Ils se sont rencontrés par hasard, un matin d’août 2019 à Paris. À cette époque, Chaka dort sous les ponts de la capitale. Après avoir traversé l’Afrique du Nord et la Méditerranée sur une embarcation de fortune, l’Ivoirien est arrivé en France en juillet 2018, à l’âge de 15 ans. Treize mois plus tard, les services sociaux refusent toujours de le prendre en charge alors que les textes de loi sont pourtant clairs : un enfant seul et en danger sur le territoire français doit être protégé. Ce matin-là, Chaka sort donc de l’ambassade de Côte d’Ivoire en manque d’espoir. Prêt à errer un jour de plus sur le pavé.
C’est à cet instant qu’il aperçoit Chloé. Coiffée de longues et volumineuses boucles blondes, la jeune femme patiente près d’une bouche de métro. Chaka envisage alors de l’interpeller. Pour tenter d’imprimer ses papiers d’identité ivoiriens et prouver ainsi sa minorité, l’adolescent a en effet besoin de la signature d’une personne adulte. Et s’il cible Chloé, c’est parce que ses nombreuses venues à l’ambassade lui ont appris que « les femmes blanches progressent plus rapidement dans la file d’attente. » Mais Chaka appréhende aussi la réaction de la jeune femme. Il sait d’expérience qu’« à Paris, les gens te rejettent d’un geste, sans même t’avoir écouté ».
L’Ivoirien finit par se lancer. « Je n’ai plus rien à perdre », se souvient-il avoir pensé, s’approchant alors de cette française à la silhouette élancée, de 15 ans son aînée. Jour de chance. Chloé est une juriste qui se dit « ouverte et sensible à la condition des exilés ». Après l’avoir attentivement écouté, la trentenaire lui offre non seulement sa signature mais aussi son numéro de téléphone, ainsi qu’un « soutien administratif » de plus longue durée.
« Je ne pouvais plus me regarder en face en sachant qu’il vivait à la rue »
Un mois plus tard, Chaka sollicite Chloé pour qu’elle l’aide à réceptionner un courrier. À la sortie de la poste, la juriste invite l’exilé dans un fast-food. « Il était très amaigri, probablement sous-alimenté depuis des années », se souvient-elle depuis son canapé. Installé à ses côtés, l’Ivoirien est aujourd’hui à l’aube de la vingtaine et en bonne santé. Il s’émeut : « C’était ma première fois dans un restaurant parisien ». Chloé, amusée, renchérit :
« Je lui ai simplement payé un grec. Mais il se rappelle d’un jour merveilleux. »
« Je ne me suis pas tout de suite dit que j’allais l’héberger et que quatre ans après, il vivrait encore avec moi », poursuit la trentenaire sous les yeux de son protégé. Mais au fil de ses rendez-vous avec Chaka, Chloé découvre un garçon « honnête », « courageux » et dont la « détresse » devient « insoutenable ». En novembre 2019, le juge des enfants refuse définitivement la demande de prise en charge de l’adolescent et la mauvaise nouvelle coïncide avec le retour du froid. Pour Chloé, c’en est trop :
« Il faisait deux degrés dehors à cette période. Je ne pouvais plus me regarder en face en sachant qu’il vivait à la rue. Je sais qu’il n’est pas le seul dans ce cas. Mais le concernant, c’était trop tard : je le connaissais et je ne supportais plus. »
Un soir de semaine, la jeune femme prend sa décision. Elle rentre du travail, l’appelle et lui propose le canapé du salon.
Une relation devenue fraternelle
Malgré les efforts de Chloé, aucune association n’acceptera d’héberger l’Ivoirien. Initialement provisoire, son séjour chez la juriste s’éternise. « Au début, ce n’était pas évident, admet à présent la trentenaire. Chaka restait assis dans un coin, il n’osait toucher à rien ». « C’est vrai, enchaîne l’Ivoirien. Dans ma culture, on ne prend jamais quelque chose qu’on ne nous a pas proposé. Elle avait beau me dire de faire comme chez moi, je n’y arrivais pas. » Puis, il y a ces nuits où Chaka réveille Chloé en criant. Des cauchemars replongent l’exilé dans l’enfer de la Libye. Et lui font affirmer, en sueur, qu’ « ils vont revenir [le] chercher ».
À l’époque, Chloé panse ses propres plaies. La jeune femme sort d’une longue période de dépression quand Chaka débarque à la maison. « Je traînais encore au lit tous les week-ends. Mais Chaka m’a définitivement redonné goût en la vie », confie-t-elle :
« Ce qu’il a enduré aide à relativiser. Et vivre avec quelqu’un qui meurt d’envie d’aller au cinéma pour la première fois, ça m’a motivée à bouger, à lui montrer Paris. »
Dans un hochement de tête, la juriste conclut :
« On s’est mutuellement sortis de la galère. »
Elle lui a appris, chaque soir, à lire et à écrire le français. « Avec le temps, il a gagné en autonomie et notre relation est devenue fraternelle », explique-t-elle à présent. Pendant les vacances scolaires, les parents de Chloé accueillent et chérissent d’ailleurs Chaka comme un cinquième enfant. Régulièrement, le couple de Poitevins remercie l’Ivoirien pour le bien qu’il a fait à leur fille en entrant dans sa vie.
Il lui manquait les papiers
En 2020, Chaka est scolarisé pour la première fois. Une délivrance pour celui qui a « toujours rêvé d’exercer un autre métier que celui de cultiver la terre ». Dans quelques semaines, l’Ivoirien terminera brillamment un CAP plomberie, délégué de classe et félicité chaque trimestre. La suite : un BAC professionnel en septembre, grâce à la promesse d’embauche d’un maître de stage satisfait.
Les papiers, c’est ce qui lui manquait. Le 23 décembre 2022, la préfecture de Seine-Saint-Denis a refusé la demande de titre de séjour du lycéen au motif qu’il ne justifiait « d’aucune insertion sociale ou d’expérience professionnelle », « ni de l’ancienneté et de la stabilité de liens en France ». Sous le coup d’une OQTF [Obligation de quitter le territoire français], Chaka pouvait être arrêté et expulsé à tout moment.
Mais en avril dernier, un vent de soulagement souffle sur la colocation. La préfecture revoit sa décision et le séjour en France de Chaka est régularisé pour un an. Il y a quelques semaines, Chloé a envoyé une photo. On y voit Chaka, installé sur le siège passager de sa voiture. Dans ses mains, le titre de séjour qu’il vient de retirer à la préfecture. Sa grande sœur l’assure : ce jour-là, rien n’aurait pu lui décoller les yeux du petit rectangle plastifié.
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