En ce moment

    24/04/2024

    Des dizaines de techniciens des télécoms racontent les agressions racistes sur un groupe WhatsApp

    « Le client ne souhaite pas recevoir un technicien arabe »

    Par Blanche Ribault , Léa Taillefert

    « Sale blédard », « mon chien n’aime pas les arabes », « vous volez le pain des Français », les techniciens de maintenance de ligne internet, tout opérateur confondu, racontent les interventions difficiles et les agressions racistes.

    « Le client ne souhaite pas recevoir un technicien arabe. » En juin 2022, un technicien de Bouygues partage sur un groupe WhatsApp une capture d’écran avec ce commentaire. Il figure sur l’un de ses dossiers d’intervention du jour. « De pire en pire », réagit l’un. La discussion réunit plus d’une centaine de techniciens d’installations et de maintenance des réseaux de télécommunications. Initialement créé pour permettre aux travailleurs de SFR, Orange, Bouygues et Free de s’organiser entre eux pour leurs déplacements communs en Île-de-France, le groupe a évolué. Au fil du temps, les alertes sur les comportements racistes de clients chez qui ils interviennent sont devenues récurrentes. Un autre réagit :

    « Ce client est raciste et insultant, faites attention. »

    Les messages vont à l’essentiel : le but est avant tout d’avertir. C’est par la suite, lorsque ces salariés se croisent chez un client ou au central téléphonique, qu’ils échangent plus longuement.

    En route pour rejoindre un technicien Free, Jelani (1), sous-traitant pour Orange depuis 2020, sourit : il y voit un vrai esprit d’entraide, en dépit des concurrences de leurs employeurs. « Nous, on ne la sent pas : on est tous étrangers, avec les mêmes galères dues au même travail. » Mali, Sénégal, Algérie, Maroc… la quasi-totalité de ces travailleurs sont racisés, pour certains étrangers, et en sous-traitance. « On se soutient, on se conseille, on se met en garde car on a tous déjà vécu ce racisme au moins une fois. »

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/hd_streep_press_3-racisme_telecom-taillefert.jpg

    Des techniciens des télécoms racontent les agressions racistes sur leur groupe WhatsApp. / Crédits : Léa Taillefert

    « Sale blédard »

    La dernière fois que Jelani a subi des comportements racistes, c’était au fond d’une cour d’immeuble dans le centre de Paris, fin 2023. Le client, pressé d’ouvrir son commerce et agacé que sa ligne ne puisse pas être réparée à cause de travaux non terminés, aurait crié : « Vous les techniciens étrangers, vous êtes fainéants, j’en ai marre de vous, allez vous faire foutre ! » Avant de poursuivre :

    « On m’a déjà envoyé quelqu’un comme toi. Arrête de parler, la porte c’est par ici. Casse-toi. »

    Jelani en est encore abasourdi : « Il me tutoyait pour mieux m’humilier et m’a suivi dans la rue ensuite. » En tant que technicien sous-traitant, son salaire dépend du nombre d’interventions qu’il réalise : il a perdu du temps et de l’argent. Parfois, nul besoin de se déplacer : il arrive que le client recale le technicien sans même l’avoir rencontré. Marzouk (1), chef d’équipe sous-traitant pour Orange à Paris, se rappelle qu’une cliente lui a déjà crié au téléphone : « Tu ne parles même pas correctement français, sale blédard ». Depuis ses débuts dans les télécoms en 2013, il souffre régulièrement de remarques sur son accent, alors qu’il est pourtant tout à fait francophone. Au point qu’un client dont il a rétabli la ligne en panne depuis quatre ans l’aurait noté 0/10 sur la fiche de satisfaction, précisant :

    « Merci d’envoyer des techniciens qui parlent bien français. »

    Les techniciens tentent de poser leurs limites, quitte à perdre une intervention. À Marseille, Farid (1), spécialisé dans la fibre chez Free, a refusé d’en réaliser une : il aurait salué ses clients en entrant chez eux, sans réponse. Avant d’entendre la cliente dire à son mari : « Et voilà, encore un arabe ». Abandonner l’intervention a aussi été le choix de Sofiane (1), technicien SFR en Île-de-France. Lorsqu’il a tendu la main pour saluer sa cliente, elle lui aurait tourné le dos en lui lançant :

    « Je ne vous serre pas la main. Vous volez le pain des Français. »

    Blessé, il a refusé d’entrer. Le mari lui aurait ensuite claqué la porte au nez. « J’ai prévenu SFR en pensant qu’ils allaient la blacklister. Quelques jours plus tard, l’intervention est retombée sur le planning de mon collègue malgache », rapporte le technicien. La cliente se serait alors exclamée à nouveau :

    « Dégagez, je veux qu’un Français vienne rétablir ma ligne. »

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/hd_streep_press_2-racisme_telecom-taillefert.jpg

    Les techniciens tentent de poser leurs limites, quitte à perdre une intervention. / Crédits : Léa Taillefert

    Se « taire et travailler »

    Quelques années auparavant, lorsqu’il venait d’arriver en France, Sofiane n’aurait jamais osé refuser d’entrer chez un client. Il se rappelle encore de ses débuts dans les Yvelines en 2013. Voyant son chien aboyer, une cliente lui aurait dit :

    « Désolée, mais mon chien n’aime pas les arabes. Ne le prenez pas mal, j’adore le couscous et j’ai des amis arabes. Mais à chaque fois qu’il y a un arabe, mon chien réagit comme ça. »

    Il a tout de même assuré l’intervention. « Quand je l’ai rapporté à mon supérieur, il m’a dit que je venais de débuter, que je devais me taire et travailler. »

    Pour éviter toute plainte ou emportement du client, calme et patience sont de rigueur. Écouter, taire son point de vue. Yassine (1), sous-traitant pour Bouygues depuis 2020 à Lille, a dû endurer les propos d’un ancien expatrié en Algérie pendant plusieurs heures. C’était en 2021. Assurant que les techniciens étrangers sont une main-d’œuvre moins chère mais moins qualitative que les Français, le client aurait ensuite justifié l’ascension d’Éric Zemmour en affirmant : « Les Maghrébins ne s’intègrent pas. C’est à vous de raisonner ces gens : vous vous comprenez mieux entre vous ». Désabusé, Yassine souffle :

    « Comme si j’avais ce devoir envers la France, moi, l’étranger avec un titre de séjour d’un an qui n’a même pas le droit de vote. »

    Au-delà de ce discours, « il y avait une sorte de rapport maître/esclave », relate le technicien. Le client l’aurait suivi durant toute l’installation et lui aurait donné des ordres : « Faites ça proprement », « nettoyez bien le sol », ou encore « remettez le ramasse-poussière là-bas ». Plusieurs confient avoir déjà été enfermés à double tour au domicile de leur client, interdits de sortir jusqu’à ce que la ligne soit rétablie. D’autres auraient été contraints d’enlever leurs chaussures de sécurité pour accéder aux domiciles des clients, bien que ce soit illégal et dangereux : le cliché de « l’Africain sale » selon eux. Pas d’insultes. Un racisme silencieux.

    L’ensemble des techniciens interrogés assurent par ailleurs avoir vécu au moins une suspicion ou accusation de vol. Un autre stéréotype particulièrement coriace. Jelani se souvient qu’en 2022, avant d’arriver chez sa cliente à Paris, celle-ci était joviale au téléphone. « Mais dès qu’elle a vu ma tête, elle ne m’a plus adressé la parole. Elle me suivait et surveillait tous mes gestes. » Vingt minutes après l’intervention, elle l’aurait appelé pour lui dire qu’elle ne trouvait plus la montre de son mari. « Elle m’a menacé d’aller au commissariat. Finalement, elle l’a retrouvée dans la journée ! »

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/hd_streep_press_4-racisme_telecom-taillefert.jpg

    Plusieurs confient avoir déjà été enfermés à double tour au domicile de leur client, interdits de sortir jusqu’à ce que la ligne soit rétablie. / Crédits : Léa Taillefert

    Travail et carte de séjour

    Toutes ces humiliations ont d’importantes répercussions sur la santé mentale des techniciens. Issa (1), qui a débuté dans les télécoms en 2022, confie être déjà épuisé :

    « Avant chaque intervention chez un client, j’ai peur. Je me demande s’il va changer d’humeur quand il va voir ma tête. »

    Après un temps, il ajoute : « C’est une charge mentale constante. Ce n’est pas un travail que je serais prêt à subir toute ma vie. » En attendant, pour tenir bon, il développe d’autres façons de travailler : « J’essaie au maximum de rétablir les lignes de l’extérieur pour éviter les contacts directs avec les clients. Les non-dits sont durs à digérer : j’ai l’impression d’être l’Africain de service, les clients interagissent avec toi comme s’ils pouvaient te jeter. »

    Marzouk, lui, s’est forcé à s’habituer pour continuer à travailler : « Avec le temps, je serre les dents en me disant que l’intervention ne durera que quelques heures. » Mais après 11 ans dans le milieu, une peur le hante toujours : qu’un client dépose plainte contre lui ou se plaigne auprès d’Orange. Il vit alors dans l’angoisse de perdre son travail, dont il a absolument besoin pour renouveler son titre de séjour chaque année. Lui a tenu à persévérer dans la profession malgré tout, mais « beaucoup de techniciens de ma génération se sont réorientés ».

    De cette situation précaire, de l’angoisse de perdre son travail et par extension ses papiers, découlent une difficulté à dénoncer le racisme auprès des opérateurs ou des autorités publiques. Après sept ans de combat, Jelani espère pouvoir obtenir sa carte de résident de 10 ans cette année, et réfléchit petit à petit à dénoncer les cas de racisme. Mais « avec toutes les démarches qu’on a pour demander ou renouveler notre titre de séjour chaque année, on a ni l’argent, ni le temps, ni l’énergie nécessaire pour dénoncer ou déposer plainte », soupire-t-il. D’autres collègues en situation irrégulière envisagent encore moins de se faire entendre, de peur que cela leur porte préjudice au moment de déposer leur demande de régularisation.

    Spécialisée en droit des étrangers, l’avocate Louise Alwena Hubert confirme : « Mes clients n’ont jamais voulu porter plainte ou que je contacte leur patron ». Ceux qui se sont confiés à ce sujet ont préféré tourner la page sans faire de vague :

    « Il y a deux problématiques : l’absence de connaissance de leurs droits, mais aussi la peur et le sentiment d’illégitimité à les faire valoir. »

    Pour les techniciens en situation régulière, « il y a un risque que la situation au travail change, et si le titre de séjour a été accordé par rapport au statut de salarié – ce qui est souvent le cas pour les titres précaires – on ne remplira pas les conditions pour un renouvellement et on tombera en situation irrégulière », insiste l’avocate.

    Que disent Orange, Free, SFR et les autres ?

    Si les techniciens sont découragés aujourd’hui, c’est aussi parce qu’ils ont vu leurs collègues essayer de relayer leurs expériences, sans succès. Le recours à la sous-traitance en cascade par les opérateurs les limite fortement dans leurs démarches. « Pour remonter ces histoires jusqu’au responsable régional de l’opérateur, il faut passer par plusieurs patrons », déplore Amar (1), technicien sous-traitant pour Orange depuis 1992. En plus de 30 ans de carrière, il raconte n’avoir réussi qu’une seule fois à faire remonter le cas d’une cliente raciste jusqu’à l’opérateur. Résultat : Orange aurait demandé à son sous-traitant de « gérer ça en interne et de confier l’intervention à un autre technicien ». Pour lui, il y a bien deux poids deux mesures :

    « Si le client se plaint, l’opérateur réagit. Mais si le technicien se plaint, ça passe à la trappe. Les opérateurs ne veulent pas perdre de clients. »

    Il s’est tout de même battu jusqu’à approcher la CGT dans les années 2000. Sans résultat, raconte-t-il : « Les syndicats d’Orange ne défendent pas les techniciens sous-traitants. Or aujourd’hui, il n’y a presque plus que des prestataires. » Selon lui, pour les opérateurs, il s’agirait d’un moyen de se déresponsabiliser des enjeux de discriminations.

    Orange n’a pas souhaité nous communiquer le nombre de techniciens sous-traitants et le nombre de techniciens Orange. Et affirme : « Nous ne constatons pas d’actes ou de propos racistes en volume quantitatif ou en augmentation auprès des équipes Orange. Nous intégrons une politique diversité, et avons mis en place une cellule d’écoute depuis 2010 pour tous les salariés afin de lutter contre toute forme de discrimination ». Sébastien Crozier, président de la CFE-CGC Orange, considère que « le racisme est aussi inversé » avec « un nombre significatif de clients qui remontent des incidents ». Avant de reconnaître « une dissymétrie au désavantage du technicien » :

    « C’est parole contre parole : le technicien dit être victime, et le client nie avoir tenu tout propos raciste (…) ll y a racisme parce qu’il y a échec de la production : ça n’arrive pas si le technicien fait son travail et parvient à raccorder le client. »

    Pourtant, de nombreux techniciens ayant témoigné pour StreetPress ont été victimes de racisme malgré une intervention réussie ou avant même le début de l’intervention. Contactés, les autres opérateurs et syndicats (2) n’ont pas répondu à nos questions.

    Les techniciens sous-traitants ne manquent pas d’idées pour améliorer leurs conditions de travail. Jelani énumère : « Il faudrait mettre en place une cellule qui gère ces cas ; une application pour signaler ; expliquer les démarches à suivre si le technicien a besoin d’un suivi psychologique ou veut porter plainte. » En attendant, le groupe WhatsApp est « notre seul moyen de résistance ». « On signale les clients entre nous. On essaie de se rendre justice comme on peut. »

    (1) Les prénoms ont été modifiés.

    (2) Free, SFR, Bouygues, CGT, CFDT.

    Illustrations de Léa Taillefert.

    Cet article est en accès libre, pour toutes et tous.

    Mais sans les dons de ses lecteurs, StreetPress devra s’arrêter.

    Je fais un don à partir de 1€ 💪
    Sans vos dons, nous mourrons.

    Si vous voulez que StreetPress soit encore là l’an prochain, nous avons besoin de votre soutien.

    Nous avons, en presque 15 ans, démontré notre utilité. StreetPress se bat pour construire un monde un peu plus juste. Nos articles ont de l’impact. Vous êtes des centaines de milliers à suivre chaque mois notre travail et à partager nos valeurs.

    Aujourd’hui nous avons vraiment besoin de vous. Si vous n’êtes pas 6.000 à nous faire un don mensuel ou annuel, nous ne pourrons pas continuer.

    Chaque don à partir de 1€ donne droit à une réduction fiscale de 66%. Vous pouvez stopper votre don à tout moment.

    Je donne

    NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
    ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER