« Ça fait plus de 20 ans qu’on habite ici et maintenant on veut nous virer », pose Rabi, cigarette aux lèvres. Le quinquagénaire habite la caravane la plus proche de l’entrée de l’aire d’accueil des gens du voyage de Wattignies, en banlieue de Lille (59). De sa chaise pliante, il observe les allers et venues sur le terrain. « On nous a dit que l’huissier pouvait débarquer à tout moment avec les flics. Mais on ne partira pas, on a nulle part où aller », grommelle le jeune grand-père derrière ses Ray-ban. Une cinquantaine d’autres habitants installés sur quatre emplacements ont appris qu’ils devaient quitter les lieux sans délai. Une décision prise par le juge des référés, à la demande de la Métropole Européenne de Lille (Mel), propriétaire du terrain.
Quelque 30 enfants scolarisés à Wattignies depuis toujours, et plusieurs personnes âgées, gravement malades ou en situation de handicap seraient concernées. Sans solution de relogement ni autre emplacement, les familles se retrouvent chassées de la métropole lilloise. « Pour n’importe quel locataire ou squatteur, la loi oblige les collectivités locales à assurer le relogement pour que les familles ne se retrouvent pas à la rue. Pour les gens du voyage, rien n’est prévu », déplore l’avocat des familles, Maître Cardon.
« Une spirale infernale »
Rabi et ses proches se sont installés sur les lieux en 2004. Aucune échéance ne leur était jusqu’alors imposée. Mais en janvier dernier, Vago, l’entreprise gestionnaire de l’aire d’accueil, a demandé aux familles de signer une convention d’occupation valable trois mois. Les familles se sont retrouvées « occupants sans droit ni titre », une fois le contrat résilié fin mars par la Mel. C’est sur cette base juridique que le juge des référés a ordonné leur expulsion.
Les habitants disent avoir été manipulés par Vago et n’avoir reçu aucune explication au moment de la signature des contrats. Ils n’auraient jamais imaginé que la Mel profiterait de l’occasion pour les mettre dehors. « Moi je n’ai rien signé ! Ils sont venus pendant mon absence et ont demandé à ma fille de 14 ans de signer le contrat », assure Giovanni, le frère de Rabi. Sa mère Jacqueline peine à retenir ses larmes devant la pile de courriers posée sur la table : « Ce n’est pas facile quand on ne sait pas lire et que l’on ne nous explique rien ». Atteinte d’un cancer à un stade avancé, elle ne sait pas comment elle pourra poursuivre ses soins s’il fallait qu’elle quitte la ville.
« C’est une spirale infernale pour ces familles qui vivent déjà dans des conditions très précaires avec un contrôle social quasi-permanent. Elles vont maintenant être sujettes aux agressions des policiers, vont devoir bouger constamment. Les parcours professionnels et de scolarisation vont s’arrêter et cela va produire encore plus de précarité sur un territoire où il n’y a pas de place dans les aires d’accueil », réagit William Acker, délégué général de l’association nationale des gens du voyage citoyens (ANGVC).
Rabi, installé sur les lieux depuis 2004, redoute l'expulsion. Il s'inquiète pour la continuité de la scolarité de ses enfants. / Crédits : Jeremie Rochas
Insalubrité et sur-occupation
Pour justifier le caractère « urgent » de la requête, la Mel s’est également appuyée sur de supposées entorses au règlement de l’aire d’accueil constatées par Vago, mais réfutées par les familles. « Ils m’accusent d’avoir été agressive avec un employé de Vago et d’avoir dégradé une porte blindée. Moi, avec mes 68 ans je suis menaçante ?! », s’exclame Jacqueline. « On n’a pas eu d’eau chaude pendant un an. Nos toilettes sont cassées et pas réparées depuis des années. Rien ne bouge, alors oui on parle fort, mais c’est pour être entendu ! ». Un employé de Vago rencontré par StreetPress confirme : « Ça fait 26 ans que je travaille ici, les habitants c’est comme ma famille. Mes collègues m’ont dit qu’ils n’avaient pas non plus été menacés ». Concernant les accusations de branchements illicites, les familles assurent que le coupable a quitté l’aire d’accueil, il y a déjà plusieurs semaines.
Les toilettes sont cassées et n'ont pas été réparées. / Crédits : Jeremie Rochas
Il y a quelques mois, plusieurs habitants ont décidé d’entamer une grève des loyers pour dénoncer l’absence d’entretien dans les parties communes. « On est déjà exclus de l’aide au logement par la Caf. On nous demande en plus de payer 500 à 700 euros par mois alors que Vago ne fait pas son travail. Nous voulions les faire réagir », explique Giovanni en haussant les épaules. Lorsqu’il a voulu rembourser ses dettes, il était déjà trop tard : la convention d’occupation avait déjà été résiliée par la Mel.
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Le voyageur partage sa dalle avec sa femme Natacha, leurs sept enfants scolarisés à Wattignies depuis toujours, son frère handicapé, leurs parents âgés dont certains sous assistance respiratoire. « On nous accuse de sur-occupation mais on n’a pas le choix, toutes nos demandes d’emplacement ont été refusées », souffle Natacha, désespérée. À ses côtés, son fils ainé s’inquiète pour son avenir : « On m’a toujours dit que je devais aller à l’école et maintenant on me pousse à la quitter. On va aller où ? Je suis né ici moi ! ».
Natacha s'inquiète pour l'avenir de sa famille. Ses parents sont âgés et sous assistance respiratoire. / Crédits : Jeremie Rochas
« Tout ça va très mal finir »
Depuis l’annonce de son expulsion, Rabi tente de dialoguer avec les autorités pour trouver une solution à l’amiable : « Je me suis rendu à la mairie la semaine dernière. On m’a lu une lettre que la Mel leur a envoyé, leur demandant de ne pas nous parler ». Quelques jours plus tard, son frère Giovanni a lui aussi demandé à être reçu par le maire.
« On m’a dit de patienter, qu’il allait me recevoir. Après une heure d’attente, ils ont appelé la police pour me chasser. »
Selon nos informations, Vago aurait déjà promis les emplacements encore occupés à d’autres familles en attente de place en aire d’accueil. « Ils vont créer des conflits entre nos familles, tout ça va très mal finir », soupire Rabi. Les yeux fixés sur son téléphone, il suit en direct sur facebook les obsèques d’un habitant d’une aire d’accueil de Thonon-les-Bains (74), tué par balle la semaine dernière : « Il est mort à cause d’une histoire d’emplacement. Il ne faut pas rigoler avec ça ».
Contactée par StreetPress, la Mel estime que les faits reprochés aux familles sont « de nature à porter atteinte à la salubrité et à la sécurité de l’ensemble des occupants de l’aire » et confirme qu’aucune solution de relogement ne sera proposée. Elle assure que seuls cinq enfants seraient concernés par les expulsions « selon le dernier recensement ».
Contactée, la mairie de Wattignies dit « s’inquiéter de la situation des enfants ». Vago et les différents établissements scolaires des enfants menacés d’expulsion n’ont pas souhaité répondre à nos questions.
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