À la rentrée 2020, la rédaction d’Europe 1 s’étrangle. Elle vient d’apprendre l’identité du nouveau chef du service politique : Louis de Raguenel arrive de Valeurs actuelles, l’hebdomadaire d’extrême droite qui vient de publier un article fiction et des dessins représentant la députée Danièle Obono en esclave. Lors d’une assemblée générale, 114 voix – contre seulement trois – s’élèvent pour que la direction fasse machine arrière. En vain. Chaque matin, les journalistes de la radio, qui n’est pas encore devenue la jumelle de CNews (1), voient alors débarquer un vieux monsieur dans un corps de jeune trentenaire : costard-cravate, rasé à blanc, chevalière au doigt. Très vite, celui-ci enchaîne les « infos exclusives ». Sa grande marotte : « L’immigration. » Sa carte maîtresse : « Un canal privilégié avec Darmanin. » Mais encore ?
Interrogés par StreetPress, huit journalistes d’Europe 1 sont unanimes : la nouvelle recrue ne s’embarrasse guère de vérifier ses tuyaux. « Dans le lot, il y en a qui étaient vrais, d’autres pas », explique un confrère. « Il entendait un truc et le recrachait sans le recouper », résume une autre. Raguenel mettrait un tel zèle à reprendre le narratif du ministère de l’Intérieur que la radio acquiert une réputation peu flatteuse en l’espace de quelques semaines. « Europe 1 est devenu la pute de Beauvau ! », raille un conseiller gouvernemental auprès d’un journaliste de la station, en novembre 2020 :
« Le jour où je veux faire porter un truc à Beauvau, j’appelle Europe 1. »
Quatre ans plus tard, non seulement Raguenel est toujours au micro d’Europe 1, mais en plus, il a étendu son influence : désormais rédacteur en chef politique et police-justice de la radio, il a aussi son rond de serviette sur le plateau de CNews. Durant toute l’année 2024, les téléspectateurs ont pu le voir 179 jours à l’antenne (2), selon le collectif citoyen Sleeping Giants, ce qui le classe parmi les intervenants les plus assidus sur la chaîne. Raguenel codirige en plus depuis l’été dernier la rédaction du JDNews, le nouvel hebdo contrôlé par Vincent Bolloré, qui rassemble le gratin de la haine. Au fil des années, ce paternel, dont il se dit que les quatre enfants le vouvoieraient, s’affirme comme un maillon essentiel du système réactionnaire mis en place par le milliardaire d’extrême droite. Bolloré a d’ailleurs sa ligne directe et ne se prive pas pour l’appeler directement, selon nos informations. L’homme peut se targuer d’un certain nombre de scoops mais ses détracteurs pointent également ses liens avec l’Intérieur, des barbouzes ou des États étrangers.
À l’Intérieur, des réseaux
À Europe 1, un chef de service a pu constater l’étendue de son carnet d’adresses. Politique, police, justice, renseignement… « Loulou » – comme il se fait surnommer dans l’openspace – est « très bien câblé ». L’intéressé se vante d’ailleurs de connaître « un certain nombre de préfets ». Moins d’avoir lui-même travaillé au ministère de l’Intérieur. Pendant deux ans, de 2011 à 2013, Raguenel a noué à Beauvau des amitiés qui lui seront précieuses lors de sa reconversion médiatique. Le jeune homme intègre le cabinet du directeur général de la police nationale, Frédéric Péchenard, pour s’occuper de la communication interne, avant de piloter ensuite la stratégie digitale et les réseaux sociaux de la police. Ministre de l’Intérieur d’alors, Claude Guéant se souvient de croiser, « toujours avec plaisir », ce jeune collaborateur. L’ancien premier flic de France, condamné en 2019 pour complicité de détournement de fonds publics et recel, confie :
« J’avais une claire conscience de son orientation politique. Son penchant allait vers Les Républicains, qui s’appelaient l’UMP [Union pour un mouvement populaire] à l’époque. »
Le communicant a même pu participer en 2012 aux réunions du groupe Fourtou. Un cercle associant des patrons du CAC 40, des politiques et des communicants qui œuvrent discrètement pour la réélection de Nicolas Sarkozy. Un des pivots de l’officine, Camille Pascal, connaît bien Raguenel depuis que le second a fait une alternance en 2009 auprès du premier, lorsqu’il était secrétaire général de France Télévisions. Un bon coup de piston ? Arnaud de Raguenel de Montmorel et Isabelle de Secondat de Montesquieu, les parents aristocrates catholiques de « Loulou », ont été les voisins de Camille Pascal à Versailles, dans le quartier chic de Saint-Louis.
À l’été 2013, son entrée dans les médias tient de la réorientation forcée. À Beauvau, le nouveau locataire, Manuel Valls, ne renouvelle pas le contrat de Raguenel, qui milite activement contre le mariage homosexuel. Sur Facebook, à peine un jour avant l’article qui annonce son licenciement, celui qui a fait sa terminale dans un internat catho de la Drôme et une classe réservée aux garçons encourage la Manif pour tous : « On ne lâche rien. »
L’extrême droite en bandoulière
Le retour de boomerang ne va pas tarder. Trois mois plus tard, Raguenel est embauché chez Valeurs actuelles. La nouvelle plume du média réactionnaire signe des dossiers au vitriol pendant des années, notamment sur « Hollande, Valls, Taubira et la mafia socialiste ». Avant la consécration : en octobre 2019, Raguenel embarque dans l’Airbus présidentiel. Lors du vol retour d’un déplacement à La Réunion et à Mayotte, Emmanuel Macron s’entretient en tête-à-tête avec le journaliste pendant près d’une heure dans des conditions privilégiées. Dans les pages du magazine réac’, le président qualifie les associations venant en aide aux réfugiés de « droits-de-l’hommiste ».
Cette stratégie politique droitière de Macron profite surtout aux nouvelles ambitions de « Loulou », qui débarque à Europe 1 quelques mois plus tard. Le trentenaire est recommandé notamment par Jean-Charles Tréhan, directeur des relations extérieures chez LVMH et proche de Bernard Arnault, comme l’a révélé Le Monde. À l’époque, dans un mail interne révélé par Les Jours, le directeur de l’information d’Europe 1, Donat Vidal-Revel, assure se porter « garant » de « la ligne éditoriale, qui ne bouge pas, et qui ne bougera pas ». Rétrospectivement, l’arrivée du nouveau rédacteur en chef politique a surtout préfiguré l’extrême-droitisation de la radio, pilotée par le milliardaire Vincent Bolloré. « Tout s’est confirmé avec la place qu’il occupe aujourd’hui », constate Patrick Cohen, présentateur phare parti à l’été 2021, à l’image de la moitié de la rédaction.
Spécialiste en sécurité-défense, mais encore plus en dédiabolisation, Louis de Raguenel peut par exemple affirmer à l’antenne, avant l’élection présidentielle de 2022, que le candidat Eric Zemmour « ne propose pas de mesures d’extrême-droite ». Le 12 juin dernier, il se félicite sur CNews du ralliement d’Eric Ciotti – ex-président Les Républicains (LR) – au parti de Marine Le Pen : « C’est ce que les électeurs de droite attendaient depuis au moins dix ans. » Le soir même, le leader des Jeunes LR, Guilhem Carayon de Lagayé – plus connu sans sa particule –, soutien de la première heure de Ciotti, est invité dans l’émission Touche pas à mon poste, avant d’enchaîner Europe 1 et CNews dès le lendemain matin. Louis de Raguenel aurait personnellement balisé cette tournée médiatique garantie sans réel contradicteur. « Il a appelé Hanouna en lui disant : “Bichonne-le.” Et pendant toute la séquence, Guilhem Carayon a eu droit à un traitement de faveur », affirme un proche. Après tout, Louis de Raguenel est de la même famille : il est marié à Inès de Raguenel-Carayon de Lagayé, conseillère d’opposition à Paris et membre du bureau politique LR. C’est donc le beau-frère de Guilhem et le gendre de Bernard, ancien membre du Groupe union défense (GUD), lui aussi rallié à Ciotti depuis.
Barbouzeries
Vendredi 5 juillet 2024, 21h40. La campagne électorale touche à sa fin quand le Journal du Dimanche (JDD) publie une bombe : « Législatives : le gouvernement s’apprête à suspendre la loi immigration. » Vingt minutes plus tard, Jordan Bardella relaye l’article sur Twitter-X et tous les médias Bolloré font caisse de résonance. L’article est signé par un mystérieux Alexis Bergeron, qui n’a aucune existence numérique, et dont les articles au JDD ont commencé après la reprise du journal par le milliardaire. Mais dans les heures qui suivent, après les démentis du gouvernement, les modifications de l’article se succèdent sans aucune transparence. À 1h14 du matin, il n’est plus du tout question d’une suspension de la loi mais du retard de certains « décrets ». Un angle nettement moins aguicheur, co-signé désormais par Louis de Raguenel.
Le « faux-scoop » est dénoncé par tout le parti macroniste comme une manipulation au service de l’extrême droite. Il a valu au JDD une plainte de Renaissance, selon Mediapart. Le média interroge l’existence d’Alexis Bergeron, « journaliste fantôme ». S’il n’y a aucune preuve que Louis de Raguenel ait trempé dans la fake news, des journalistes qui ont côtoyé Raguenel ont des doutes, vus ses états de service. En 2023, son nom est apparu parmi les « sous-traitants » d’une entreprise suisse de renseignement privé, ALP Services, qui servait à dénigrer les ennemis des Émirats arabes unis. À l’époque, Raguenel a signé au moins deux articles « qu’ALP Services se vante d’avoir suscités, et dont le contenu est très similaire à celui de rapports réalisés par l’agence », et a été payé 5.000 euros pour des « recherches », selon les révélations du New Yorker et de Mediapart. Ces derniers pointent la proximité entre Louis de Raguenel et le patron de l’officine d’espionnage. Interrogé par Mediapart, Raguenel a déclaré n’avoir « rien à voir avec ces histoires », malgré la publication d’échanges WhatsApp entre lui et une employée d’ALP Services, qui le félicitait pour sa « jolie enquête ». Elle repompait alors tous les éléments fournis par l’agence.
Selon nos informations, Raguenel peut aussi faire preuve d’une étonnante capacité de nuisance auprès de ses confrères, notamment lors de l’affaire Benalla en 2018, l’ancien garde du corps d’Emmanuel Macron. « À plusieurs reprises, Louis de Raguenel est intervenu pour dissuader des conseillers de l’Elysée, notamment du pôle diplomatique, de nous parler », témoigne un des nombreux journalistes qui ont enquêté sur l’ancien garde du corps du président. Quand il travaillait pour Valeurs actuelles, Louis de Raguenel a signé plusieurs articles complaisants – comme cette interview – à l’égard de ce personnage trouble, qui a été définitivement condamné à un an de prison ferme pour « violences volontaires en réunion » et « immixtion dans la fonction de policier » le 1er mai 2018. Le même journaliste lâche :
« Il était très prompt à empêcher qu’on en sache plus sur l’importance de Benalla dans le dispositif élyséen. »
Pour quelles raisons ? StreetPress n’en saura rien. Sollicité depuis le 29 octobre par StreetPress, Louis de Raguenel a refusé nos demandes d’interview, en nous proposant de lui envoyer les questions par mail. Le 14 novembre, nous avons fini par accéder à ses conditions. Seulement, ces questions ne lui ont pas plu et il n’y a jamais répondu. Dans son dernier message, il livre son expertise :
« C’est une enquête de police que vous menez en réalité ! »
Contactés, Louis de Raguenel, Geoffroy Lejeune, Charlotte d’Ornellas, Tugdual Denis, Camille Pascal, Frédéric Péchenard, Donat Vidal-Revel, Manuel Valls, Bernard Carayon, Guilhem Carayon ou encore le porte-parole du Rassemblement national et ancien journaliste d’Europe 1 Victor Chabert n’ont pas répondu à nos sollicitations pour cet article.
(1) : Pour une séance de rattrapage sur cette « Bollorisation » d’Europe 1, lire la série du site Les Jours ou voir le récent documentaire de Off Investigation « Médias de la haine »
(2) Le 6 janvier 2025, le décompte n’avait pas encore compris le mois de décembre, il est disponible ici.
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