À genoux sur un prie-dieu, 150 chrétiens assistent à la messe tridentine du 20 octobre. Les chants sont en latin. Les femmes portent une jupe longue et une mantille – un voile de dentelle – sur les cheveux. Sur sa chaire, l’aumônier prêche le devoir d’évangéliser « par la prière et le sacrifice » : « Malheur à moi si je n’évangélise pas. » Bienvenue au château de Cressia, dans le Jura (39). Ces familles comptent parmi les 15.000 fidèles français de la Fraternité sacerdotale Saint Pie X (FSSPX), une communauté catholique intégriste. Elles se retrouvent le dimanche dans la chapelle flambant neuve du domaine, dont le coût de construction, quatre millions d’euros, a été financé par les dons. La semaine, leurs filles étudient dans les vieux murs de cette forteresse du 13e siècle. Car le château est avant tout une école. « Un établissement aux valeurs familiales », où « les élèves ne sont pas malheureuses », selon une religieuse-enseignante, rencontrée à la sortie de la messe.
Claire et Lucie (1) en gardent un souvenir différent. Toutes deux scolarisées au Cours Notre-Dame de l’Annonciation de Cressia il y a moins de dix ans, elles racontent y avoir suivi et subi un enseignement sexiste et réactionnaire. Après avoir été giflée par une enseignante dans une autre école primaire catholique, Claire est envoyée vivre à Cressia, à plus de 200 kilomètres de chez elle, sous la tutelle des Dominicaines de Fanjeaux. Ces religieuses ont rompu avec le Vatican après sa modernisation dans les années 1960. Depuis, la congrégation rachète des lieux historiques – le château de Cressia en 1985 – pour y ouvrir des écoles et mener à bien son sacerdoce éducatif. La « qualité première » demandée aux élèves est la « docilité », écrivent sur leur site officiel les Dominicaines, qui entendent « graver le nom de Jésus au cœur de l’enfant » et « préparer [les filles] à leur mission de femme chrétienne ».
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Apprendre à nettoyer
Claire est encore une enfant. Elle se plie au strict règlement de cet internat. Dans ses souvenirs, les écolières sont « brusquement » réveillées à 7 heures, chaque matin. Sortie du lit immédiate et prière obligatoire, genoux au sol et coudes sur le lit. Puis, les filles s’habillent. Pantalons interdits. Les sœurs demandent de porter « du bleu marine, du brun ou blanc » mais pas de noir, car « c’est la couleur des filles de joie » – les prostituées. Après la messe de 7h30, les enfants sont envoyées nettoyer les lieux communs. Cuisines, toilettes, salles de classe… Pour apprendre à passer l’aspirateur et à « utiliser les bons produits d’entretien ».
Claire entame sa scolarité « sous pression », jusqu’à l’inspiration d’une « bouffée d’air » : Lucie, une enfant parachutée au château après avoir subi du harcèlement scolaire dans son ancien établissement. One Piece, Game of Thrones, jeux vidéo… Les filles se lient d’amitié autour de centres d’intérêts proscrits par le code de l’école. Les Dominicaines voient cette relation d’un mauvais œil. Elles tentent de convaincre Claire que Lucie n’est « pas fréquentable », en raison de « son milieu social ». Mais la jeune fille ignore :
« La seule chose qu’on avait, c’était l’une et l’autre. »
« Servitude » de la femme
Toutes les matières sont enseignées au Cours Notre-Dame de l’Annonciation. La doctrine religieuse, les lettres et les langues mortes sont cependant mises à l’honneur, de même qu’une certaine conception des sciences et de la philosophie. La Fraternité Saint-Pie X a par exemple édité son propre manuel sur la reproduction sexuelle. Il s’intitule Les premiers jours de la vie et veut « contribuer à l’émerveillement de nos jeunes filles devant les splendeurs de la création ». Les méthodes contraceptives et les infections sexuellement transmissibles (IST) n’y sont pas mentionnées. Le manuel précise : « À la famille revient tout ce qui relève de l’intimité du mariage. »
Claire a gardé ses classeurs du lycée. On y retrouve un essai du philosophe allemand Peter Wust (1884-1940) – La mission métaphysique de la femme, qu’il nomme « seconde espèce » –, qui s’inquiète du mouvement féministe révolutionnaire et définit « la servitude » comme « le privilège intangible de la femme ». Autre texte au programme des lycéennes : Quelle stratégie contre l’avortement, du docteur Xavier Dor, un pédiatre multi condamné pour avoir mené des commandos anti-avortement dans les hôpitaux. Au sujet de la loi Veil, il parle d’une époque « luciférienne », comprendre diabolique, et évoque un combat « eschatologique », soit une lutte contre la fin du monde.
Dans leur propre cours, les religieuses chargées d’enseigner la philosophie distribuent des contre-arguments à ce qu’elles nomment « la théorie du genre ». Sur la prise de note de Claire, on lit que les « transsexuels » (2) sont « des malades génétiques et mentaux ». Qu’à la différence de l’homme, « la femme n’est pas faite pour rester célibataire », « elle aspire au don d’elle-même » et « elle raisonne moins ». Cette éducation genrée à l’extrême semble imprégner les choix d’orientations : 6 % des lycéennes de Fanjeaux choisissent des études de médecine, de maths et de chimie après le baccalauréat, d’après le site de la congrégation. Or, à l’échelle nationale, les écoles de médecine ou d’ingénieur sont les formations les plus demandées.
Prières « contre la montée de l’islam »
Le château est de surcroît le théâtre de manifestations xénophobes. À plusieurs reprises, des affiches placardées ont encouragé les élèves à réciter des séries de chapelets (prières répétitives) « contre la montée de l’islam en France ». Lucie décrit un racisme ambiant. Quand des camarades blâment « les arabes qui profitent du système » ou remettent en cause l’existence des chambres à gaz dans les camps d’extermination de la Seconde guerre mondiale, les sœurs ne relèvent pas. « Elles nous disaient d’en parler avec nos parents. » Claire désapprouve cet enseignement, mais elle peine à s’y opposer : « On ne m’avait pas donné les armes pour appuyer ma pensée. » Coincée au château, elle se mure dans le déni :
« Je ne m’avouais pas que c’était horrible pour y survivre. »
L’environnement est suffisamment dur pour que Lucie enchaîne de son côté les grèves de la faim et les crises « à se taper la tête contre les murs », jusqu’à ce que ses parents acceptent de la changer d’école. De retour dans le public, elle doit « tout réapprendre » : les codes vestimentaires, les interactions avec les garçons… Pour Claire, la séparation est « terrible ». « Je ne pouvais pas exister sans qu’elle soit là. » Faute de choix, l’enfant poursuit sa scolarité sans son amie dans une détresse que les sœurs n’ont pas accompagnée, mais plutôt réprimandée :
« Elles m’ont dit que j’irais en enfer si je continuais à me scarifier. »
La faute des élèves, selon la direction
Contactée, la direction du Cours Notre-Dame de l’Annonciation a répondu par écrit aux questions de StreetPress. Au sujet des prières islamophobes, elle admet : « Il est possible qu’au moment des différents drames comme celui du Bataclan ou d’autres attentats terroristes de même origine, comme l’assassinat du Père Hamel, il y ait eu quelque émotion, et donc quelque maladresse. » En cours, « toutes les tendances » seraient étudiées. « Cela ne signifie pas que ce soit notre pensée. En outre, les notes prises par les élèves sont parfois un peu surprenantes », se défendent les religieuses. Quant aux réponses adressées aux comportements suicidaires de Claire, l’école réagit : « Ces propos nous étonnent et ne correspondent pas à la miséricorde que nous aurions à l’égard de ces enfants. » Sollicités, deux parents d’élèves anonymes font l’éloge d’un établissement qui ne laisse « pas de place pour le harcèlement scolaire, les agressions, la vulgarité ou encore l’omniprésence des écrans » et ne supplante pas l’autorité parentale. Selon l’un deux, « les jeunes filles qui sortent de cette école sont épanouies, avec un esprit sain dans un corps sain ».
Si les élèves de Fanjeaux n’ont pas toutes le même vécu, elles restent environ 2.000 à suivre un enseignement qui échappe au contrôle de l’Etat français. En 2021, le Comité national d’action laïque (CNAL) a consulté certains rapports d’inspection des écoles de la Fraternité Saint Pie X. L’organisme résume dans un communiqué :
« Ce qui ressort des rapports, c’est une grande fermeture des établissements vis-à-vis de l’extérieur et le maintien des élèves dans une vision du monde réactionnaire. »
En faisant une croix sur les cours d’éducation sexuelle ou de natation, ces écoles – dont celle de Cressia – manquent aussi à leur obligation de suivre le socle commun de connaissances de l’Éducation nationale. Mais le préfet n’a pas de pouvoir d’intervention sur le plan pédagogique. Alors les enfants sont laissés dans ce carcan.
Et celles qui s’y sentent mal s’en sortent seules. Claire a repris ses études après quatre ans de thérapie, dont deux en hôpital de jour. Elle a quitté la religion, mais bute encore sur la sensation que certains bonheurs lui sont interdits, une « sexualité libre », par exemple.
« Ça me donne des sueurs froides. J’aurais l’impression d’être sale. »
Cette injonction à la culpabilité colle aussi à la peau de Lucie, « comme un mauvais tatouage qu’on voudrait effacer ». Les deux amies s’appellent régulièrement. Elles s’aident à avancer en se rappelant mutuellement de « ne plus tendre l’autre joue ».
(1) Les prénoms ont été modifiés.
(2) Issu du milieu médical, le terme est rejeté car il est considéré comme stigmatisant et transphobe pour les personnes transgenre.
Droit de réponse de Carmen Dupont, présidente de l’association de l’école, et Catherine Jullien, directrice de l’établissement.
Le Cours Notre-Dame de l’Annonciation n’est pas d’extrême droite : c’est une école tenue par des religieuses catholiques – dominicaines- traditionnelles.
Les anciennes élèves de la classe de cinquième de 2012/2013 qui ont reconnu les deux anciennes retrouvées par Streetpress contestent leurs allégations rapportées dans l’article : Enseignement misogyne ? on ne voit pas comment des femmes (les enseignants sont des religieuses) pourraient avoir un « sentiment d’hostilité, de dédain qu’éprouvent certains hommes à l’égard des femmes » (Académie Française). Réactionnaire ? Le terme est péjoratif, d’un emploi facile, extrêmement subjectif ; l’enseignement est traditionnel, tout simplement. Qui échappe au contrôle de l’État ? Comme tout établissement scolaire, même hors contrat, nous sommes soumis à des inspections académiques régulières (trois en trois ans). Sexiste » ? : pourquoi des femmes qui enseignent des jeunes filles dévaloriseraient elles le sexe féminin (définition du sexisme par l’Académie Française).
Strict règlement ? du bleu marine, du brun ou du blanc mais pas de noir, car « c’est la couleur des filles de joie » ? Comme nous l’avions répondu à la journaliste sur ce point avant l’article, nous n’avons jamais entendu un tel propos et nous n’avons pas d’uniforme : nous préconisons un éventail de couleurs, dont le noir ne fait pas partie : couleur du deuil, il nous semble bien triste pour des enfants.
Apprendre à nettoyer ? Ne faut-il pas faire participer les élèves à l’entretien de l’école, leur apprendre la citoyenneté, au même titre que le tri sélectif ? « Servitude de la femme » (…) « servitude (…) privilège intangible de la femme » « les transsexuels sont des malades génétiques et mentaux » Notre établissement n’a jamais enseigné cela. Là encore, nous avions répondu à la journaliste que pour former les élèves à une lecture critique toutes les tendances sont étudiées, ce qui ne signifie pas que ce soit notre pensée et qu’en outre les notes prises par les élèves étaient parfois un peu surprenantes.
Education genrée à l’extrême ? 6 % des lycéennes choisissent des études de médecine, de maths et de chimie après le baccalauréat ? Le diagramme circulaire trouvé sur le site de la congrégation dont il était question a été mal interprété : les études scientifiques, médicales et paramédicales y représentent 21% et non 6%. En outre, les orientations de nos élèves ne sont pas le fait d’une « éducation genrée », mais du choix des spécialités littéraires dans notre établissement, accepté et même approuvé par nos élèves et par les parents.
Prières « contre la montée de l’Islam » ? : Nous avions déjà répondu à la journaliste qu’il était possible qu’au moment des drames du Bataclan ou des attentats terroristes de même origine comme l’assassinat du Père Hamel, il y ait eu quelque émotion, et donc quelque maladresse, mais que cette intention de prière n’était pas encouragée dans notre école. Le reproche est étonnant au moment où se multiplient les commémorations pour les dix ans des attentats contre Charlie Hebdo et l’Hypercacher. Manifestations xénophobes ? racisme ambiant ? Notre école comptant en ce moment, entre élèves et religieuses, dix nationalités différentes, il n’y a donc ni hostilité envers les étrangers (cf. définition de la xénophobie), ni de place pour la haine de l’autre.
Un environnement suffisamment dur pour que l’une des deux anciennes enchaîne les grèves de la faim et les crises « à se taper la tête contre les murs » ? Nous n’avons jamais vu une seule enfant ne serait-ce qu’entamer une grève de la faim chez nous, ce que nous n’aurions pas laissé faire sans réagir. Que l’on puisse insinuer que notre établissement pourrait en être la cause nous est insupportable. Pas plus les religieuses (qui auraient en urgence averti les parents) que les autres élèves de cette classe n’ont constaté ce qui est décrit. L’article se base sur le seul témoignage d’une enfant, qui était pourtant venue se réfugier à Cressia après avoir subi dans un autre établissement un harcèlement dont elle n’a pas pu surmonter le traumatisme pendant son court séjour parmi nous, décidant ses parents à la changer d’école. Et l’autre ancienne aurait alors poursuivi sa scolarité sans son amie dans une détresse que les sœurs n’ont pas accompagnée mais plutôt réprimandée en lui disant qu’elle irait en enfer si elle continuait à se scarifier ?
L’allégation est particulièrement odieuse, et nous en sommes douloureusement et profondément blessées. D’autant que sur ce point, une fois de plus, nous avions répondu avant l’article : « Non, ces propos nous étonnent et ne correspondent pas à la miséricorde que nous aurions à l’égard de ces enfants, car les scarifications correspondent en général à un grande détresse psychologique. Et nous sommes très sensibles au bien-être psychologique des enfants qui nous sont confiées, puisque, comme je vous l’ai dit de vive voix, nous cherchons à établir une atmosphère familiale, où les enfants se sentent bien. Dans ce genre de cas de grave mal-être, nous essayons d’aider les enfants, en lien avec la famille et/ou le médecin, dans la mesure où ces jeunes laissent paraître leur détresse et acceptent de se laisser aider… »
Nous ne comprenons pas pourquoi l’article évoque certains rapports d’inspection des écoles de la Fraternité Saint Pie X qui n’assure que l’aumônerie de notre établissement ; les rapports d’inspection de ses écoles ne nous concernent pas, pas plus que les commentaires qu’en fait le comité national d’action laïque.
Quant aux derniers mots de l’article : Les deux amies (…) s’aident à avancer en se rappelant mutuellement de « ne plus tendre l’autre joue » ». l’expression est lourde de sous-entendus et parachutée sans justification. Qu’est-il arrivé à « la première joue », quand et où ?
Je ne m’avouais pas que c’était horrible pour y survivre » aurait dit l’une des deux anciennes ? Alors pourquoi recevons-nous chaque année tant d’anciennes venues retrouver « leur maison » ? Pourquoi tant de nos élèves sont-ellesfilles ou petites-filles de nos anciennes ? Pourquoi l’effectif de notre établissement ne cesse-t-il de croître au point que nous avons dû bâtir pour mieux accueillir pensionnaires et demi-pensionnaires ?
Les réactions de nos anciennes élèves, par courrier ou téléphone, à la lecture de cet article, nous prouvent que loin d’être des « survivantes », elles savent librement exprimer leur gratitude envers le Cours Notre-Dame de l’Annonciation où elles ont reçu un enseignement de qualité, sanctionné par d’excellents résultats au baccalauréat (100% de réussite en moyenne, un taux très honorable de mentions assez bien, bien ou très bien). Mais plus encore que des résultats scolaires, elles sont reconnaissantes de l’éducation épanouissante qu’elles y ont reçue dans une atmosphère familiale.