« T’es hyper calme ! », répètent admiratifs des camarades Gilets jaunes de Priscillia Ludosky après ses plateaux télé. Pendant les 12 semaines d’« actes », chaque week-end dans le centre de Paris et sur les ronds-points, elle passe sur pratiquement toutes les chaînes. « Ah bon ?! », réagit la tête d’affiche du mouvement, surprise. « Tu n’as même pas idée à quel point je bous à l’intérieur ! » Ses compagnons n’ont pourtant pas tort : sa voix est toujours posée, presque timide. Attablée dans une brasserie parisienne près de la gare de Châtelet-Les halles où elle donne rendez-vous – pratique pour sauter dans son RER retour en direction de la Seine-et-Marne (77) – la militante de 38 ans ne démord pas :
« Il y a des jours où tout me révolte ! »
Priscillia Ludosky est en campagne : elle vient d’être investie sur la liste des Écologistes pour le scrutin européen du 6 juin 2024. « Elle est sincère, spontanée, déterminée et humble », empile la tête de liste écolo Marie Toussaint, qui a poussé sa candidature. L’ex-salariée en banque reconvertie dans la com’, très engagée dans le monde associatif, aime à se définir comme une « candidate de la société civile », partisane d’une démocratie toujours plus citoyenne. Réforme du maintien de l’ordre, défense des Outre-mer, Priscillia Ludosky reste droite dans son gilet. Sandrine Rousseau, député écologiste, s’enthousiasme :
« Elle incarne les Gilets jaunes tels qu’ils sont et non comme ils ont été caricaturés : une articulation entre les classes populaires et la transition écologique. »
Priscillia Ludosky est en campagne : elle vient d’être investie sur la liste des Écologistes pour le scrutin européen du 6 juin 2024. / Crédits : Nnoman Cadoret
« Je ne me considère pas comme 100% écolo », nuance la concernée. « Je fais partie des publics à convaincre sur certains aspects, ceux qu’il faut accompagner sans culpabiliser. » Référence, sans doute, à 2018 et à la hausse programmée des taxes sur les carburants prévue par le gouvernement Macron – Philippe, à la faveur de la transition écologique mais « anti-sociale », qui a mis le feu aux poudres. Jérôme Rodrigues, lui aussi figure des Gilets jaunes – éborgné par un tir de grenade de désencerclement en 2019 – reconnaît bien là sa comparse :
« Priscillia, j’la kiffe : c’est quelqu’un de très réfléchi qui ne se lance pas dans le grand bain sans bouée de sauvetage. »
La rencontre avec Marie Toussaint
La militante écolo Marie Toussaint et la Gilet jaune se sont rencontrées en janvier 2019, entre les murs recouverts de fresques colorées de la Base, un QG éphémère des mobilisations pour le climat près de la place de la République, à Paris (75). Députée européenne depuis 2019, la juriste de formation s’est distinguée en attaquant l’État pour inaction climatique avec « l’Affaire du siècle », un an plus tôt. Les deux femmes sont de la même génération et apprennent l’une de l’autre. « Marie m’a demandé si les Gilets jaunes que je rencontrais étaient engagés pour la protection de l’environnement », rembobine Priscillia Ludosky :
« Je lui ai expliqué que plein de Gilets jaunes étaient investis localement sur la pollution des sols, la pollution de l’air, la pêche, l’agriculture… »
Elles décident d’écrire à quatre mains le livre Ensemble nous demandons justice (éd. Massot, 2020), qui raconte des initiatives par régions de personnes qu’elles ont croisées sur leur route. Les deux trentenaires plaident pour la reconnaissance du crime environnemental, l’écocide. « Sa candidature est le résultat d’un cheminement ensemble », estime Marie Toussaint. Avant d’accepter, l’activiste a pesé le pour et le contre :
« Je prends le risque de fragiliser des connexions que j’ai avec des militants qui sont très anti-partis. »
D’autant que la 9e place que la Francilienne occupe est charnière : le Parlement européen compte actuellement 13 députés français écolos. Mais les sondages prédisent au parti un score moins important qu’il y a cinq ans – 7,5% selon le dernier sondage Ifop-Fiducial contre 13,5% pour le candidat d’EELV Yannick Jadot en 2019. Après l’échec de la Nupes (Nouvelle union populaire écologique et social) aux législatives de 2022, la gauche se présente de manière éparpillée. Sous couvert d’anonymat, une personnalité proche de la Primaire Populaire – campagne pour l’union des gauches que Priscillia Ludosky a soutenue en 2021 – tacle la candidate :
« C’est paradoxal d’appeler à s’unir puis de partir sur une liste aux européennes dans un contexte de gauche divisée. »
Pendant ce temps-là, Jordan Bardella du Rassemblement National (RN) reste en tête des opinions de vote – 32,5%, toujours selon l’Ifop-Fiducial.
En 2020, Marie Toussaint et Priscillia Ludosky décident d’écrire à quatre mains le livre Ensemble nous demandons justice. Elles plaident pour la reconnaissance du crime environnemental, l'écocide. / Crédits : Nnoman Cadoret
La pétition Change.org qui a tout changé
Retour en arrière, le 29 mai 2018. Priscillia Ludosky vient de lancer son entreprise de vente de produits cosmétiques bio après onze ans passés à monter les échelons de la BNP en tant que rédactrice de garantie internationale. « Un métier pas très sexy. » La jeune femme a enfin du temps pour elle et scrolle sur son ordi. Elle a déjà mis en ligne quelques pétitions Change.org dans le passé. Mais cette fois, elle décide de mettre les bouchées doubles pour faire connaître son texte sur la hausse de la taxe sur les carburants, qu’elle juge injuste socialement. La mayonnaise prend : un million de personnes signent. Le Parisien et d’autres médias relaient. L’auto-entrepreneuse entre en contact avec Eric Drouet, une autre figure des Gilets jaunes, qui chapote des associations d’automobilistes passionnés de tuning. Ils créent le premier groupe virtuel « La France en colère ! » et le 17 novembre 2018, la première mobilisation sur les ronds-points est organisée.
« C’était plus intense qu’une campagne électorale ! » Elle se lève à l’aube pour arriver sur les lieux des actions avant les policiers et se couche épuisée après des discussions stratégiques interminables. Pour son acolyte Jérôme Rodrigues, « si le mouvement des Gilets jaunes a été construit, c’est par Priscillia ! » :
« Son combat n’était pas de prendre la lumière, mais de rassembler les divers groupes de Gilets jaunes pour faire des choses ensemble. »
Lors des premières manifs sur les Champs-Elysées, l’ampleur de la répression policière est un choc. « Les gens ne nous croyaient pas quand on leur disait qu’on ne pouvait pas circuler librement si on portait quelque chose de jaune », se souvient Priscillia Ludosky. En résulte son engagement à réformer le maintien de l’ordre à la française. Elle reste marquée par des scènes d’humiliations, comme cette femme venue du sud de la France, mise à terre par un CRS qui lui aurait balancé : « comme ça, je suis sûr de ne pas te revoir samedi prochain ». Ou encore cette dame enfermée dans une nasse, contrainte de s’uriner dessus.
Avec Eric Drouet, Priscillia crée le premier groupe virtuel « La France en colère ! » et le 17 novembre 2018, la première mobilisation sur les ronds-points est organisée. / Crédits : Nnoman Cadoret
Violences policières, vie chère et foyer d’urgence
Priscillia Ludosky n’a pas découvert les violences policières sur les grands boulevards haussmanniens. Née à Clamart (92) de parents venus de Martinique pour trouver du travail en métropole, l’adolescente au look garçon manqué a bougé d’un HLM à l’autre en banlieue parisienne, avec ses trois frères et sœurs. Dans son collège de Villiers-le-Bel (95), elle se souvient des bagarres devant les grilles qui finissent souvent avec l’arrivée de la police :
« À quel moment on va chercher les gazeuses quand deux enfants de 11 ans se battent ? »
Pendant les Gilets jaunes, elle raconte qu’on l’interpellait souvent dans son supermarché de Seine-et-Marne pour lui demander si le mouvement était d’extrême droite ou réservé aux blancs. Selon elle, s’il y avait si peu de banlieusards des quartiers populaires sur les ronds-points, « c’est parce qu’ils avaient l’impression d’alerter sur ces sujets depuis vingt piges sans qu’on les calcule. Et aussi parce qu’ils savaient qu’ils seraient les premiers visés par la police. »
S’il y avait si peu de banlieusards des quartiers populaires sur les ronds-points, « c’est parce qu’ils avaient l'impression d’alerter sur ces sujets depuis vingt piges sans qu’on les calcule. Et aussi parce qu’ils savaient qu’ils seraient les premiers visés par la police. » / Crédits : Nnoman Cadoret
Priscillia Ludosky connaît depuis l’enfance les conséquences de la vie chère dénoncée par les Gilets jaunes. Dans sa famille en Martinique, ils pratiquent le « troc » pour s’en sortir face aux prix exorbitants des denrées dans les magasins. Mais plus le temps passe, moins l’échange de fruits et de légumes est possible sur l’île : le chlordécone rend dangereuse l’utilisation des terres pour la culture. Le pesticide interdit depuis 1993 est responsable de taux records de cancer de la prostate dans les Antilles.
« Beaucoup d’Antillais sont venus me voir en me disant “N’oublie pas le chlordécone !” »
L’écriture de son bouquin avec Marie Toussaint lui permet de prendre encore davantage conscience du rôle de la colonisation. Son nom de famille à consonance polonaise s’inscrit d’ailleurs dans cette histoire. En 1802, Napoléon a recruté des soldats polonais pour réprimer la rébellion des esclaves haïtiens et certains déserteurs ont fini par se mêler à la population locale.
Dans la métropole, les Ludosky ont également connu des moments difficiles. Priscillia a quatorze ans quand sa mère, hôtesse d’accueil, et son père, employé de mairie reconverti en chauffeur de poids lourds, se séparent. La fratrie vit dans un foyer familial d’urgence pendant quelques mois et galère à trouver un logement stable. C’est pour pouvoir aider sa mère qu’elle décroche son premier CDI dans une banque à l’âge de 20 ans. « Elle n’a pas changé », s’extasie Sandrine, son amie et ancienne collègue de la BNP, qui voudrait la voir présidente de la République :
« Quand il y avait des problèmes avec la hiérarchie ou que les salariés se plaignaient de nos conditions, c’était elle qui allait résoudre les conflits. »
« [Priscillia] n’a pas changé », s’extasie Sandrine, son amie et ancienne collègue de la BNP : « Quand il y avait des problèmes avec la hiérarchie ou que les salariés se plaignaient de nos conditions, c’était elle qui allait résoudre les conflits ». / Crédits : Nnoman Cadoret
Des ronds-points aux flash mobs
Le vent souffle fort cette matinée du jeudi 28 mars 2024, devant le siège de TotalEnergies à La Défense (92). Une dizaine de camions de CRS est déjà en place. « Ah, c’est déclaré ? », s’alarme la candidate Priscillia Ludosky. « On les a prévenus il y a des jours », la rassure Marie Toussaint. Contrairement aux Gilets jaunes, les écolos préfèrent les mobilisations déclarées. La tête de liste est venue annoncer la mesure-phare de sa campagne : créer un fonds de souveraineté écologique européen pour reprendre le contrôle financier des six entreprises pétro-gazières de l’union les plus polluantes, afin de les inciter à sortir des énergies fossiles. Des militants vêtus de noir interprètent une chorégraphie au rythme d’une musique expérimentale qui monte crescendo jusqu’à ce qu’il se déshabillent pour laisser apparaître des t-shirts de couleur verte. Forcément, pour cette ancienne figure du mouvement contestataire inédit et spontané, ça change des barricades improvisées dans les rues de la capitale.
Des militants interpretent une chorégraphie au rythme d’une musique expérimentale. Forcément, pour cette ancienne figure du mouvement contestataire inédit et spontané, ça change des barricades improvisées dans les rues de la capitale. /
Priscillia Ludosky se tient derrière une banderole « Reprenons Total en main » avec ses colistiers. Une femme noire d’origine populaire qui a porté un gilet jaune, ce n’est pas vraiment le portrait-robot habituel du militant écolo. Les Écologistes essaient justement de se défaire de leur image de parti des classes moyennes et aisées du centre-ville. N’a-t-elle pas peur d’être instrumentalisée pour ce qu’elle représente ? « Ça fait partie des craintes que j’ai eues », admet la communicante. « Mais au bout d’un moment, il faut que les politiques aient plus de respect pour les militants mais aussi que les militants osent sauter le pas pour essayer de changer les choses ! »
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