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    22/07/2024

    Il n’existe aucun protocole médical clair pour endiguer la crise

    De la rue au Cra, les jeunes en exil accros au Lyrica

    Par Elisa Verbeke , Rym Bousmid , Hervé Lequeux

    Le Lyrica est sur le podium des ordonnances les plus falsifiées. Détourné pour ses effets désinhibants, l'anxiolytique, populaire auprès des personnes exilées souffrant de traumatismes, mène parfois à une addiction mortelle.

    « Quand t’es en manque de Lyrica c’est horrible. Tu ne manges pas, tu ne dors pas, tu réfléchis mal, t’as envie de rien. » Yassine (1) a 25 ans. Il a l’air d’en avoir dix de plus. Coupe dégradée, cicatrice sur la tête, son visage est marqué, mais ses petits yeux cernés toujours pétillants. Le grand gaillard est assis nerveusement dans le cabinet de sa psychologue de l’association Oppelia Charonne, dans le 13e arrondissement de Paris. Déjà un an qu’il est suivi pour tenter de se sevrer complètement du médicament. Avant, il tournait à des dizaines de gélules rouge et blanche par jour, souvent mélangées à d’autres actifs. Désormais, il n’en prend plus que cinq. Quatre lui sont prescrits par son psychiatre, le cinquième, le dernier de la journée et le « plus puissant » selon lui, il l’achète aux vendeurs de rue.

    Surnommé « taxi » ou « saroukh » (fusée en arabe) pour ses effets planants, la prégabaline – le nom générique du Lyrica – est un médicament sur prescription pour les troubles anxieux généralisés, de l’épilepsie voire des douleurs neuropathiques. En 2020, il est arrivé en tête des médicaments cités dans des ordonnances suspectes, selon les données collectées par le réseau français d’addictovigilance. L’année suivante, la prégabaline a été classée parmi les stupéfiants par le ministère de la Santé. Dans les médias, elle est désormais surnommée « la drogue du pauvre ». Mais elle concerne de nombreux jeunes exilés et est aisément disponible au marché noir. « Ici, les patients accros au Lyrica affluent. C’est un phénomène émergeant », commence le Dr. Dorian Rollet, spécialiste du Lyrica en France et directeur de deux enquêtes encore en cours sur le sujet. Il officie depuis 2018 à l’hôpital Widal dans le 10e arrondissement, à deux pas du quartier de la Goutte d’or. « Les patients qu’on suit sont tous en situation d’exil. La plupart sont maghrébins et jeunes, et une petite partie est originaire des Balkans », continue-t-il. Selon l’addictologue :

    « Une grande partie de mineurs isolés maghrébins est concernée. »

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    Dans la rue, de jeunes exilés, souvent mineurs, prennent du Lyrica. Une façon d'oublier leur quotidien d'errance. / Crédits : Hervé Lequeux

    300.000 comprimés saisis

    En novembre dernier, 8.344 gélules ont été saisies à Metz. Début 2024, la douane française a réalisé le « premier démantèlement d’un réseau international d’importation de prégabaline », après avoir découvert 6.130 comprimés sur une passagère venue de Grèce. L’enquête a révélé l’existence d’un marché de 300.000 pilules à Marseille (13). Les pilules sont vendues entre un et trois euros l’unité, à des dosages allant de 150mg à 300mg. Elles se vendent moins cher à Marseille qu’à Paris, car elles proviennent parfois d’un trafic parallèle de médicaments contrefaits ou récupérés depuis l’étranger qui transitent par le port de la cité phocéenne depuis les Pays-Bas ou l’Inde. Ou même par les migrants eux-mêmes, arrivés d’Italie. « La pilule coûte 2,50 euros, parfois seulement 2 euros quand tu connais bien le vendeur », stipule Yassine, sourire en coin. Le Marocain les trouve à Barbès, à la Villette ou à Saint-Denis et, depuis peu, sur la place d’Italie dans le 13e arrondissement. « En 2020, ça coûtait encore moins cher, un euro la pilule », explique le grand aux yeux bruns. Les vendeurs ? « Souvent des Algériens », raille-t-il :

    « Les Marocains ont le shit, et eux la prégabaline »

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    La pilule coûte entre 2 euros et 2 euros 50. / Crédits : Hervé Lequeux

    La mise en place en mai 2021 des ordonnances sécurisées n’a fait que temporairement augmenter les prix du marché noir. Derrière ce trafic parallèle, bâti sur des prescriptions falsifiées et des médicaments de contrebande, de nombreux acteurs associatifs reconnaissent des revendeurs habituels de Rivotril, surnommé « Madame courage ». Ce médicament de la famille des benzodiazépines fortement addictif, est détourné pour son effet « défonce » depuis plus de dix ans. Dans le quartier de la Goutte d’or, des consommateurs mélangent souvent le Rivotril avec le Lyrica, l’alcool fort, et les ballons de gaz hilarant. Parfois même avec de la cocaïne ou du crack quand la tolérance s’est installée. On appelle cette méthode de consommation le « polypharming ». Le docteur Dorian Rollet ajoute :

    « Le médicament est consommé pour son effet anxiolytique et “downer”. Les consommateurs ont un parcours multi-traumatique avec des carences affectives et des traumas complexes, type témoins de violences familiales ou de scènes de crime, par exemple. »

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    Dans le quartier de la Goutte d’or, des consommateurs mélangent souvent le Rivotril avec le Lyrica, l’alcool fort, et les ballons de gaz hilarant. / Crédits : Hervé Lequeux

    Parcours traumatiques

    C’est le cas de Yassine. Lui a grandi à Hay Hassani, un quartier populaire de Casablanca au Maroc. Son père ne peut plus gagner sa vie suite à un accident de travail et sa mère se débrouille comme elle peut pour élever la fratrie de cinq. Yassine a 11 ans quand son grand frère tue devant lui son voisin et ami, lors d’une bagarre. C’est pour fuir cette violence qu’il arrive en France de l’Italie en 2018. D’abord un an en Bretagne chez son oncle avec qui il enchaîne les petits boulots, avant d’arriver à Paris en 2019. Pendant deux ans, Yassine dort dans la rue, parfois en squat. C’est à Gare de l’Est qu’il trouve refuge. « Dans la rue, il y a des gens gentils et d’autres qui sont fous. J’ai vu des choses très graves et beaucoup de bagarres. » Il dévoile une grande cicatrice sur son bras :

    « Quelqu’un qui prenait du crack voulait me voler mon sac et m’a agressé avec un couteau. »

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    « Dans la rue, il y a des gens gentils et d’autres qui sont fous. J’ai vu des choses très graves et beaucoup de bagarres », raconte Yassine. / Crédits : Hervé Lequeux

    « J’étais avec les mineurs, j’ai vu beaucoup de monde en prendre. Mais moi, je ne suis pas dans ça », se dédouane Imad, 18 ans et enfermé depuis deux mois quand StreetPress le rencontre au centre de rétention administratif (Cra) de Vincennes, en janvier dernier. Comme d’autres mineurs étrangers, il a découvert le Lyrica en arrivant en France, avec des amis qui ont grandi en Algérie comme lui. C’est un petit, mais il sait déjà s’imposer dans un groupe. Il continue :

    « Dans la rue tout le monde prend des trucs et le Lyrica, on commence très jeune. »

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    Comme d’autres mineurs étrangers, Imad a découvert le Lyrica en arrivant en France. / Crédits : Hervé Lequeux

    Le Lyrica permet à ses usagers d’avoir un état euphorique, de désinhibition, des hallucinations, mais aussi ce que certains d’entre eux, décrivent comme « une sensation de toute-puissance ». « D’autres le consomment aussi parce que ça protège du froid, parce qu’on se sent moins seul, qu’on est dans la rue. C’est de l’automédication », précise Fabrice Olivet, expert chez L’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) pendant douze ans et également vice-président de l’association Auto-support et réduction des risques parmi les usagers et ex-usagers de drogues (Asud). Pour Yassine, comme pour d’autres, la première fois qu’il a pris du Lyrica, le médicament lui était prescrit par un médecin au Maroc, pour des douleurs. Aujourd’hui, il raconte que la prégabaline l’a aidé à supporter les nuits glaciales et la difficulté de dormir à même le sol dans la rue :

    « Les gens en mangent pour ne plus penser à leurs problèmes. »

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    Yassine raconte que la prégabaline l’a aidé à supporter les nuits glaciales et la difficulté de dormir dans la rue. / Crédits : Hervé Lequeux

    Mais son usage excessif, comme pour Yassine, peut entraîner une dépendance physique et des troubles comme une augmentation de l’agressivité et des idées suicidaires. Surtout, il augmente le risque de dépression respiratoire et de troubles du rythme cardiaque, deux manifestations majeures d’une overdose mortelle.

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    L'usage excessif du Lyrica peut entraîner une dépendance physique et des troubles comme une augmentation de l’agressivité et des idées suicidaires. / Crédits : Hervé Lequeux

    À LIRE AUSSI : Les rêves brisés de Mustapha, mineur marocain retrouvé pendu en prison

    « La dimension addiction n’est pas prise en compte pour ces patients »

    Un jour du début de l’année 2020, peu avant le Covid, Yassine apprend qu’il est visé par une Obligation de quitter le territoire français (OQTF) alors qu’il tente en vain de renouveler son titre de séjour. Il est envoyé au Cra de Vincennes pour trois mois. « Ça a laissé en moi des trucs pas bien. Les violences, c’étaient tous les jours. Ils se tapaient même avec la brosse à dents. » Dans les Cra, le Lyrica est un des médicaments les plus consommés. La plupart arrivent déjà accros, et selon la politique de l’établissement démarrent un sevrage forcé ou s’en font prescrire.

    « C’est la folie ici ! », embraie Nora (1), infirmière dans ce même centre de rétention, depuis dix ans. Elle est en charge de distribuer les médicaments aux retenus, des sans-papiers enfermés en attendant leur expulsion. Quand on lui demande si elle a déjà entendu parler du Lyrica, la quinquagénaire soupire lourdement. Elle a décidé d’arrêter d’en distribuer au Cra en mai 2022. « Je suis infirmière, pas dealer », assène-t-elle face à l’ampleur du phénomène. Ici, « tout le monde a des problèmes d’addiction ». Mais depuis 2018, c’est la prégabaline qu’on lui réclame.

    À LIRE AUSSI : Le malheur des exilés enfermés au centre de rétention de Vincennes

    Dans son petit bureau gris, plein de paperasse, l’infirmière du Cra de Vincennes ajoute :

    « Avec l’héroïne ou la cocaïne, c’est facile ! On donne de la méthadone ou du subutex et les patients peuvent gérer leur addiction. Pour le Lyrica, il n’y a pas de substitut. »

    Alors les différents Cra créent des protocoles sanitaires, sans directive nationale, du bricolage… Comme à Vincennes, où l’on « délivre surtout du Dafalgan-codéiné ou de l’Acupan pour soulager les douleurs », clarifie-t-elle. D’autres professionnels osent encore en prescrire, malgré la désapprobation quasi-générale et le tabou qui entoure le Lyrica. « Ce type de protocole reste un ovni, non-encadré, à l’initiative de médecins courageux », soutient Fabrice Olivet, le militant d’Asud.

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    Pour le Lyrica, actuellement, il n'existe aucun substitut. / Crédits : Hervé Lequeux

    Pour le docteur Samir, médecin généraliste toulousain en Cra et centre de santé associatif, l’addiction à ces médicaments « n’est de toute façon pas prise en compte pour ces patients » par les pouvoirs publics. Il résume avec ironie :

    « Les consommateurs sont une population marginalisée et racisée : on ne va pas commencer à se faire chier à créer des protocoles pour soigner ces gens-là. »

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    Pour le docteur Samir, l’addiction à ces médicaments « n’est de toute façon pas prise en compte pour ces patients » par les pouvoirs publics. / Crédits : Hervé Lequeux

    Overdoses

    Le Lyrica tue pourtant à l’intérieur même des centres de rétention. En 2023, deux personnes y ont perdu la vie. Un homme à Vincennes en mai et un autre à Marseille en juin. Malgré le secret de l’enquête en cours, pour les deux décès, des pistes portent sur une overdose de prégabaline. D’après les données les plus récentes de l’enquête Drames (Décès en relation avec l’abus de médicaments et de substances) de l’ANSM, la prégabaline est imputée dans la mort d’au moins 25 personnes depuis 2018. Dans la majorité des cas, la molécule est associée à des opioïdes. Le Dr. Samir assure :

    « C’est un chiffre sous-évalué. Quand une personne arrive à l’hôpital pour overdose, on ne détecte pas toujours cette molécule. »

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    La prégabaline est imputée dans la mort d’au moins 25 personnes depuis 2018. / Crédits : Hervé Lequeux

    Quand Yassine sort du Cra, à l’été 2020, il prend une décision radicale : « J’avais besoin d’arrêter les médicaments. » À 21 ans, il décide de se faire suivre. « J’ai compris que le problème venait de moi, que d’autres comme moi, avaient des parcours traumatisants. » Avec l’aide d’Oppelia Charonne, il espère trouver un contrat, être régularisé et « ne plus être dans la violence ». Celui qui a fait une école de coiffure au Maroc coupe bénévolement les cheveux des patients addicts, qui, comme lui, ont un jour poussé la porte de l’association en espérant retrouver leur sobriété.

    À LIRE AUSSI : Mort suspecte et tentatives de suicide : série noire au Cra de Marseille

    (1) Les prénoms ont été changés.

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