Quartier de Maurepas, Rennes (35) – Des enfants courent autour d’une énorme boule disco, les joues barbouillées de paillettes, alors que des mamans bavardent derrière des stands. Le temps d’une soirée, le triste parking du Gros Chêne a été transformé en grande kermesse colorée. Le parfum de la friture se mêle aux effluves de la laverie encore ouverte. Difficile d’imaginer que des échanges de coups de feu à répétition ont eu lieu sur cette même dalle : en dix mois, la presse a rapporté pas moins d’une quinzaine de fusillades entre dealers à Rennes, dont les deux tiers se sont déroulées ici, dans le quartier de Maurepas. Ces règlements de compte auraient déjà fait quatre morts depuis 2021.
Keur Eskemm a organisé une soirée "Place à facettes" sur la dalle du Gros-Chêne. / Crédits : Louise Quignon
Le 26 octobre dernier, le quartier situé au nord-est de Rennes fait la Une de la presse nationale : dans une course-poursuite en voiture, un enfant de 5 ans est blessé par balle à la tête. Son père, qui conduisait, serait impliqué dans une affaire de stup’. Dans la foulée, le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau se rend sur place pour annoncer une « guerre totale » contre les « narcoracailles ». Un mois plus tard, le RAID et la brigade de recherche et d’intervention (BRI) font une descente : six personnes sont placées en détention provisoire, deux autres sous contrôle judiciaire. Des journaux, comme le Mensuel de Rennes, finissent par parler du Gros Chêne comme d’un « quartier otage », victime d’une « guerre de territoires ».
La place du Gros-Chêne doit être démolie d'ici 2026. / Crédits : Louise Quignon
Un plan prévoit la rénovation de la place d'ici 2026. / Crédits : Louise Quignon
Quartier abandonné
Les tensions se concentrent sur la dalle en béton devant le centre commercial. Un cul-de-sac toisé par des tours grises, où seul un vieux chêne a poussé, coincé dans un puits de lumière du parking souterrain. Là, cohabitent toute l’année habitants, commerçants et dealers. « C’est la place de toutes les discordes », résume, la mine sombre, Pierre Durosoy, un militant du quartier. Sous les arcades, entre l’épicerie et la boucherie, il pointe du doigt un tag : « Tolérance zéro. » C’est à cet endroit précis qu’ont été tués deux hommes, en mars 2023. Vers 22 heures, un individu, casque de moto vissé sur la tête, a tiré 16 balles à l’arme automatique sur un groupe. Les taches de sang sont restées là des semaines, raconte Pierre Durosoy, écoeuré :
« Si ça s’était passé dans le centre-ville, ça aurait été nettoyé plus vite. »
Pierre Durosoy, salarié de l'association d'éducation populaire Keur Eskemm. / Crédits : Louise Quignon
Des habitants ont déposé des fleurs pour les cacher. « Heureusement », souffle-t-il. Allée Brno, à deux pas, on voit encore des impacts de balles sur les vitres des halls d’immeuble. Des images reprises en boucle dans la presse.
Avec 65% de la population sous le seuil de pauvreté, Maurepas serait le quartier le plus pauvre de Bretagne, selon un rapport de l’Observatoire des inégalités publié en décembre 2024. Sa barre « banane » et ses 10 tours de 15 étages rassemblent les loyers les moins chers de la région et 80% de logements sociaux. La moitié de ses 10.000 habitants en âge de travailler est au chômage. C’est aussi le dernier quartier populaire de Rennes à avoir eu sa station de métro, en 2022, 20 ans après Le Blosne et Villejean. « On isole et laisse pourrir des générations de gamins », déplore un ancien habitant. Il ajoute, cynique :
« Macron a dit aux jeunes qu’il leur suffisait de traverser la rue pour trouver un travail : ils ont bien retenu la leçon. »
La station de métro Gros Chêne a été mise en service en 2022. / Crédits : Louise Quignon
Vulnérabilité
Nassim, 21 ans, voit bien que l’image du quartier lui nuit. « Quand on postule, qu’on laisse nos CV, on nous regarde mal », assure-t-il en déballant une barre chocolatée. Il voudrait devenir chauffeur poids lourd et mettre de l’argent de côté pour aider sa famille au bled à venir en France, mais nuance :
« Il n’y a pas de travail pour nous qui permette de gagner autant que le trafic. Ceux qui dealent voient leurs parents éboueurs ou femmes de ménage, ou leurs frères livreurs se tuer à la tâche. »
Nassim, 21 ans, voudrait devenir chauffeur poids lourd. / Crédits : Louise Quignon
Assis sur un caddie renversé, capuche sur la tête, Mowgli, 25 ans, regarde la place avec amertume. Après le boulot, il retrouve ses potes qui « magouillent » aux quatre coins de la dalle. « Si les gens ont peur, c’est à cause des médias », fait-il, agacé. « Ils se planquent et nous prennent en photo de loin parce qu’ils n’osent pas s’approcher. Ils ne montrent jamais qu’il y a de la solidarité ici par exemple. L’entraide, tu la crées dans la cité, pas dans ton pavillon de bourge tout seul chez toi. » Rebenga, 23 ans, en scooter, s’est arrêté au niveau des deux jeunes hommes, avant d’entrer dans la conversation :
« Faut arrêter d’être hypocrite ! Les dealers ne mettent pas le couteau sous la gorge pour que t’achètes : il y a des consommateurs, ils sont avocats, profs, pères de famille, étudiants en festival, riches et blancs. Et ça ne date pas d’hier. »
Rebenga, 23 ans, habitant du quartier. / Crédits : Louise Quignon
Dans les années 1990 déjà, des bandes rivales venues d’Europe de l’Est s’affrontaient à Maurepas. Aujourd’hui, ce sont des clans guyanais et mahorais qui se disputent les points de deal. Baladées de villes en communes, au gré des batailles de territoire, les petites mains sont parfois sans papiers, souvent mineures. Le jeune qui a reconnu avoir blessé l’enfant de 5 ans fin octobre n’a que 16 ans. L’indice de vulnérabilité des moins de 18 ans du quartier est le plus élevé de Rennes. Il est calculé, entre autres, à partir des revenus, de la taille de la fratrie, du niveau d’études ou de la stabilité du foyer.
Maurepas est aujourd’hui un lieu de passage pour les familles. L’école primaire Trégain enregistre notamment le plus grand nombre d’arrivées et de départs de la ville. Pour Gaëlle Rougier, adjointe à l’Éducation à la ville de Rennes, l’un des enjeux est de donner envie aux ménages de s’y installer durablement, pour « mieux repérer les enfants fragiles et les accompagner ».
« Si les gens ont peur, c’est à cause des médias », Mowgli, 25 ans. / Crédits : Louise Quignon
Des liens fragiles
Le Gros Chêne rassemble de nombreuses asso’ qui se démènent pour tisser ces liens fragiles. Rien que sur la dalle, on compte trois locaux, dont un ancien barber reconverti en lieu de distribution alimentaire pour les plus démunis. À deux pas, se trouvent aussi le centre social, qui abrite une ressourcerie, et le pôle associatif de la Marbaudais (PAM), qui regroupe une vingtaine d’asso. Quasi toutes ont maintenu leur activité malgré les drames, même si elles se disent à bout de souffle et regrettent notamment « la mise en place tardive de solutions d’écoute et d’accompagnement par les pouvoirs publics ». « On lutte contre l’auto-enfermement, un réflexe logique vu le contexte », déplore Mo, 25 ans, habitant du coin et alternante à La Cohue. Le tiers-lieu accueille des personnes précaires, isolées, avec des soucis de santé. « Ils ont besoin qu’on reste ouvert. »
Mo, bénévole à La Cohue, dont le local se situe sur la dalle. / Crédits : Louise Quignon
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Depuis plus de 20 ans, le groupe de pédagogie et d’animation sociale (GPAS) de Rennes œuvre, lui, auprès des 6 à 18 ans, grâce à ses « pédagogues de rue ». « On parle de tout et de rien, et parfois ils se confient », constate l’une d’elles. Comme plusieurs fois par semaine, Adèle Boyon s’est rendue à la sortie des classes devant le collège Clothilde Vautier. Elle attrape au vol des élèves pour leur rappeler leurs inscriptions aux ateliers. Les ados s’arrêtent quelques secondes, grand sourire, pour échanger avec elle. La salariée de l’asso’ suit certains de ces petits depuis deux ans. La militante est aussi en contact permanent avec leurs parents, et suit parfois leurs frères et sœurs :
« On essaie de leur montrer d’autres voies possibles que le deal. »
Adèle Boyon, "pédagogue de rue" au GRPAS. / Crédits : Louise Quignon
Le lien avec les jeunes est aussi assuré depuis 2019 par le Clair Détour, un espace de réinsertion pour les 16-30 ans, et plus récemment par le Sunset 375, un local d’activités pour les 9-15 ans qui a ouvert en juin 2024. « Il faut recréer de la convivialité entre les habitants et ces jeunes sans cesse stigmatisés », martèle Victor Chasseriaud. Lui est salarié à Keur Eskemm, une association d’éducation populaire qui mène des projets artistiques. Le local coloré est installé depuis six ans directement sur la dalle du Gros Chêne. Les jeunes qui squattent la place ont pris l’habitude d’y passer une tête. « Ils entrent pour recharger leur portable, leur trottinette, prendre un café et parfois papoter. On leur prête aussi des chaises et ils se posent devant. »
Les petits de la dalle passent régulièrement à Keur Eskemm. / Crédits : Louise Quignon
Ce travail de transmission, des habitants le font aussi par eux-mêmes. Comme Pascal Lesage. Depuis dix ans, celui qui se fait appeler « tonton » dans la rue, anime des stages pour les gamins décrocheurs dans son « cabinet photographique », situé en bas d’une tour. Après une enfance difficile dans le 93, « au milieu des gangs de la cité des Francs-Moisins », et 10 ans de prison, le sexagénaire sent encore une « proximité » entre lui et ces jeunes. « Je sais les écouter », dit-il avec douceur :
« Je leur dis souvent que c’est de l’argent facile qui leur coûtera cher. On montrera du doigt leur famille et leurs proches devront payer les dettes. »
Le quartier de Maurepas est sorti de terre dans les années 1970. / Crédits : Louise Quignon
Le centre social de Gros Chêne abrite une ressourcerie. / Crédits : Louise Quignon
Répression
La sensibilisation des enfants aux dangers du trafic de stup’ est devenue un des chantiers de la ville. En septembre 2024, Rennes a remporté un appel à projet de 150.000 euros et chargé l’asso Liberté Couleurs de réaliser des ateliers dans les écoles à partir de 2025. Mais jusque-là, la réponse de la ville, ancrée à gauche depuis 1977, a plutôt penché du côté répressif.
Le 22 décembre 2024, le procureur de Rennes a annoncé l’incarcération de 22 personnes. Après le tir qui a blessé l’enfant de 5 ans, le ministre de l’Intérieur a envoyé la CRS 82 – dédiée aux violences urbaines – à Maurepas. Une décision saluée par la maire Parti socialiste, Nathalie Appéré, qui a appelé à « faire de la lutte contre le narcobanditisme une authentique priorité nationale. »
Maurepas compte 80% de logements sociaux. / Crédits : Louise Quignon
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La municipalité travaille aussi à renforcer son dispositif de vidéoprotection des points de deal et a fait de Rennes un des territoires d’expérimentation de l’amende forfaitaire délictuelle dès 2020. « Si on n’aide pas ces jeunes à s’en sortir, il ne faut pas les enfoncer davantage ! » Aya (1) habite depuis 11 ans dans le quartier plus calme de la Bellangerais, à deux pas. Sur la dalle, elle observe la police tourner à vélo, à pied ou en voiture, presque quotidiennement :
« Quand vous écopez d’une peine ou d’une amende à 13 ans, vous comprenez quoi ? Les gamins se retrouvent avec d’énormes sommes à payer. Comment voulez-vous qu’ils s’en sortent ? »
L’un de ses fils a été victime d’une interpellation musclée de la police, alors qu’il n’avait que 14 ans. Du racisme et une stigmatisation qui s’étend à toute la jeunesse du quartier, selon la Malienne d’origine, qui milite au Front de mères. Le collectif, installé à Maurepas depuis 2021, organise chaque semaine des rendez-vous entre mamans. « Ces espaces de discussions permettent d’échanger et de s’organiser face aux discriminations que subissent les enfants », explique Klervi Donot, une autre militante. Les deux femmes dénoncent aussi la stigmatisation perpétuelle des mères qui, à en croire certains discours politiques, ne sauraient pas élever leurs enfants. Elle assurent :
« Un problème majeur est la “désenfantisation” : on sanctionne les gamins comme des adultes. »
Klervi Donot, habitante de Maurepas et militante au Front de mères. / Crédits : Louise Quignon
Un plan d’urbanisme contre le deal ?
Révélées en novembre 2024, les maquettes du plan de rénovation urbaine à Gros Chêne annoncent une toute nouvelle dalle. D’ici 2026, le parking sera rasé, tout comme l’arbre centenaire, pour devenir une « vraie » place. « Certains habitants ne voulaient pas de bancs, pour ne pas que les dealers s’y installent… », s’inquiète un habitué du quartier, atterré par les réactions suscitées par le chantier :
« Ce n’est pas avec des travaux que le deal va s’envoler et le cumul des inégalités, se résorber ! »
« Le beau crée un sentiment d’appartenance », nuance Priscilla Zamord. L’élue écolo non encartée, déléguée syndicale du Front de mères – et candidate sortie perdante des municipales de 2023 (25% au premier tour) avec Matthieu Theurier – est une figure du quartier. « Autrefois la place du Gast, du côté de Maurepas-Gayeulles, était moche et craignos. Ça s’est inversé depuis la rénovation : c’est Maurepas-Gros Chêne qui a écopé de cette réputation. » Mais la militante a bon espoir que l’image du quartier change : la politique de la ville de Rennes métropole a prévu d’investir 3,5 millions d’euros dans le chantier de restructuration du coeur commercial.
Priscilla Zamord, élue écologiste et déléguée du Front de Mères. / Crédits : Louise Quignon
Elle a grandi là et, maintenant, elle y élève sa fille. Sa famille habite toujours dans le même HLM. À la fin des années 1960, quand elle s’y installe, la cité est appréciée pour sa modernité. Maurepas est un de ces grands ensembles sortis de terre pour répondre au besoin de main d’œuvre, notamment à l’usine Citroën-Le Janais. La cité a aussi son école et sa maison de quartier, assez rares dans les banlieues de l’époque.
« Le rapport à l’espace public n’est plus le même », constate l’élue, qui regrette « les chorégraphies que les gamines répétaient sous les porches, les balles aux prisonniers, la fumée des barbecues qui montait aux fenêtres sur fond d’Alpha Blondy [chanteur de reggae ivoirien] ». Du lieu de son enfance, on ne parle plus que de halls d’immeuble occupés, de gamins qui jouent à se tirer dessus, d’enlèvements, de rodéos urbains, de balles perdues. En mars 2023, à l’école primaire Trégain, a même eu lieu une course-poursuite entre un dealer et un policier dans la cour de récréation.
Des enfants jouent à se tirer dessus. / Crédits : Louise Quignon
Dans la rue de la Marbaudais se trouve un grand pôle associatif. /
La faute en partie, selon elle, à la fermeture en 2010 de la maison de quartier, un lieu incontournable pour les enfants. « Il faut reconnaître qu’il y a eu une erreur politique », fustige-t-elle. Sans minimiser la violence des règlements de comptes, la militante voudrait écrire une autre histoire, celle d’un quartier qui se bat :
« Ce n’est pas avec nos poussettes et nos repas partagés qu’on va régler le trafic de stup’. Mais dans ces moments de grande violence, c’est le collectif qui répare. »
A Maurepas, 69% des habitants vivent sous le seuil de pauvreté. / Crédits : Louise Quignon
« Quand il faut s’occuper des enfants, des papiers, ramener de l’argent à la maison, les gens n’ont pas le temps de s’investir pour le collectif », remarque Cocoa, une militante queer et décoloniale de 25 ans. Elle vient de s’installer à Gros Chêne via l’AFEV. L’association installe des bénévoles dans des colocs à loyer modéré dans certains quartiers, dans le but de mener des « actions solidaires ». La jeune femme constate que dans son propre immeuble, faire du lien avec les voisins reste difficile. Mais elle garde espoir : ses camarades et elle ont organisé un après-midi crêpes et songent à des ateliers dans les jardins partagés de Maurepas. Elle termine :
« Il faut se battre contre la réponse ultra sécuritaire et raciste. »
Cocoa, 25 ans, habitante et bénévole à l'AFEV. / Crédits : Louise Quignon
Place de « l'Agora » se trouve une fresque peinte par les habitants. / Crédits : Louise Quignon
(1) Le prénom a été modifié.
Photos de Louise Quignon.
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