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    26/03/2025

    « Les mafieux, dehors ! »

    Quand la mafia corse fait face à la résistance citoyenne

    Par Julie Déléant , Raphaël Poletti

    En Corse, la lutte contre le crime organisé avance : annonce de la création d’un pôle anti-mafia, renforcement des effectifs de la justice, manifestation historique. Autant de premières qui n'auraient pas été possibles sans une poignée de militants.

    « La mafia, il faut l’appeler comme telle ! » Le préfet de Corse Jérôme Filippini déroule au mégaphone, perché sur un camion. Ils étaient 1.500 manifestants selon la police, et plus de 3.000 selon les organisateurs, à défiler dans les rues d’Ajaccio, ce samedi 8 mars 2025, pour dire « dehors » à la mafia. Micro en main, le politique déroule :

    « On a tous tourné autour du pot depuis quatre mois. Moi y compris ! » (1)

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    Le préfet de Corse Jérôme Filippini lance au mégaphone : « La mafia, il faut l'appeler comme telle ! » / Crédits : Raphaël Poletti

    « Il fallait le voir pour le croire ! », réagit positivement Jean-Toussaint Plasenzotti, cofondateur de l’un des deux collectifs antimafia de l’île. « Des hommes, des femmes, des jeunes, des commerçants, des entrepreneurs, tout le monde était là. Surtout, ces gens étaient heureux d’être là et de se dire : “Finalement, je ne suis pas seul”. »

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    Environ 2.000 manifestants ont défilé dans les rues d'Ajaccio ce samedi 8 mars 2025, pour dire « dehors » à la mafia. / Crédits : Raphaël Poletti

    Refuge bucolique et palette azur pour les touristes, la Corse sait, pour ses résidents à l’année, se muer en un territoire d’adversité. Avec 18,3 % de la population insulaire sous le seuil de pauvreté – contre 14,4 % en moyenne nationale – l’île est la région la plus pauvre de France métropolitaine. Elle concentre également le second taux de jeunes inactifs ou au chômage – 23%, à un point derrière les Hauts-de-France. La colère gronde aujourd’hui contre un ennemi endogène, qui depuis plusieurs décennies empoisonne le quotidien des Corses : la mafia. Dans les rues de Bastia et d’Ajaccio, les tags « I Francesi Fora » – « les Français, dehors » – commencent ainsi à côtoyer les « I Mafiosi Fora » – « les mafieux, dehors ».

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    En Corse, la colère gronde contre un ennemi endogène, qui depuis plusieurs décennies empoisonne le quotidien : la mafia. / Crédits : Raphaël Poletti

    Un contexte Corse

    Le 18 mars 2022, une note confidentielle du Sirasco, le service de renseignement sur la criminalité organisée de la direction nationale de la police judiciaire, dénombrait pas moins de 25 bandes criminelles actives sur l’île. Si les crimes et méfaits des deux bandes principales, celles de « La Brise de Mer » puis du « Petit Bar » – aujourd’hui en grande partie démantelées – ont régulièrement noirci les pages de la presse locale, leur longévité a également eu pour conséquence d’introniser un certain nombre de pratiques mafieuses dans le quotidien des Corses. Sur une île où investissement rime souvent avec blanchiment, les intimidations, mais aussi les attentats contre des commerces, tracteurs ou camions de transports de déchets – un marché public très convoité – sont légion. Avec un taux d’homicide de 3,7% pour 100.000 habitants, la Corse était la région la plus criminogène de France métropolitaine en 2024, loin devant la Provence-Alpes-Côte d’Azur (2,6%) et l’Île-de-France (0,3%) – mais aussi la Calabre (1,9%), berceau italien de la Ndrangheta, considérée comme la mafia la plus puissante du monde. Au cours des 20 dernières années, 192 assassinats ou tentatives seraient directement liés à la criminalité organisée, dont ceux, spécificité locale, de dix élus et quinze chefs d’entreprise, a rappelé durant la marche du 8 mars le collectif Massimu Susini.

    À lire aussi : Massimu Susini, le martyr de l’antimafia corse

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    Au cours des 20 dernières années, 192 assassinats ou tentatives seraient directement liés à la criminalité organisée. / Crédits : Raphaël Poletti

    « Si on a si peu d’entreprises à fortes valeurs ajoutées créées en Corse, c’est qu’à chaque affaire qui marche bien, il y a le risque que des mafieux viennent te taper sur l’épaule pour de te demander de payer une taxe supplémentaire », raconte Lisandru Laban-Mattei, étudiant en droit et attaché parlementaire du député Hendrik Davi – groupe Écologiste et social (1) – de la 5e circonscription des Bouches-du-Rhône. Le membre du collectif Massimu Susini juge :

    « La mafia ne se nourrit pas seulement de la pauvreté : elle l’entretient. Ceux qui tiennent les rênes, qui organisent les réseaux, ce sont les bourgeois. »

    Lui assure n’avoir « jamais ressenti une attraction particulière », durant son adolescence à Ajaccio, pour les pontes du banditisme local :

    « Mais les bandeurs de mafieux, ça existe et j’en connais plus d’un. »

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    Massimu Susini, berger, nationaliste et militant écologiste, est mort en 2019 à l’âge de 36 ans, assassiné par balle sur la plage devant sa paillote à Carghjese. / Crédits : Raphaël Poletti

    La lutte des collectifs

    Massimu Susini non plus n’était pas « un bandeur de mafieux ». Le berger de Corse-du-Sud, nationaliste et militant écologiste, est mort le 12 septembre 2019 à l’âge de 36 ans, assassiné par balle sur la plage devant sa paillote à Carghjese. Alors qu’une enquête est ouverte pour « meurtre en bande organisée », son oncle, Jean-Toussaint Plasenzotti, lance quelques semaines après son inhumation l’un des deux premiers collectifs antimafia de l’île. Dans sa forme initiale, qui a peu évolué depuis 6 ans, le Cullettivu Massimu Susini est composé d’une dizaine de membres, pour la plupart des retraités issus de professions intellectuelles. Très vite, guidés par l’association de lutte contre la grande criminalité Crim’Alt, le groupe se penche sur l’appareil juridique italien de lutte contre les mafias pour s’en inspirer. Progressivement mise en place à partir des années 60, la boîte à outils transalpine repose sur trois principaux piliers : un délit d’association mafieuse, le statut de repenti et la confiscation des avoirs criminels. « Fondamentale », selon le procureur d’Ajaccio, Nicolas Septe, qui contextualise :

    « Comme l’Italie, les organisations criminelles corses ont parmi ses buts l’omerta et la captation de richesses, y compris dans le cadre du fonctionnement de l’économie légale. Ici, la mafia a réussi à blanchir la plupart de l’argent du crime ou de l’extorsion. »

    Le dispositif est également défendu par l’autre collectif antimafia insulaire, A Maffia No A Vita Iè – « Non à la mafia, oui à la vie » – fondé lui aussi en 2019. Sur ce point, « pas une feuille de papier à cigarette à placer entre nous », souligne son président, Vincent Carlotti. Âgé de 83 ans, cet ancien ingénieur informatique partage son temps entre l’Isère, le Brésil et son île natale. Confronté tôt à la criminalité organisée corse, selon son récit, il mène une campagne « assez dure » contre la Brise de Mer en 1995 pour briguer la mairie d’Aleria. Il se souvient avoir reçu le soir du dépouillement la visite de Daniel Vittini, l’un des pontes de la bande à l’époque. « Il tenait à se montrer et à assister à ma défaite. Il a été abattu quelques années plus tard [en 2008] de quelques balles dans le dos… » 30 ans et un passage au conseil d’administration de l’association anticorruption Anticor plus tard, Vincent Carlotti puise dans les dernières réserves de sa « chienne de vie » pour lutter contre ceux qu’il met un point d’honneur à nommer sans ambages : les mafieux.

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    En Corse, la lutte contre le crime organisé avance. Un combat qui n'aurait pas été possible sans une poignée de militants. / Crédits : Raphaël Poletti

    Les premiers mois, l’action des collectifs est accueillie avec réserve, sinon scepticisme se souvient ainsi Jérôme Mondoloni, avocat honoraire et membre fondateur du collectif Massimu Susini :

    « Même Corse-Matin [le quotidien local, qui a depuis changé de rédacteur en chef] se moquait de nous. »

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    Les premiers mois, l’action des collectifs est accueillie avec réserve, sinon scepticisme se souvient Jérôme Mondoloni avocat honoraire et membre fondateur du collectif Massimu Susini. / Crédits : Raphaël Poletti

    Par souci d’indépendance, les deux structures refusent les subventions publiques et survivent grâce aux dons des particuliers. Pas grand chose. « De toute façon, c’est moralement qu’il fallait du soutien. » Alors qu’ils gagnent en crédibilité auprès des membres de la société civile, accentuant leur présence sur le terrain, les membres des collectifs obtiennent de l’Assemblée de Corse et « au forceps » à l’automne 2022, l’organisation d’un cycle d’ateliers autour de la lutte contre les pratiques mafieuses, aux côtés de représentants de l’exécutif et d’associations locales. L’occasion de sensibiliser ces différents acteurs politiques et les inciter à s’engager.

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    Le collectif A Maffia No A Vita Iè [Non à la mafia, oui à la vie] a été fondé lui aussi en 2019. / Crédits : Raphaël Poletti

    La position des élus locaux

    « Hormis les élus de la majorité, beaucoup ne se sont pas déplacés », note Manette Battistelli, membre du collectif Massimu Susini et de l’atelier sur les drogues. Sous le régime du statut particulier depuis 1991, octroyant à la Collectivité de Corse (CDC) des compétences étendues autour de gestion d’un certain nombre d’infrastructures publiques, la question du positionnement des élus de proximité est centrale. « Le journaliste Jacques Follorou dit : “la complicité pour certains, l’indifférence pour d’autres et la peur pour d’autres” », résume Manette Battistelli. Pour Mondoloni, l’essentiel est de toute façon ailleurs :

    « Quand on est élu, on a une responsabilité, point. D’autant plus que personne ne peut prétendre ignorer le contexte local. »

    S’en suivent pourtant des mois de réunions et d’audits de spécialistes, jusqu’à la restitution finale des travaux au mois de juillet 2023. Puis plus rien. « Le rapport de Simeoni [le président du Conseil exécutif de Corse] n’arrivait tout simplement pas. On trouvait le temps long. » Trop long : au quartier, dans le pays ajaccien, « des jeunes, que j’avais vu naître, se faisaient arrêter dans des affaires d’assassinats », raconte Manette entre deux bouffées de Vogue pastel :

    « Des gamins qui ont l’âge de mon fils et dont je connais les mamans, dont je sais qu’ils n’ont pas été élevés dans la violence. Ça, je n’ai pas pu… »

    Sans tourner le dos au collectif, elle planche sur la création d’une association de prévention « sur le terrain » :

    « Le temps politique est trop long pour sauver ces gamins-là. Une fois qu’ils sont dans le réseau, c’est un enfer pour les récupérer. »

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    Dans les rues de Bastia et d’Ajaccio, les tags : « Les Français, dehors », commencent ainsi à côtoyer les : « I Mafiosi Fora » – « Les mafieux, dehors ». / Crédits : Raphaël Poletti

    L’automne passe. Des amendements, aussi : à compter de décembre 2023, la confiscation des avoirs criminels reliés à l’infraction devient obligatoire, et leur utilisation à fins sociales est étendue aux collectivités territoriales. Deux évolutions législatives soutenues de longue date par les collectifs. Un autre automne passe. À la veille de Noël, des coups de feu tirés à l’intérieur du Lamparo, une brasserie du centre-ville d’Ajaccio, font un mort et sept blessés. Toujours pas de rapport. Le 10 janvier, un pompier d’une cinquantaine d’années, connu des autorités judiciaires, est tué par balles à Oletta. Toujours pas de rapport. Le 20 janvier, c’est au tour de Dominique Colombani, 27 ans, de périr sous les balles en Balagne. Puis moins d’un mois plus tard de Chloé Aldrovandi, 19 ans, alors qu’elle conduisait le véhicule habituellement utilisé par son compagnon. Au lendemain du drame, après un an et demi d’attente, le document se fraye enfin un chemin entre les boîtes mail des collectifs. « Et il nous a beaucoup déçus… », commente Carlotti :

    « Ils ont dénaturé l’idée initiale des ateliers : trancher sur des propositions concrètes. »

    La soupe à la grimace est vite ingurgitée après une annonce fracassante : le garde des Sceaux en personne, Gérald Darmanin, sera présent dans l’hémicycle le 27 février à l’occasion d’une session extraordinaire consacrée aux dérives mafieuses, au cours de laquelle Simeoni doit présenter son rapport. Enfin de l’intérêt sur la question, soufflent les collectifs. Si leurs membres n’ont pas été invités à s’exprimer, un grand nom de l’antimafia italienne a reçu son carton : Leoluca Orlando. L’ancien maire de Palerme, élu à cinq reprises entre 1985 et 2022, a connu les heures de la toute-puissante Cosa Nostra. Au pupitre, son intervention d’une trentaine de minutes fait mouche. Face à un parterre d’élus hochant la tête, il conclut :

    « Faites-moi plaisir s’il vous plaît, ne dites pas qu’il n’y a pas de mafia en Corse. »

    Prise de conscience de la société civile

    De retour en Sicile, où il vit depuis plusieurs décennies sous escorte, le même Leoluca Orlando insiste : oui à des « lois d’exception, fortes et adaptées », mais la bataille doit également être culturelle :

    « La mafia repose sur un système de perversion de valeurs vertueuses : religieuses, politiques, culturelles, et celle de l’indépendantisme aussi, pour le cas de la Corse. L’une des armes, c’est de lui opposer un contre-système. »

    En tournant Le Mohican, présenté à la Mostra de Venise en septembre dernier, le réalisateur Frédéric Farrucci s’était fixé un commandement : « Ne surtout pas romantiser les mafieux ». Le long-métrage, tourné à moitié en langue corse, raconte la traque de Joseph, un des derniers bergers du littoral qui voit son terrain convoité. Après avoir tué le promoteur immobilier venu l’intimider, il devient un héros aux yeux de la société civile, incarnant une résistance réputée impossible. Un « film politique », assume Farrucci, miroir d’une « constellation de phénomènes observés au cours des dernières années sur l’île » : conflits de territoires, spéculation immobilière et ultra-libéralisme. Le combat culturel, il y participe, tout en insistant :

    « On ne peut pas demander aux Corses de faire la chasse aux voyous. C’est au pouvoir régalien de créer des lois adaptées et de faire en sorte qu’elles soient appliquées. »

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    La mafia corse fait face à la résistance citoyenne. / Crédits : Raphaël Poletti

    Du changement

    Le message semble avoir été reçu : Darmanin, lors de son passage à Ajaccio le 27 février dernier, a promis un renfort des effectifs des tribunaux corses avec 17 magistrats, 21 greffiers et 12 attachés de justice supplémentaires. Il a également déclaré la création d’un pôle antimafia à Bastia. Des annonces suivies de réactions : le préfet de Corse s’est déplacé au premier colloque antimafia organisé sur l’île, organisé par le collectif Massimu Susini. L’Assemblée adopte à l’unanimité les 30 propositions formulées par les collectifs. Et une semaine plus tard a lieu, enfin, la première manifestation antimafia de l’histoire de l’île. « Une marche de combattants, pas de victimes », comme l’a désiré Jean-Toussaint Plasenzotti, l’oncle de Massimu (1). « La Corse face à elle-même », titre Corse-Matin.

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    Jean-Toussaint Plasenzotti, l’oncle de Massimu, voulait « une marche de combattants, pas de victimes » pour la première manifestation antimafia de l’histoire de l’île. / Crédits : Raphaël Poletti

    Une semaine après avoir défilé en famille à Ajaccio, Manette Battistelli a officiellement lancé son association. Elle s’appelle A Fiaccula, « la petite flamme qui résiste ». La maire de sa commune, Sarrola Carcopino, n’a pas hésité une seconde à mettre des locaux à disposition. Pierre Alessandri, syndicaliste agricole et producteur d’huiles essentielles à quelques kilomètres de là, n’aura pas le temps de venir y saluer les jeunes : six ans après l’incendie criminel de sa distillerie, il a été abattu par balle le 18 mars. Une enquête a été ouverte pour « assassinat ». Il s’agit du cinquième homicide commis en Corse depuis le début de l’année, rappelle Corse matin.

    (1) [Edit du 27/03/25] Des erreurs s’étaient glissées dans l’article, nous les avons modifiées.