Sous-préfecture de Saint-Denis (93) – « Laissez-moi entrer ! » Sous son voile rose poudré, Samah, 42 ans, agite ses mains, paniquée et en colère, au travers des grandes grilles bleues de la sous-préfecture. L’Algérienne interpelle les agents de sécurité. « Mon contrat a été suspendu ! » Voilà 20 ans qu’elle habite en France. Cadre en management depuis 17 ans, maman de trois enfants, une vie rangée brusquement bousculée par l’impossible renouvellement de son titre de séjour. Cette démarche, qui ne devrait être qu’une formalité, Samah doit la faire tous les 10 ans. Elle a passé la quasi-totalité de sa semaine à faire la queue devant l’énorme bâtiment de Seine-Saint-Denis, dans l’espoir de régulariser au plus vite sa situation. « Vous n’avez pas de rendez-vous, vous ne rentrez pas ! », lui jette, agressif, un des agents de sécurité. Depuis 2021, les prises de rendez-vous se font obligatoirement en ligne, sur la plateforme Administration numérique pour les étrangers en France (ANEF). Samah s’égosille :
« Sauf que des rendez-vous, il n’y en a pas ! »
Chaque jour, qu’il pleuve ou qu’il vente, des centaines de personnes s’agglutinent devant la préfecture pour finaliser ou reconduire leur titre de séjour. Depuis la dématérialisation des démarches, la prise de rendez-vous est quasi impossible. Alors l’administration laisse entrer quelques chanceux sans rendez-vous au compte-gouttes. « Une trentaine », selon un des agents de sécurité. Certains viennent avec leurs bébés, d’autres posent des jours de congé ou s’arrangent pour se libérer. Beaucoup, désespérés, sont en larmes, pestent et paniquent. Carrière, mariage, enfants, et parfois même petits-enfants, toute leur vie en France dépend du précieux sésame administratif.
Chaque jour, des centaines de personnes s'agglutinent devant la préfecture. / Crédits : Elisa Verbeke
Cette année, environ la moitié des personnes en voie de régularisation ont perdu leurs droits à la Caf, à France Travail et/ou à l’emploi à cause du manque de rendez-vous liés aux dysfonctionnements de la plateforme ANEF, selon une récente enquête réalisée par la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS) menée sur 485 personnes. Si leurs papiers ne sont pas renouvelés dans les temps, ces personnes risquent une Obligation de quitter le territoire français (OQTF).
« Tellement se retrouvent avec des dettes »
« On est obligés de passer par ce site de l’ANEF. Je les contacte tous les jours depuis deux mois. » Fazou, 30 ans, explose. « À chaque fois, un mail automatique me dit de patienter ! » Les larmes perlent sur ses joues quand elle raconte la suspension de son contrat le 13 octobre dernier. Elle a pourtant fait toutes les démarches comme il faut. Mais ça n’avance pas. À sa droite, sous sa grande paire de lunettes de soleil, Jacqueline s’agace. C’est sa cinquième visite cette semaine. Son dossier est bloqué en Normandie et, depuis un an, elle ne peut pas renouveler ses papiers sans rendez-vous. La quadragénaire a nettoyé les chambres d’une grande chaîne d’hôtels à Caen « pendant plus de 15 ans », répète-t-elle. La Camerounaise perçoit l’allocation aux adultes handicapés (AAH) depuis les graves infections pulmonaires qui ont failli lui coûter la vie :
« C’est ce travail qui m’a cassée. J’ai besoin de mes papiers pour mes médicaments, mes médecins et l’AAH. »
Depuis 2022, les demandes liées aux droits des étrangers et aux dysfonctionnements de l’ANEF constituent le premier motif de saisine du Défenseur des droits. Cette année-là, plusieurs associations ont saisi le Conseil d’État face aux difficultés rencontrées par les usagers. En réponse, un arrêté a été pris pour que les préfectures mettent en place de nouveaux dispositifs d’accompagnement. Deux outils dématérialisés ont vu le jour : le Centre de contact citoyen, qui propose notamment un accompagnement téléphonique, et le Point d’accès numérique – accessible uniquement si le Centre de contact citoyen n’a pas aidé –, où un agent aide les usagers avec les démarches en ligne et la constitution de dossiers. 82 % des personnes ayant sollicité ces dispositifs n’ont reçu « aucune aide concrète ». Si ces deux recours n’ont pas suffit, les exilés ont enfin le droit de déposer leur dossier physique en préfecture ou dans une boîte postale. Mais l’enquête de la FAS indique que la plupart des préfectures « n’ont pas rempli leur obligation d’accès aux guichets », ce qui a eu de lourdes conséquences sur les droits des personnes étrangères.
Un collectif de riverains organise des permanences devant la sous-préfecture. / Crédits : Elisa Verbeke
« C’est comme ça qu’énormément de personnes se retrouvent avec des dettes ! Ils perdent leur travail et leur paye », peste Diangou Traore. La Dionysienne a récemment participé à la création d’un collectif de riverains qui organise tous les vendredis (et parfois d’autres jours) des « piquets de veille ». Ces permanences – avec café, thé et brioche devant la sous-préfecture – apportent un soutien juridique, administratif et émotionnel aux personnes dans la même situation que Samah, Fazou ou Jacqueline. Diangou Traore a découvert cet été le cauchemar de la sous-préfecture, en aidant un de ses voisins à renouveler son titre de séjour :
« J’étais vraiment choquée : les deux trottoirs de la rue étaient noirs de monde. Des gens venaient avec des seaux pour s’asseoir, ils pleuraient, bloqués là car ils n’arrivaient pas à avoir de rendez-vous. »
Violences administratives
La bruine de ce matin d’octobre tranche avec le manteau rouge de Madame Diallo, assise à côté de Samah, sur le muret de la sous-pref’. À 67 ans, son visage fin est à peine ridé. Pendant 30 ans en France, elle a travaillé comme femme de ménage dans les collèges. Maintenant à la retraite, elle voudrait en profiter pour retourner un peu au Mali et rendre hommage à sa mère récemment décédée. Mais son titre de séjour de 10 ans expire le mois prochain. Partir, c’est prendre le risque de ne pas pouvoir revenir. La préfecture l’a récemment contactée en lui envoyant un SMS avec un lien sur son téléphone à touches qui ne bénéficie pas de connexion à Internet : « Merci de prendre rendez-vous sur le site de la préfecture. » Dès qu’elle a accès à un appareil connecté, elle file sur la page qui affiche sans cesse « aucun créneau disponible ». Devant elle, Mehmet hoche la tête comme pour approuver. À 63 ans, l’ancien chauffeur de taxi est lui en retraite anticipée. Il perd la vue et sera bientôt aveugle. « C’est très compliqué la dématérialisation pour les personnes âgées, malades, qui ne savent pas lire, écrire ou qui n’ont pas accès à une connexion », souffle une riveraine retraitée qui tient le piquet de veille aujourd’hui.
Il est très difficile d'obtenir un rendez-vous à la sous-préfecture. / Crédits : Elisa Verbeke
À ces journées kafkaïennes s’ajoute le ton méprisant des agents de sécurité, qui font tampon entre la queue et l’administration. « Ils traitent les gens comme des bêtes ! », réagit Linda, 52 ans, en France depuis ses 24 ans. Rejetée violemment par un agent, elle est au bord des larmes. L’assistante maternelle tient une poussette avec à son bord un enfant blond aux yeux bleus. « Je suis obligée d’amener mon travail ici ! », s’indigne-t-elle. Elle attend son titre de séjour depuis six mois. Elle a même dû annuler ses vacances en famille :
« Personne ne te parle bien. Un homme diabétique est tombé la dernière fois. Les pompiers sont venus mais ils s’en fichent. »
Marché noir et arnaques
Pour mettre toutes les chances de leur côté, les plus filous trouvent des solutions originales, en établissant par exemple leur domiciliation en région. Le bouche-à-oreille donne à penser que les démarches y seraient plus rapides. « Vous vous rendez compte jusqu’où on est prêt à aller juste pour travailler ? », s’indigne Diangou Traore. Selon la riveraine, le problème de rendez-vous concernerait toutes les préfectures du pays. Sur son compte TikTok, où elle publie ses actions à Saint-Denis, « les commentaires de personnes dans la même situation viennent de partout ».
Mamadou, cuisinier à Paris depuis 2011, s’est tourné vers l’achat de rendez-vous sur le marché noir. Selon les personnes que StreetPress a rencontrées, il se monnaie entre 150 et 800 euros dans les taxiphones, ces petites boutiques de téléphonie où se vendent des cartes prépayées. Le cuistot a acheté le sien 250 euros dans le 18e arrondissement : « Je n’ai pas le choix, sinon je ne peux plus travailler. » Monsieur Sow, chauffeur de VTC, y songe : « Un an que je passe mes journées à actualiser la page de rendez-vous, sans en trouver. La prochaine fois, j’en achèterai un ! » C’en est trop pour le père de famille :
« C’est eux qui nous poussent vers le marché noir ! »
L’administration serait au courant, selon un article du Parisien datant de 2019. Le préfet de Seine-Saint-Denis de l’époque, Pierre-André Durand, y expliquait que ce serait « un système, soit avec des robots soit avec des petites mains, qui prennent les rendez-vous puis le revendent ». (1)
Les dysfonctionnements de la dématérialisation profitent aussi aux arnaqueurs. Sur TikTok, il suffit de commenter une vidéo sur le sujet pour se faire aborder par des comptes « Préfecture du 69 », « Rendez-vous Préfecture ». Mehmet, l’ancien chauffeur de taxi bientôt aveugle, a failli en faire les frais. Un jour, après avoir posté sur un groupe Facebook dédié au sujet, il reçoit un message en privé qui l’invite à prendre rendez-vous à la préfecture. En appelant le numéro de téléphone, on lui demande 400 euros. Il flaire l’embrouille et la raconte en riant :
« J’ai vite compris que c’était une arnaque : la préfecture ne répond jamais au téléphone aussi vite. »
Tous les prénoms des personnes en voie de régularisation ont été changés.
(1) Contacté, le sous-préfet de Saint-Denis Vincent Lagoguey n’a pas répondu à nos questions.
Illustration de Une de Léa Taillefert.
Cet article est en accès libre, pour toutes et tous.
Mais sans les dons de ses lecteurs, StreetPress devra s’arrêter.
Je fais un don à partir de 1€ 💪Si vous voulez que StreetPress soit encore là l’an prochain, nous avons besoin de votre soutien.
Nous avons, en presque 15 ans, démontré notre utilité. StreetPress se bat pour construire un monde un peu plus juste. Nos articles ont de l’impact. Vous êtes des centaines de milliers à suivre chaque mois notre travail et à partager nos valeurs.
Aujourd’hui nous avons vraiment besoin de vous. Si vous n’êtes pas 6.000 à nous faire un don mensuel ou annuel, nous ne pourrons pas continuer.
Chaque don à partir de 1€ donne droit à une réduction fiscale de 66%. Vous pouvez stopper votre don à tout moment.
Je donne
NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER