Clothilde avait 18 ans. Son « match » Tinder environ sept de plus. C’était il y a trois ans. Elle est encore très secouée de ce qui s’est passé. « Je lui ai dit : “Je ne veux pas” », souffle-t-elle. Elle, est sur l’appli depuis fin 2018. Par messages, tout se passe bien. Mais lors de leur première rencontre, il l’emmène dans le bar d’un hôtel. L’homme la presse. Elle est sur une des apps les plus en vogue, qui a la réputation d’y favoriser le sexe occasionnel. Il clarifie ses intentions : si elle a envie de lui, il a envie d’elle. Hésitante, elle cède et lui s’empresse de réserver une chambre. Une fois sur le lit, Clothilde comprend qu’elle ne veut pas être là. « Sur le moment, moi, j’étais comme une feuille, je tremblais beaucoup. » Elle voit à cet instant que l’homme « est passé en mode dominant ». « Il voulait juste que je fasse ce qu’il me disait », dénonce Clothilde, crispée par son comportement. À ce moment, elle verbalise clairement son non-consentement. « Je saignais et il a continué. » Elle continue de dire non mais elle finit par mettre son cerveau « en off » :
« Je ne peux pas me débattre parce que le gars est extrêmement musclé, il est sur moi. Je ne peux rien faire. »
Clothilde s’est confiée dans le cadre d’une enquête sur internet menée par StreetPress pour connaître l’utilisation et les comportements observés et subis via les applications de rencontre. Elle fait partie des 318 personnes, entre 16 et 60 ans, à avoir répondu à notre questionnaire en ligne. Cette enquête à visée nationale a permis de mettre en évidence un fait : les violences sexistes et sexuelles (VSS) sont très largement présentes sur les applications de rencontre (1). Plus de la moitié des répondants auraient rencontré une personne abusive sur une app (55%). 39% déclarent même avoir été victimes de VSS avant, pendant ou après la rencontre physique. Dans 91% des cas, les auteurs de ces agressions seraient des hommes.
Certaines des personnes interrogées dans le questionnaire ont d’abord déclaré ne pas avoir été victimes de violences. Elles ont fini par modifier leurs réponses en cours de questionnaire, réalisant que ce qui se passait via les messageries des applications, ou par Whatsapp, Messenger et autres, relevait déjà de l’agression. L’injonction à la sexualité qui s’est ancrée sur certaines applications entraîne des VSS à toutes les étapes d’un date : avant, pendant et après.
Notre méthodologie
Le questionnaire en ligne, qui contrairement au travail des instituts de sondage n’a pas vocation à être représentatif de la population française, comprend 16 questions et se divise en deux parties. La première permet d’établir le profil de la personne interrogée (âge, genre, zone d’habitation). La deuxième se concentre sur l’utilisation des applications à savoir le type d’applications utilisées et leur fréquence. Et s’il y a eu une VSS, quel était le genre de la personne abusive, le type de VSS subi et le moment de la rencontre où celle-ci a eu lieu. 318 personnes ont répondu à ce questionnaire. Parmi elles, 89 pourcents ont utilisé des applications de rencontre, majoritairement Tinder à 72 pourcents.
Nous avons aussi fait le choix de mettre certaines questions en « réponse facultative » pour ne pas heurter les victimes. Ainsi, des personnes ne se reconnaissant pas dans les faits édictés ou ne souhaitant pas répondre pouvaient passer la question. Les journalistes ont ensuite recontacté certaines personnes pour des témoignages plus détaillés.
Photos non-consenties
Pour au moins 44% des interrogés, comme Frédérique, Arthur (2), Alex et Jules (2), les violences sexistes et sexuelles ont commencé bien avant qu’une rencontre ne soit programmée, par téléphones interposés. Pour 31,5% de ces personnes, tout a débuté avec des « dick pics ». « Je recevais des photos de sexe une fois tous les deux jours. C’est un sentiment très désagréable de se sentir persécutée dans sa vie privée alors qu’on n’en a pas envie. J’avais l’impression qu’on entrait dans mon intimité sans mon consentement », lâche Frédérique, 29 ans, qui a utilisé Badoo, Adoptunmec et Lovoo entre 2010 et 2014. Sur Grindr, une appli de rencontre pour hommes homosexuels ou bisexuels, dick pics et insultes arrivent plusieurs fois par jour.
Quand il était à Nancy (54), Jules, 22 ans et utilisateur quotidien de Grindr, a arrêté de compter. « Les dick pics, les insultes, c’était habituel », lance le jeune homme désabusé. Arthur est lui sur Grindr depuis cinq ans. Son entourage qui n’utilise pas l’appli est souvent choqué par ce que raconte l’homme de 25 ans. Lui ne l’est plus :
« Ça fait un peu partie du package. On s’habitue. Recevoir des photos explicites de vieux de 50 ans sans que je n’ai rien demandé, ça m’arrive tout le temps. »
Sur Grindr, une appli de rencontre pour hommes homosexuels ou bisexuels, dick pics et insultes arrivent plusieurs fois par jour. / Crédits : Marine Joumard
Harcèlement
« À chaque fois que je reçois une dick pic, je signale. Et Grindr ne fait jamais rien », affirme Jules l’ex-Nancéien. Les politiques des applis sont parfois à la base du problème. Grindr et Happn vantent les mérites de la géolocalisation. Elle permet selon Grindr d’entrer en contact avec n’importe quel autre utilisateur et réunit la communauté LGBTQIA+. Pour Happn, c’est même la base de l’appli, qui vend aux célibataires de retrouver des personnes sur qui ils auraient pu flasher durant la journée. La com’ du groupe précise que celle-ci peut être retirée à tout moment et assure ne jamais révéler l’emplacement exact d’un utilisateur à un autre. Mais là encore, l’app entraîne des situations de harcèlement.
Sabrina (2), la trentaine, vit à la campagne, où les profils sont plus rares. « Je suis obligée de mettre un rayon de 80 km pour trouver des profils intéressants quand j’utilise les applis », explique-t-elle. Il y a quelques mois, elle est passée en voiture devant un autre utilisateur de Happn. Au panneau stop, face au peu de personnes connectées sur l’appli, il la retrouve immédiatement. Elle explique avoir rapidement vu qu’elle était suivie. Il ne s’est finalement rien passé de plus.
En zone urbaine, Alex a aussi fait les frais de la géolocalisation de Grindr à deux reprises. Cet homme de 31 ans, qui utilise aussi Fruitz et Lovoo, confie la gorge nouée ses deux expériences en 2023, à un peu moins de trois mois d’intervalles. « La première fois, j’avais mis ma photo sur l’application. Un gars m’a reconnu. Il était sur mon lieu de travail. Je suis entré dans les vestiaires. Il m’a suivi. Il a fermé la porte. » Il fait mine d’aller aux toilettes mais observe Alex quand il se change, à moitié nu. Quand il s’en rend compte, Alex est sidéré. L’autre lui lance : « Je t’ai vu sur l’application Grindr, je te trouve beau gosse ». Alex est resté immobile jusqu’à ce que l’homme s’en aille. La deuxième fois, Alex rencontre un homme qui sait tout de lui : ce qu’il fait, où il habite, où il a travaillé. « J’ai pris conscience qu’il me stalkait dans la rue », relate le trentenaire, qui a eu très peur pour lui mais aussi pour ses proches. Il a imaginé que son stalker pouvait les suivre à leur tour pour remonter jusqu’à lui. Il s’est senti agressé et a retiré sa photo de profil :
« Depuis, je discute toujours via les applis. Je ne donne jamais mes coordonnées perso, j’ai trop peur qu’on me retrouve. »
Des viols
D’autres femmes et hommes ont été victimes de viol lors d’un rendez-vous avec leur match, parfois lors de la première rencontre comme Clothilde. 11% des personnes qui ont répondu à notre questionnaire ont vécu des agressions sexuelles ou des viols. Il y a Adeline (2), Corentin, Léa ou Kathleen (2). Leurs histoires sont toutes différentes mais un point commun règne : les hommes qui les ont agressés sexuellement ont agi comme si leurs actes étaient parfaitement normaux, puisque les victimes ont accepté de les rencontrer.
Deux semaines après son inscription sur Tinder en ce début d’année 2023, Adeline accepte un date. Ils mangent ensemble, discutent et finissent par s’embrasser dans la voiture de l’homme. Mais la femme de 21 ans ne veut rien de plus. Elle réalise qu’elle ne maîtrise pas la situation. Avec nervosité, elle se remémore la scène : « Il proposait verbalement et moi, je disais non, je disais non avec mon corps en montrant que si c’était comme ça, ça n’allait pas me plaire. » Son match insiste de plus en plus. « En fait, il voulait que je le suce. Je lui ai dit direct : “Je ne ferai pas ça”. » Adeline répète :
« Je n’ai pas hésité. J’ai vraiment dit non. »
L’homme commence à s’énerver et la force en la prenant par les cheveux. Il aurait renchéri : « “Pourquoi tu ne veux pas faire ça ? C’est normal, vas-y. En vrai, tu as envie.” » Dégoûtée, Adeline martèle : « J’ai dû lui dire et le repousser, je ne sais pas… Une dizaine de fois. Et, je l’ai fait. J’avais juste envie de rentrer chez moi, envie de dormir. J’avais juste envie que ça s’arrête. »
Corentin a également subi un viol, il y a deux ans. Inscrit sur Grindr, il discute avec un homme qui veut absolument le rencontrer. Corentin finit par accepter mais tient à être extrêmement clair : il ne veut pas de relation sexuelle. Lors du rendez-vous, il a une excuse au bout d’une heure pour y mettre fin : il a une visioconférence qui doit commencer. Mais là aussi, celui qu’il a en face de lui n’en a rien à faire. L’homme le tient fermement et le force à lui faire une fellation. Corentin conclut, écœuré : « Il a éjaculé sur moi, a fermé sa braguette et est parti de l’appartement comme si l’on était dans un salon de proxénétisme. »
Il y a Adeline (2), Corentin, Léa ou Kathleen (2). Leurs histoires sont toutes différentes mais un point commun règne : les hommes qui les ont agressés sexuellement ont agi comme si leurs actes étaient parfaitement normaux, puisque les victimes ont accepté de les rencontrer. / Crédits : Marine Joumard
Le « contrat sexuel »
Face aux victimes comme Clothilde, Corentin ou Adeline, le discours est toujours le même : si vous êtes sur cette application de rencontre, vous voulez du sexe. Léa, 20 ans, en a elle aussi subi la violence. En juin 2022, la jeune femme est inscrite sur Tinder. Cette étudiante parisienne a subi un viol il y a trois ans. Elle est victime de profondes angoisses dès que des mots ou gestes lui rappellent cette agression. Elle match avec un homme et discute avec lui pendant plusieurs semaines. Après quelques rendez-vous, ils commencent une relation sexuelle. Mais pendant l’acte, il lui fait « mal » et elle se met à pleurer. Elle a alors « l’impression de revivre le traumatisme ». Elle lui dit d’arrêter, qu’elle ne veut plus continuer mais l’homme ne s’arrête pas. Elle balbutie, émue :
« Je continuais à pleurer, j’étais totalement tétanisée. Je n’étais pas capable de quoi que ce soit. »
Son consentement a été totalement ignoré, tout comme celui de Kathleen, 55 ans. Il y a dix ans, après un mois de discussion sur le site Rondeetjolie et un premier rendez-vous, elle va chez son « date » à Versailles (78). Ils commencent à faire l’amour mais au cours d’un jeu sexuel, il l’attache et la pénètre sans préservatif, tout en l’insultant. L’homme a appuyé sur le fait qu’elle était venue chez lui pour provoquer à Kathleen un sentiment de culpabilité : elle a eu du désir donc ce qui s’est passé serait « normal ».
Tout ceci représente le contrat sexuel incité sur les applications et toute leur dangerosité. « À force de répèter que Tinder, c’est le sexe, à force qu’une meuf ne fasse que recevoir des messages pour se rencontrer pour du sexe, je pense que tout ça normalise le fait que, quand tu rencontres quelqu’un, il faut forcément que tu t’offres à lui », dénonce Clothilde, qui a raconté son viol dans un hôtel trois ans plus tôt. Pour la doctorante en sociologie Daria Sobocinska – qui travaille actuellement sur une thèse intitulée Parcours, usages et pratiques de la sexualité sans lendemain chez les jeunes hétérosexuels (3) – il faut pointer l’existence de scripts sexuels (4) :
« J’accepte de te rencontrer. J’ai joué le jeu de la séduction et ça veut dire que je consens et que je consens à aller jusqu’au bout : le rapport sexuel pénétratif. »
Face aux victimes comme Clothilde, Corentin ou Adeline, le discours est toujours le même : « si vous êtes sur cette application de rencontre, vous voulez du sexe ». / Crédits : Marine Joumard
Les violences d’après
Parmi ces personnes violées, Clothilde et Léa sont les seules à avoir totalement arrêté les apps. Adeline n’a pas directement supprimé Tinder mais elle a été « refroidie de revoir des hommes en date ». Quant à Corentin ou Kathleen, les deux ont fait une pause rapide avant de swiper à nouveau. Dans le cas d’une violence sexuelle, les victimes ont beaucoup de difficultés à se reconnaître en tant que telles. « J’avais vachement le réflexe de me dire : “C’est de ta faute, donc assume.” […] Je n’ai toujours pas envie de me qualifier comme une personne violée, même si l’on peut dire que c’est ça, je préfère dire que c’était un rapport non consenti… », reconnaît Clothilde. Une « mise à distance du spectre des violences sexuelles » que constate la chercheuse Daria Sobocinska :
« Elles essaient de se convaincre qu’elles en avaient envie ou qu’elles étaient là pour ça. C’est un peu une manière de tenir à distance ce spectre des violences sexuelles qui peut être très violent. »
Comme Clothilde ou Adeline, qui a été forcée de faire une fellation à son match, les victimes se sentent coupables après la manipulation de leurs agresseurs et hésitent à entamer des poursuites juridiciaires. Clothilde a eu peur de le faire, peur de ne pas être crue et peur de retomber sur lui car son agresseur est gendarme. Kathleen n’a malheureusement pas été prise au sérieux et a été raillée par le personnel hospitalier juste après son viol. Résultat, elle n’a pas porté plainte. Quant à Léa, déjà victime de viol trois ans auparavant, elle a abandonné faute d’informations suffisantes sur l’identité de son agresseur. Elle a tenté de trouver de l’aide auprès de Tinder, en vain. « Je l’ai signalé pour viol et agression. Tinder m’a juste envoyé un message me donnant des contacts d’associations et de la police et m’a dit qu’ils pouvaient retrouver la discussion avec son agresseur si besoin ». Sauf que dans le cas de Léa comme tant d’autres, cela n’aurait servi à rien, c’est lors de la rencontre et non dans le chat de Tinder que son match est devenu violent :
« Si j’avais vu un signe, je ne serais pas allée au rendez-vous, je fais très attention depuis mon précédent viol. »
Finalement, parmi les témoins questionnés par StreetPress, seul Jules, victime d’un viol en 2018 à l’âge de 17 ans, a poussé la porte d’un commissariat. Un homme lui avait proposé « une relation tarifée et j’avais fini par accepter, sauf qu’il ne m’a jamais payé ». « J’ai fini par poster un message sur un chat de la police et l’enquête s’est enclenchée », raconte-t-il. Son agresseur, un homme entre 50 et 60 ans, qui a usé du même stratagème sur deux autres mineurs, n’a finalement pas été condamné pour le viol de Jules, uniquement pour incitation au proxénétisme. Aujourd’hui, Jules utilise toujours les applications de rencontre avec plus de méfiance : tous ses dates se déroulent dans des lieux publics.
Que font les applications ?
Autant d’histoires qui remettent en question les politiques de sécurité mises en place sur les applications de rencontre. StreetPress a interrogé les mastodontes comme Grindr, Match Group ou Happn ainsi que Fruitz. Seuls Match Group – qui possède Tinder, Hinge ou OkCupid – et Happn ont défendu leur politique. Les autres n’ont pas daigné répondre. Les deux compagnies mettent en avant l’absence de partage de contenus sur leurs réseaux qui empêcherait la diffusion d’images non consenties et de messages sans like préalable. Ces entreprises affirment faire le job pour lutter contre les VSS, en collaborant avec la police à chaque fois que cela s’avère nécessaire. Tinder se félicite même d’avoir mis en place un portail des forces de l’ordre. Une première dans l’industrie des applications de rencontre qui contraste avec l’enquête menée par Buzzfeed, ProPublica et le Columbia Journalism Investigations (CJI) qui dénonçait en 2019 la présence d’agresseurs sexuels condamnés sur les sites de rencontre gratuits du groupe.
Pour la chercheuse Daria Sobocinska, les applications de rencontre ne favorisent pas davantage les agressions sexuelles qu’un bar ou une boîte de nuit. Elle conclut, sans appel :
« Les applications ne sont pas un terreau propice aux violences sexuelles, la société patriarcale l’est. »
(1) Violences sexistes et sexuelles : selon la loi, on parle de VSS lorsqu’une personne impose à autrui un propos (oral ou écrit), un comportement, un contact à caractère sexuel.
(2) Ces cinq victimes ont choisi d’être anonymisées, les prénoms ont été changés.
(3) Daria Sobocinska est en préparation de sa thèse à l’Université de Lille sous la direction de Gilles Chantraine. Ses travaux portent sur la sexualité dite « sans lendemain» : une sexualité dans laquelle les partenaires ne s’engagent pas dans une relation stable et exclusive.
(4) La théorie des scripts sexuels permet de mettre en œuvre un cadre d’analyse de la sexualité en tant que phénomène culturel et social, cette notion a été exposée par les sociologues John Gagnon et William Simon.
Enquête de Virginie Menvielle, Sofiane Descamps et Fanny Turquais. Illustrations de Marine Joumard.
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