192, 193, 194…195. C’est, selon le décompte tout juste achevé d’un agent de la police municipale, le nombre précis de tentes qui se chevauchent, ce jeudi 28 avril, dans le square du Cheval Noir à Pantin. « Hier, c’était 188 », lui glisse son collègue. Et le 29 janvier, quand les premiers exilés afghans sont arrivés, c’était 18 – « dont une grande », tenait alors à préciser Arshaf (1), 26 ans. Trois mois plus tard, il occupe toujours la même tente – il a simplement changé d’emplacement. Comme lui, plus de 200 personnes, selon les associations, patientent sur ce terrain vague désormais plein à craquer, ceinturé par trois épais murs de béton, à l’entrée de la route de Noisy. Ironie du sort, il est encerclé par des hôtels. Les fenêtres du deux étoiles Cheval Noir, toutes fermées, offrent une vue imprenable sur le campement. Depuis l’installation du campement, Saïd, le patron, a plusieurs fois ouvert ses portes aux Afghans pour des soirées festives, dont la célébration du nouvel an perse, le 20 mars dernier (2).
La petite inspection journalière des hommes en bleu aura au moins eu le mérite de faire sourire Muhamat, 27 ans. « Ils nous comptent comme ça tous les jours, et ils repartent. Super, non ? ». À Dubaï, où il vivait avant d’arriver en France au mois de mars, il avait un magasin, beaucoup d’amis et surtout Mariana, une médecin espagnole devenue « l’amour de sa vie ». Alors quand Mariana a voulu aller aux Pays-Bas, il n’a pas hésité. Injustice des passeports, elle a pu prendre l’avion, lui a dû faire le trajet à pied. Mais avant même d’avoir atteint sa destination finale, il n’a plus eu de nouvelles de Mariana. L’histoire est trop récente, quelques mois à peine. Alors Muhamat craque, et sanglote durant de longues minutes. Quand il se reprend, c’est toujours à elle qu’il pense : « Ce qui me fait le plus pleurer, ce n’est même pas d’être ici, d’avoir tout perdu. C’est qu’on m’a pris mon téléphone en Hongrie, et que je ne peux même plus regarder les photos qu’on avait ensemble. » Pour tuer le temps, Muhamat lance des lentilles aux pigeons.
Muhamat a quitté Dubaï à pied vers les Pays-Bas pour suivre « l'amour de sa vie ». Mais avant d’avoir atteint sa destination finale, il n’a plus eu de nouvelles. Il craque, et sanglote durant de longues minutes. Quand il se reprend, c’est toujours à elle qu’il pense. / Crédits : Nnoman Cadoret
À Pantin, plus de 200 personnes patientent sur le terrain vague désormais plein à craquer du Cheval Noir, ceinturé par trois épais murs de béton. / Crédits : Nnoman Cadoret
L’arrivée d’Amir les disperse aussitôt en nuée, qui s’envole tout droit vers la façade de l’Auberge du Cheval Noir. Le commerce fait la promotion de ses chambres à 46 euros et de ses activités de banquets, séminaires et réception. Amir, lui, a posé sa tente au fond du camp, près de celle d’Hussein et Ali, venus eux aussi d’Afghanistan. Pas vraiment des amis, mais pas de simples connaissances non plus. « Des amis d’ici », disent-ils. La douceur d’avril permet au jeune homme de dévoiler ses avant-bras recouverts de tatouages. Sur le gauche, une forêt de sapins dénudés et son indispensable loup, hurlant sous un ciel que l’on devine éclairé par la lune. Sur le droit, Jésus et Marie se font face dans le silence de l’encre. « Tous faits en Suède », dit-il fièrement. C’est là qu’il a vécu durant sept ans, à Upsal, après un long séjour à Téhéran. « Mauvaise politique », synthétise-t-il. Il ne se répand pas plus en bavardages pour expliquer les raisons de son arrivée en France, il y a un mois. « Ils ne m’ont pas accepté ». Mardi, il prendra le train pour Pessac, en Gironde, où rendez-vous lui a été donné dans un Centre d’accueil et d’examen des situations administratives (CAES). Hussein, lui, attend. Derrière son sourire poli, il laisse poindre une pointe d’agacement. Comme Amir, il a demandé l’asile en Suède, qui lui a été refusé. Il n’avait pas encore 18 ans. Il confie :
« C’est tellement frustrant d’apprendre une langue, de s’intégrer dans un pays et, du jour au lendemain, de devoir partir. »
Qu’importe. En attendant des jours meilleurs et d’ouvrir peut-être un jour son salon de coiffure, le jeune Afghan a pris son destin en main : les pages de son cahier jaune sont toutes noircies de leçons de français, qu’il apprend seul sur YouTube.
Amir a demandé l’asile en Suède, mais ça lui a été refusé. / Crédits : Nnoman Cadoret
Les tatouages d'Amir, « tous faits en Suède ! ». / Crédits : Nnoman Cadoret
La solidarité
Après une interro improvisée entre deux tentes, Hussein troque la casquette de l’élève pour celle de traducteur, afin de transmettre le récit d’un couple de Kurdes iraniens. À peine sollicité, il range son téléphone et chausse ses claquettes. La solidarité à Cheval Noir s’observe partout et tout le temps. Plus loin, Muhamat insiste pour partager un verre de Kaymogh chaï. « Je l’ai préparé exprès », glisse-t-il. Quelques heures auparavant, il proposait de se mettre aux fourneaux pour le déjeuner.
Anthony, bassiste pantinois fan des Red Hot, « surtout la grande époque psychédélique », a quant à lui opté pour une canette de bière. Le riverain avait l’habitude de venir à Cheval Noir après le boulot, pour se détendre avec ses amis. Alors, campement ou pas, il compte bien garder ses habitudes. « Je n’avais pas envie de m’empêcher de rentrer parce que des gens sont là. Il faut que la vie continue pour tout le monde. C’est important de ne pas mettre de barrière, d’un côté comme de l’autre. Sinon ce campement deviendra un ghetto, et les gens qui chapeautent tout ça auront gagné », avance-t-il, campé sur « son » muret. La semaine prochaine, Anthony s’envolera avec son groupe de rock pour donner un concert en Slovaquie. Mais il promet que, dès son retour, il reviendra passer du temps au square. « Aujourd’hui, ils vivent sous des tentes. Peut-être que demain, ils se taperont une choucroute au chaud et que moi je serais à la rue. Et s’il y a une guerre en France, on sera content qu’un autre pays nous accueille ». Comme lui, Mohamed (1), treillis militaire et turban solidement noué autour de la tête, s’apprête à reprendre la route. Mais il ne reviendra pas. Après neuf mois passés dans la rue, il a pour projet de regagner l’Italie et surtout Vintimille, où il a durant plusieurs années gagné sa vie en tant que passeur. Il lâche :
« Je voulais tenter ma chance, avoir une vie normale, un travail légal. Mais voilà, j’ai essayé, j’ai fait ce qu’il fallait et on ne me l’a pas donné. »
Anthony est un bassiste pantinois fan des Red Hot. « C’est important de ne pas mettre de barrière, d’un côté comme de l’autre », indique-t-il. / Crédits : Nnoman Cadoret
Les soirs de match de foot, des occupants du campement vont devant la vitre de l’auberge du Cheval Noir pour regarder la diffusion sans vider la batterie de leurs téléphones, qu’ils ne peuvent pas charger facilement. / Crédits : Nnoman Cadoret
Des malades dorment à même le sol
À Cheval Noir, il n’y a que les tentes et le désarroi dans les regards qui se ressemblent. Dans l’intimité précaire des abris de fortune, autant d’occupants que de récits. Des récits d’exil, de valises faites à la hâte, d’études avortées et de rêves suspendus. Il est 18h et Khezer et Afsana – le couple de Kurdes iraniens – déambulent autour de leur petit chapiteau familial, dont les abords ont été soigneusement balayés. Âgés d’une soixantaine d’années, ils sont épuisés par l’exil. Ces opposants politiques au régime iranien ont d’abord trouvé refuge au Danemark avec leurs trois fils, avant d’en être rejetés. « Pourtant, la vie de mon père est en danger », raconte Souleymane, 25 ans :
« Il faisait partie d’un groupe de militants dont l’un des membres a été assassiné. Si ce n’est pas un motif sérieux pour demander l’asile, j’ignore quels dangers il faut encourir. »
Khezer, le Kurde iranien opposant au régime de Téhéran, est reconnaissant envers les habitants du quartier qui « amènent très souvent de la nourriture ». « De simples citoyens sont capables de faire mieux que le gouvernement, c'est fort. » / Crédits : Nnoman Cadoret
Dans l’intimité précaire des abris de fortune, autant d’occupants que de récits. Des récits d’exil, de valises faites à la hâte, d’études avortées et de rêves suspendus. / Crédits : Nnoman Cadoret
S’il tente de relativiser et « d’accepter » son sort, Souleymane s’agace du discours hypocrite de certains pays européens, qui « se revendiquent humains mais ne font rien ». « Quand j’ai expliqué ma situation au bureau de l’immigration à Melun, ils m’ont dit : “On ne peut rien faire”. Si eux, qui ont la responsabilité d’accueillir les réfugiés, ne peuvent rien faire, qui le peut ? Mon père a du diabète, et ma mère un seul rein, il est évident qu’elle ne peut pas dormir par terre trop longtemps », poursuit-il. Khezer ne parle qu’un anglais approximatif, mais suffisant pour lancer un regard reconnaissant en direction de son fils. « Quand j’ai demandé de l’aide pour les médicaments, on m’a suggéré de me tourner vers des gens. Mais les gens, ils ne sont pas responsables de moi ! La seule chose positive ici, c’est que les habitants du quartier amènent très souvent de la nourriture », note-t-il, avant de continuer :
« De simples citoyens sont capables de faire mieux que le gouvernement, c’est fort. »
La mairie de Pantin a autorisé l’installation du campement sur le terrain municipal. Malgré de nombreuses relances, les services de l’État assurent ne pas avoir d’hébergements disponibles pour ses occupants. Alors faute de dormir au chaud, c’est à nouveau à l’hôtel voisin tenu par Saïd que les quelque 250 âmes du campement ont chaudement célébré l’Aïd, dimanche 1er mai. ”Venez à la fête, c’est tellement bien ! On s’amuse, il y a plein de monde”, glissait par message dans la soirée le romantique Muhamat, visiblement délivré, l’espace de quelques heures, de ses peines et du pesant souvenir de Mariana. (2)
Alauden a 19 ans. Il vient d’Afghanistan comme la plupart des occupants du campement. Durant le chemin de l’exil, il a perdu un compagnon, mort noyé dans un fleuve en Croatie. / Crédits : Nnoman Cadoret
Pour se changer les idées, les résidents font souvent des parties de volley, en attendant une réponse de l'État. / Crédits : Nnoman Cadoret
(1) Le prénom a été modifié.
(2) Edit le 3 mai.
Certaines personnes rencontrées lors de ce reportage n’ont pas souhaité être photographiées, pour des raisons de sécurité.
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