« Mais vous pensez aller où avec vos dégaines de gormitis ?! », apostrophe Caroline en septembre dernier dans une vidéo TikTok, faisant référence aux groupes de jeunes hommes musclés et torse nu qui ont fait irruption dans les soirées techno un peu partout en France. Elle les compare aux personnages imaginaires d’un jeu italien des années 2000 – les Gormiti – à la fois figurines en plastique et héros de dessins animés, caractérisés par leurs épaules larges et leurs gros bras. « Vous faites chier tout le monde, vous prenez toute la place, vous secouez les barrières comme des dégénérés ! » La parisienne est plus connue sous son nom d’artiste, DJ Schnake. Parmi ses 9.000 abonnés, l’une commente : « Dix ans de festivals et de soirées hardcore, j’ai tout arrêté à cause […] de ce genre de personnes qui me mettent mal à l’aise. » « On peut même plus danser (…) à cause des boloss comme eux », abonde une autre. Près 750.000 vues plus tard, la DJ commente :
« Nous avons enfin un mot pour mettre le doigt sur un problème. »

Les Gormiti sont des personnages imaginaires tirés d'un jeu italien des années 2000. / Crédits : Lila Azeu
« Gormiti », mais aussi « go muscu » ou « gym bro », plusieurs appellations existent sur les réseaux sociaux pour désigner ce nouveau public masculin. Elsa, 38 ans et membre du collectif 3615 Zbeul – qui a notamment organisé ce genre de soirées à la sortie des confinements liés à la pandémie – voit d’un bon œil l’ouverture de cette scène. S’il existe différents profils de gormitis, elle pointe cependant ceux qui se pavanent drapeaux français sur les épaules, accompagnés de sigles épisodiquement utilisés par l’extrême droite. « Ces hommes arrivent sur un dancefloor et se l’approprient sans respecter les autres, pensant que l’espace leur appartient », tranche DJ Schnake, qui n’hésite pas à les qualifier de masculinistes :
« Ce sont des blancs au corps hyper musclé qu’ils utilisent comme outil de domination sociale. »

On les appelle les « Gormiti », mais aussi « go muscu » ou « gym bro ». / Crédits : Lila Azeu
« 30% des Français votent RN »
Sur TikTok, il y a les anti-gormitis et les gormitis revendiqués et fiers. Certaines vidéos – dont « On a créé une armée de gormiti en rave » – les montrent le dos et le torse maquillés de bandes tricolores bleu-blanc-rouge. Il y aussi ceux qui se revendiquent « #patriotes » et beuglent la Marseillaise dans la queue du Kilomètre25 à la Villette, à Paris (19e) – l’un des plus grands clubs techno parisiens – drapeau de la croix de Lorraine sur les épaules. Le symbole, associé à la résistance et au gaullisme, est parfois détourné par l’extrême droite. Ces internautes n’ont pas répondu à nos sollicitations. Quant au KM25, le club a pris la décision d’interdire tous les drapeaux. Une liste des sigles utilisés par la fachosphère a également été affichée pour permettre à leur sécurité un meilleur filtrage. Le porte-parole et co-fondateur du lieu, Arnaud Perrine, commente :
« 30% des Français votent Rassemblement national (RN). Ils se retrouvent bien quelque part. Mais pas ici ! Dégagez ! Allez faire ça ailleurs. Ici, c’est pour faire la fête. »

Les Gormiti sont souvent envahissants et torse nu. / Crédits : Lila Azeu
Dans un autre contenu TikTok intitulé « Les gormitek sont de sortie », trois hommes torses-nu et cagoulés arborent fièrement un drapeau de la France, avec là encore une croix de Lorraine. La vidéo a été postée par un certain « Le Gaulois 33 » le 31 décembre dernier. Celui-ci non plus n’a pas souhaité répondre à nos questions. Sur son profil, il renseigne être bordelais, fan de muscu et, en commentaire, explique voter RN. « La techno ne veut pas de vous », commente un détracteur. « C’est chez nous », répond simplement le girondin. Un autre internaute embraie :
« Que vous le vouliez ou non, la musique est politique, surtout l’univers de la teuf/rave. Donc dans ce genre de soirée, voter RN va à l’encontre du mouvement. »

Les Gormiti reprennent parfois des symboles d’extrême droite. / Crédits : Lila Azeu
Dancefloor et muscu
La musique techno a été créée à la fin des années 1980 par trois compositeurs afro-américains de Détroit, Juan Atkins, Kevin Saunderson et Derrick May. Pendant les années qui ont suivi, un large public queer s’en est emparé en Europe et au Japon. Une autre partie en a fait une sous-culture revendicative et politique avec les « free parties ». « C’est un endroit où j’ai vu des personnes qui seraient peut-être marginalisées ailleurs : des hommes qui se maquillent, des femmes qui portent des vêtements masculins, des personnes trans », retrace DJ Schnake. « Toute cette diversité cohabitait dans l’amour, la joie et la bienveillance. » Elsa, membre du collectif 3615 Zbeul et chargée de communication pour un établissement bien connu des clubbers parisiens, avance que « la hard-techno a été propulsée après le Covid » :
« On avait besoin de choses ultra violentes, on a tous suivi le mouvement. Sauf que, petit à petit, les gens ont oublié les valeurs de la techno. »

Des jeunes femmes racontent avoir été menacées au Nexus, un club hard techno de Pantin (93). / Crédits : Lila Azeu
Dans ce néo-public arrivent les gormitis – plus ou moins envahissants ou déclarés politiquement – avec de nouveaux codes : « Ils sont cagoulés, se filment torses-nus en train de faire des tractions sur le bar », liste DJ Schnake. « On a un peu notre part de responsabilité dans tout ça », pense savoir Ibrahim de Corona Gym Off qui, comme son nom l’indique, publie des contenus sur la musculation et la nutrition sur YouTube. Le bordelais, suivi par 260k abonnés, s’est notamment fait connaître en invitant des DJ internationaux de la hard techno à s’entraîner avec lui. Dans un de ses podcasts – dans lesquels il aborde pléthores de sujets de société – il assure :
« On a popularisé la scène techno auprès des go muscu. »
Dans un autre contenu, il pointe « un problème avec la scène techno et les go muscu » et rappelle à sa communauté la bienveillance historique des soirées tech’.
Sauver la fête
« S’ils restaient derrière, ça irait », commente Wiktoria, 26 ans, ex-habituée et actuelle déçue des soirées tech. Elle raconte les avoir désertées à cause des gormitis. « Ces mecs me dégoûtent et me font peur », confie-t-elle avant de les accuser d’importer avec eux des violences. Alice, une étudiante de 21 ans, abonde :
« À une soirée hard techno en banlieue parisienne, ils étaient une bande de crânes rasés torses nu go-mucus et criaient “Régiment III ! Régiment III !” en croisant leur bras en rythme sur leurs torses. »

Depuis l'arrivée des Gormiti, le club parisien le Kilomètre25 a pris la décision d’interdire tous les drapeaux. / Crédits : Lila Azeu
Elle raconte avoir été menacée au Nexus, le club hard techno de Pantin (93). « Un mec nous a dit : “Moi les gauchos, je les tue”. » Une autre fois, dans le même club, « un go muscu m’a poussée et a fait tomber mon téléphone », explique-t-elle. « Quand je me suis retournée, il a fait comme s’il voulait me frapper. » Des hommes s’y sont aussi filmés torses bombés avec les messages « #Gormiti » et « Attention chien méchant » sous leurs vidéos. Le Nexus, ouvert juste après le premier confinement, serait « un repère à gros mascus », selon différentes voix du milieu. Contacté, son fondateur, Nathan De Oliveira, dit « regretter » ces agissements, mais « rappelle que ce type de comportements […] relèvent d’un phénomène plus large qui touche l’ensemble des lieux de nuit ».
Pour Elsa, la membre du collectif 3615 Zbeul, il faudrait insister sur la parité dans les line ups pour éviter certains comportements problématiques. « Bizarrement, quand des femmes jouent, ça attire moins d’hommes ! J’ai l’impression qu’ils ont tendance à s’imaginer que les femmes ne sont là que pour être belles et pas douées », plaisante la trentenaire, avant d’insister :
« Ça permet surtout de laisser de la place aux femmes pour qu’elles s’y sentent en sécurité. »
Elle envisage aussi d’afficher des pancartes lors d’une de ses prochaines soirées, comme : « Si tu peux éviter d’enlever ton t-shirt, ça serait une meilleure option pour tout le monde. » Dans la même veine, DJ Schnake cite un morceau d’interview de l’artiste australien Marlon Hoffstadt :
« Si tu ne vois pas de femmes qui se sentent assez en sécurité pour être topless, alors toi non plus tu ne devrais pas t’approprier l’espace et retirer ton t-shirt. »
Photos de Lila Azeu et article d’Elisa Verbeke.