Résidence rue Edouard-Branly, Montreuil (93) – « Ici on commence à 4 heures du matin et on ne s’arrête pas avant 21 heures », confie Madia, la tête penchée au-dessus de ses grosses marmites fumantes. La Malienne lance trois mots en Bambara – sa langue maternelle – à ses commis. Elle passe ensuite à un autre chaudron, plein d’huile bouillante, pour y tremper des beignets, une de ses spécialités. Madia a 74 ans et elle tient d’une main de fer la cuisine collective du foyer de travailleurs immigrés de la rue Edouard-Branly, à Montreuil (93). « Je pars toujours en dernière », assure-t-elle, en rentrant les petites mèches argentées qui s’échappent de son boubou rouge. Depuis huit ans, tous les jours, du lundi au dimanche, elle vend des centaines de repas, mijotés dans cette pièce sans fenêtres, où le carrelage a fini par se décoller et les murs se recouvrir d’une pellicule de graisse jaune.
Ces restaurants informels, qui ont essaimé dans les années 1970 dans presque tous les foyers de travailleurs immigrés ouest-africains, reposent sur un système de mutualisation des dépenses alimentaires entre habitants. Ce maillon essentiel de la solidarité du quartier permet de nourrir travailleurs sans papiers, ouvriers de chantier, familles précaires ou sans domicile fixe. Tous se rendent quotidiennement au foyer Branly pour y manger pour une bouchée de pain. Madia brandit à l’aide d’une pince une cuisse rôtie et luisante :
« On vend une moitié de pintade à 3,50 euros ! Et encore, il y a dix ans, on vendait des plats à 1,50 euros. »

À Montreuil, la cantine de la rue Edouard–Branly est une des dernières à tenir encore en place. / Crédits : Pauline Gauer

Mafé, thieb, sauce gombo, attiéké,... Les cantinières préparent une bonne dizaine de repas différents chaque jour. / Crédits : Pauline Gauer

Au foyer Branly, les prix des repas sont fixés par un comité de résidents. / Crédits : Pauline Gauer
Avant, la cheffe cuisinait pour les habitants d’un autre foyer à Saint-Denis, où la cantine a fini par fermer. « J’ai toujours fait que ça », lâche-t-elle, pas très causante sur son passé. Mais depuis la reprise de la résidence Branly par le bailleur social Adoma en 2019, ici aussi la cuisine est menacée de destruction. Madia fait glisser un doigt sur sa joue.
« Si ça ferme, je n’aurai plus que mes yeux pour pleurer. Je ne veux pas y penser. »

Depuis la reprise de la résidence Branly par Adoma en 2019, la cuisine est menacée de destruction. / Crédits : Pauline Gauer
À Montreuil, la cantine de la rue Edouard–Branly est une des dernières à tenir encore en place. Depuis 1997, en vertu d’un grand plan national de traitement des foyers de travailleurs migrants (PTFTM), les bâtiments ont progressivement été rénovés et transformés en « résidences sociales ». Les architectes y remplacent les cuisines collectives par des kitchenettes individuelles, installées dans chaque chambre. « Les cuisines collectives sont des mètres carrés qui ne rapportent pas d’argent », argumente Michael Hoare du Copaf, un réseau de militants qui défend les droits des résidents foyers de travailleurs immigrés :
« Elles génèrent du travail clandestin et des revenus que l’État ne peut pas taxer. »

Depuis le début des travaux de rénovation du foyer, l'entrée de la cantine se fait par cette seule porte, qui donne directement sur la cuisine. / Crédits : Pauline Gauer

Les résidents et habitants du coin viennent à la cantine du foyer Branly remplir leur tupperware. / Crédits : Pauline Gauer
Nourrir le quartier
Onze heures du matin. C’est l’heure de remplir les gamelles. Depuis la cour devant le foyer, on sent déjà le fumet de la viande grillée et les épices. Des hommes descendent de leur scooter, casque dans une main, tupperware dans l’autre, et vont faire la queue. « Je viens tous les jours ici », assure Yatte Gassama, dans un sourire qui laisse voir ses dents du bonheur. Le Malien est un doyen du foyer Branly. Il s’y est installé dès 1981, deux ans après son ouverture. Comme la plupart des autres résidents, il y a longtemps loué une chambre entre 400 et 600 euros. Il la partageait avec trois ou quatre autres occupants sans contrat. « Le midi, je mange du riz, pour que ça me tienne bien au corps ; et le soir, que des légumes. » Yatte a besoin de forces : ouvrier dans le BTP depuis trente ans, il a été affecté récemment sur un chantier de nuit à Melun (77). Un projet de construction de pont à 1h30 de transport. « Je travaille trop, je n’ai pas le temps de me faire à manger à la maison. » Dans la file, Boubacar (1) inspecte les gastronomes. Lui habite dans le 19e arrondissement de Paris, mais travaille à Montreuil comme livreur pour les supermarchés :
« Dans les années 1990, tu pouvais manger un grec à 10 francs sur ta pause du midi. Maintenant, il n’y a que dans ce genre de lieu qu’on trouve du bon pour pas cher. »

Travailleurs sans papiers, ouvriers de chantier et familles précaires se rendent au foyer Branly pour y manger pour une bouchée de pain. / Crédits : Pauline Gauer
Au foyer Branly, les prix des repas sont fixés par un comité de résidents, qui s’occupe aussi de l’approvisionnement : chaque semaine, les cantinières se font notamment livrer fruits et légumes du Marché frais de Villemonble (93), réputé pour ses petits prix.
C’est au tour de Véronique. Elle prend dans ses mains deux poches en plastique rose remplis à ras bord de mafé encore chaud. « C’est trop ! Je vais pouvoir nourrir ma famille pendant trois jours », s’exclame-t-elle en riant. La militante d’une soixantaine d’années habite le coin depuis 28 ans. « J’ai déjà tenu un restaurant moi aussi, je sais ce que c’est que faire les courses, cuisiner, servir, laver, compter… », fait-elle avec un geste en direction des cuisinières :
« J’admire le courage et le savoir-faire de ces femmes. »

Véronique, militante et habitante du quartier. / Crédits : Pauline Gauer
Des cantinières sur le carreau
« Attends je vais doubler tes sacs, sinon ils vont craquer », lui lance Nana, qui fait un aller-retour rapide jusqu’au fond de la cuisine en faisant claquer ses tongs sur le carrelage. Nana et sa tante, Sadio, cuisinent elles aussi rue Edouard-Branly depuis douze ans. Avec leur équipe de trois ou quatre commis, les deux Maliennes d’une quarantaine d’années relaient Madia une semaine sur deux. Dès leur arrivée en France, elles ont été recrutées par le foyer comme cantinières. « J’ai tout appris au bled : toute petite, ma mère m’asseyait à côté d’elle et me montrait comment préparer le thieb », se souvient Sadio, sourire aux lèvres.

Sadio travaille depuis douze ans comme cheffe cuisinière à la cantine solidaire du foyer Branly, à Montreuil. / Crédits : Pauline Gauer
Avec cette activité, Nana paie un petit loyer à Ris-Orangis (91) et finance les études de son fils de 25 ans, en communication à l’université à Bamako. Sadio, elle, est logée depuis 2020 par le Samusocial dans un hôtel à Paris et envoie à ses proches restés au pays de l’argent. « Pas grand-chose mais c’est tout ce que je peux faire », murmure-t-elle en triturant les plis de sa robe jaune. Elle n’a pas vu sa famille depuis 20 ans :
« Si la cuisine ferme, qu’est-ce qu’on va faire après ? »

Nana travaille à la cantine du foyer Branly aux côtés de sa tante, Sadio. / Crédits : Pauline Gauer

Nana sert le tieb dans une feuille d'aluminium pour garder le riz au chaud. / Crédits : Pauline Gauer
« Le matin, quand je passe devant le foyer, je ne veux même pas regarder le chantier », lâche Madia en secouant la tête, les yeux fermés. « Tu dois payer le loyer, le médecin, le pass pour les transports… on va se retrouver à vendre dans la rue ? » La plupart du temps, les cantinières sans papiers sont obligées de se rediriger vers d’autres jobs, comme les ménages. À la différence des vendeurs de fruits et légumes à la sauvette, elles ont besoin d’un local pour préparer les repas. Parfois, elles tentent de continuer leur activité ailleurs, dans des conditions plus précaires encore : elles cuisinent dans des squats ou sous-louent des dark kitchen, pour ensuite vendre leurs barquettes dans la rue, à la merci des saisies de la police.
Avec le soutien des mairies, des cantines informelles ont déjà été transformées en restaurants associatifs formalisés, à l’image du projet qui a abouti en 2016 avec le « Nouveau Centenaire ». Dans cette résidence sociale en co-gestion à Montreuil, une vingtaine de personnes en réinsertion, dont des habitants du foyer, ont été employées et formées à la cuisine, avec du matériel professionnel. Mais l’entreprise a finalement mis la clef sous la porte, notamment en raison du montant élevé du loyer et de l’augmentation des prix des repas.

Les cantinières des foyers de travailleurs immigrés travaillent plus de 10 heures par jour. / Crédits : Pauline Gauer
« Nous voulons conserver la cantine du foyer Branly et qu’elle soit modernisée », brandit Toumany Soukouna, représentant du Comité de résidents. Le foyer de la rue Edouard-Branly a déjà été marqué par de longs mois de lutte en 2023. La même année, le foyer Bara a inauguré ses nouveaux locaux flambants neufs, sans leurs cantinières. Avec son marché, son café, ses concerts, ses couturiers, ce bâtiment historique, où ont habité jusqu’à 1.000 personnes, était un symbole de l’immigration des travailleurs maliens à Montreuil. Le foyer Branly, lui, se bat depuis deux ans pour garder ses espaces et ses cuisinières : les habitants ont mené des blocages contre le projet de rénovation initial, qui prévoyait la destruction de 60 places. Ils ont retardé le chantier de neuf mois et ont fini par faire céder le bailleur. Il a été acté qu’un deuxième bâtiment serait construit et les résidents ont obtenu que leur cuisine soit maintenue au moins le temps des travaux. Toumany insiste :
« On a vécu 40 ans comme ça. C’est notre maison ici. »

Toumany est délégué du comité de résidents au foyer de la rue Edouard-Branly, à Montreuil. / Crédits : Pauline Gauer
Toujours à Montreuil, le foyer Rochebrune, géré par Coalia, se prépare également à voir fermer sa cuisine. Dans un mail adressé à StreetPress, la municipalité de Montreuil explique la suppression des cuisines collectives par les « dysfonctionnements importants notamment sur le plan de l’hygiène, de la sécurité et des conditions d’emploi des cuisinières ».
Avec ces réhabilitations, la cantine n’est pas le seul espace collectif du foyer qui risque d’être détruit : la cafétéria, les bureaux, les salles des fêtes et de prières – dont certaines ont été utilisées un moment comme ateliers d’artisanat – devraient aussi disparaître. « Ce sont des lieux de rencontre entre résidents, mais aussi entre habitants du quartier. Ce qui pallie la solitude de la migration », s’inquiète Laura Guérin, sociologue qui s’est penchée sur les politiques de transformation des foyers de travailleurs immigrés. « C’est aussi ce qui participe à faire des foyers des lieux de mobilisation importants : les taux d’engagement, notamment pour les grèves de loyers, ont toujours été plus hauts là où il y avait des espaces collectifs. »
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Mohamed fait partie de l'équipe de cuisiniers de Sadio, au foyer Branly, à Montreuil. / Crédits : Pauline Gauer

Avant de travailler avec Sadio au foyer Branly, Mohamed était employé dans un restaurant au black. / Crédits : Pauline Gauer
Vendredi de Ramadan oblige, dans la cuisine, l’un des commis de Sadio s’occupe du mouton. Avec habileté, Mohamed, 32 ans, retourne à mains nues la tête de la bête au-dessus des flammes et racle au couteau les parties trop brûlées. En même temps, il garde un œil sur les ailes de poulet en train de frire. Quelques gouttes de sueur perlent sur son front. « Avant, je travaillais dans un restaurant au black, mais ça a fermé », raconte-t-il. Arrivé en France en 2016, il a été formé à la cuisine par Sadio dès 2018 :
« Si la cuisine ferme, des cousins me trouveront du boulot, je retournerai sûrement sur des chantiers. C’est plus dur pour les femmes. »

Mohamed travaille aux côtés de Sadio depuis huit ans. / Crédits : Pauline Gauer
Au foyer Branly, une autre Nana est connue comme le loup blanc. Dans la cour, elle a installé son stand, au milieu des vendeurs de dattes et autres épiceries improvisées. Abritée sous un petit parasol rouge, un cadi sous le bras, elle vend des bouteilles de jus à un ou deux euros. « Bissap, gingembre et crème de mil », montre-t-elle du doigt. La dame de 52 ans vient chaque week-end depuis 15 ans. La semaine, elle est cantinière dans un établissement scolaire et elle a une petite activité de traiteur à domicile. « Ça a été un combat de trente ans pour obtenir ma régularisation puis ma naturalisation », confie-t-elle. Quand elle est arrivée en France, dans les années 1990, elle a d’abord longtemps travaillé dans les cuisines autogérées des foyers, notamment celle de la rue Edouard-Branly. Avec un hochement de tête fier, elle assure :
« Les cuisines collectives ont aidé beaucoup de femmes. »

La semaine, Nana est cantinière dans un établissement scolaire. Le week-end, elle vend des bouteilles de bissap et gingembre dans la cour du foyer. / Crédits : Pauline Gauer
Depuis juin 2024, une pétition est en ligne pour réclamer la sauvegarde des cantines solidaires dans les foyers de la ville de Montreuil.
Le foyer de la rue Edouard-Branly à Montreuil organise son prochain événement portes ouvertes pour présenter sa cuisine collective et soutenir les cantinières, le 17 mai prochain.
(1) Le prénom a été modifié.