ouvrier dans la construction », confie Fida, des pleurs d’enfants audibles derrière sa voix.
La chambre de Zar Muhammad fermée à clé, c’est la sienne que Naseer nous fait visiter pour nous laisser imaginer celle de son ami. D’imposants drapeaux afghans y recouvrent les murs. / Crédits : Tommy Dessine
Des problèmes d’argent auxquels la nouvelle vie en Europe de Zar Muhammad, célibataire sans enfant, doit pallier. « Il représentait l’espoir de toute la famille ». L’ado quitte le camp avec trois autres résidents puis c’est l’itinéraire migratoire habituel, semé de violence, de désarroi, de persévérance. Une escale de deux ans en Turquie. La violence policière dans les Balkans. Une première demande d’asile refusée en Autriche fait de lui un « dubliné » en France, contraint de patienter dix-huit mois avant de déposer une nouvelle demande sur le territoire français.
Et puis, il y a sept mois, un drame familial qui le bouleverse. « Notre père est décédé dans un accident de la circulation. Après ça, ses problèmes psychologiques se sont accrus », rapporte d’une voix fatiguée le grand frère du défunt, ce que confirment les deux Afghans du foyer. Son père disparu et Fida ayant fondé sa propre famille, Zar Muhammad est censé pourvoir aux besoins de ses six sœurs, de son petit frère de onze ans et de sa mère « dont il était celui qui en prenait le plus soin ».
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Mais ses dettes se sont déjà accumulées. « Avant de partir, il a emprunté 300.000 roupies pakistanaises [environ 1.730 €] à ses proches et il m’en a redemandé en arrivant en Grèce ». En France, il survit grâce à l’allocation de demandeur d’asile : à peine plus de 400 euros chaque mois, sur lesquels l’OFII prélève 200 euros pour le loyer. Dans ces conditions, il n’a pu envoyer des sous au pays que « deux ou trois fois », au prix sans doute de terribles sacrifices. À ses côtés au quotidien, Naseer livre le cercle vicieux dans lequel l’homme s’enferme. « Il tournait en boucle sur sa demande d’asile. Il n’arrêtait pas de répéter : “Pourquoi l’OFPRA [Office français pour les réfugiés et apatrides] ne m’appelle pas pour l’entretien ?”. »
Sa famille demande justice
Fida désespère. « Nous n’avons pas encore payé ses dettes ». C’est tout ce qu’il reste de lui au Pakistan. Ce qui demeure encore en France, c’est sa dépouille, prise en charge par l’association des Afghans résidents en France. « Son corps est conservé dans un réfrigérateur que nous avons loué. Nous allons le transférer à Kaboul mais il n’y a aucun vol depuis la France pour le moment. Nous allons le faire transiter par l’Allemagne », détaille le directeur Haroun Ibrahimi. « Il n’y a pas de sépulture et le deuil se poursuit, insiste Fida, en colère. La police pouvait cibler sa jambe. Il faut une enquête complète pour comprendre pourquoi il a été tué ».
(1) Les prénoms ont été modifiés.
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