Dans les étages de l’imposante Bourse du Travail de Lille (59), une dizaine d’anciens salariés et bénévoles du Secours populaire de Lomme répètent leurs discours à haute voix. Après des mois de préparation, les voilà dans les starting-blocks, prêts à raconter les souffrances qu’ils disent avoir vécu au sein de l’association caritative, devenue actrice incontournable de l’aide aux plus démunis dans la métropole lilloise – avec ses différents points de vente de vêtements, électroménagers et denrées alimentaires à prix réduits. Leur première conférence de presse est prévue ce samedi, accompagnée par la CGT. « Ça y’est, je sens que le stress commence à monter », grelotte Alice (1), le menton dissimulé dans son écharpe. La bénévole aux cheveux grisonnants a rejoint le collectif avec la ferme attention de ne plus être silencieuse face au mal-être de ses collègues :
« J’ai compris qu’il y avait un mode de fonctionnement qui finissait par empuantir la vie des salariés et pour certains les broyer. »
Tous accusent la directrice historique de l’antenne locale, Muriel Sergheraert, de violences managériales devenues insupportables. Une plainte collective a été déposée et l’infraction de harcèlement moral a été retenue par les policiers en charge du dossier. En parallèle, une enquête judiciaire pour abus de confiance au sein de la structure a été ouverte par le procureur de la République en avril dernier. La responsable de l’association, sous le feu des accusations et présumée innocente, n’a eu d’autre choix que de démissionner de son mandat d’adjointe au maire de Lomme, qu’elle assurait depuis plus de 20 ans. Elle refuse toutefois de quitter son poste de directrice du Secours populaire de Lomme. Engagée dans l’association depuis plus de 45 ans, elle dirige d’une main de fer l’antenne locale, devenue un affaire de famille : son mari et trois de ses enfants ont occupé des postes de salariés ou de membres du conseil d’administration. Autant de soutiens acquis à Muriel Sergheraert, selon les salariés. « Il n’y a maintenant que le collectif qui peut l’arrêter », conclut froidement Alice.
Humiliations en série
Lorsque Amin (1) pousse les portes de l’association en février 2014, il est sans-papiers et cherche à faire quelques heures de bénévolat faute d’avoir le droit de travailler. Très vite, les responsables du site lui auraient proposé un deal à l’amiable : 28 heures de travail par semaine sans rémunération contre une aide à la régularisation. À cette époque, le quinquagénaire est dans une impasse administrative et en grande précarité. Il aurait accepté la proposition. L’Algérien aurait alors été chargé des dépannages électriques, de la réparation et de la manutention. Il serait aussi sollicité pour aider à la traduction arabophone. Il explique :
« Je suis resté deux années à travailler comme bénévole avec mon épouse. Ensuite, le Secours populaire me réglait en contrepartie mon loyer de 460 euros. »
Il attend quatre ans avant d’être régularisé et de signer son premier contrat de travail. S’en serait suivi six années de brimades et d’humiliations incessantes : Amin n’est pas convié aux réunions de travail, isolé sur le site, et systématiquement dénigré devant ses collègues par Muriel Sergheraert. « Elle me disait : “Tu ne vaux rien”, “tu es incapable de tout en général”, “tu ne seras pas capable de trouver un travail ailleurs” », relate l’employé dans son dépôt de plainte pour harcèlement moral (2).
Un épisode récent l’a particulièrement marqué. Le 29 mars dernier, après un désaccord sur le planning de travail, la directrice l’aurait copieusement insulté :
« Abruti, tu n’es qu’un sinistre personnage ! Connard. »
Une ancienne salariée présente au moment des faits confirme ces propos.
Deux autres anciens employés de l’association auraient eux aussi été humiliés par Muriel Sergheraert entre 2020 et 2023. « J’ai été la cible de colères fréquentes, d’insultes humiliantes et d’un isolement délibéré, au point que j’en suis venu à redouter chaque jour de travail », insiste Jean (1), employé de l’association en 2021. Il a également déposé plainte pour harcèlement contre la directrice (2) :
« Ces comportements n’étaient pas ponctuels mais récurrents et destructeurs. »
Le 16 mai 2023, Marc (1), un autre employé de l’entrepôt, aurait subi le même traitement devant les clients et ses collègues, selon un témoignage qu’il a rédigé : « Elle a hurlé et m’a insulté de vaurien, de connard, branleur, bon à rien (…) Le lendemain, je n’ai fait que pleurer au point de vouloir mettre fin à mes jours. » Il dit souffrir de « syndrome dépressif » et « vivre dans l’angoisse » depuis ces évènements. Un client, présent ce jour-là, confirme avoir assisté à l’agression verbale.
« Toute puissance »
« Elle n’hésite pas à dire que c’est grâce à elle que j’ai eu mes papiers et qu’elle peut me les faire retirer à tout moment », soupire Amin, dépité. Au printemps 2023, l’employé aurait décidé de ne pas laisser passer une énième intimidation de ce type : « Je lui ai tenu tête en lui répondant que je ne dois rien à personne. » Une révolte insupportable pour la responsable, qui se serait mise dans une colère noire, selon le récit de l’employé aux enquêteurs :
« J’étais accroupi, occupé à ranger des cartons et elle venu derrière moi et de manière violente m’a donné un coup de pied en me disant que je le méritais. »
Lors d’une autre altercation, la responsable l’aurait cette fois obligé à balayer seul l’ensemble de l’entrepôt :
« Elle restait à côté de moi en me disant : “Tu vois ce que tu fais, personne ne pourra jamais m’obliger à le faire contrairement à toi” ».
Trois anciens salariés relatent dans leur dépôt de plaintes (2) les ordres et contre-ordres imposés par la responsable, avec parfois des semaines de travail logistique « détruits » d’un revers de la main. « Ses remarques se multipliaient, rien ne trouvait grâce à ses yeux », explique Jean. « Elle imposait de tout changer sur un coup de tête, bien que les choix aient déjà été validés en amont. » « Elle fait toujours ressentir sa toute puissance, en nous faisant comprendre qu’elle connaît du monde et qu’elle gagnera toujours par son statut politique », surenchérit Amin.
Quelques semaines après l’ouverture de l’enquête pour abus de confiance, Muriel Sergheraert a publié des messages sur son compte Facebook que le collectif considère comme des menaces visant à intimider ses employés détracteurs. « C’est à la fin du bal que l’on règle l’orchestre, la note sera présentée, ils et elles devront la régler, ça j’en suis sûr », écrit-t-elle par exemple le 28 avril dernier. Lorsqu’un de ses proches lui propose de « leur péter la gueule », elle lui répond que son « cœur y pense » et que « si elle cède, elle fera appel à lui ».
À cette même période, la responsable publie également plusieurs posts à l’encontre de ceux qu’elle juge profiteurs de la sécurité sociale : « Un rappel nécessaire, vu que pour certains(nes) c’est le guichet des jours de congés. J’ai dû rater un chapitre. Franchement, honte à eux ! En même temps, pour cela faudrait-il qu’ils aient une conscience. » Pour Sophie (1), une employée tout juste placée en arrêt maladie au moment de cette publication, il n’y aucun doute : le message lui est clairement destiné. Ces posts seront finalement supprimés quelques jours plus tard.
L’inspection du travail
Jean-Pierre Deletrez, secrétaire départemental du Secours Populaire, promet que l’antenne de Lomme « est un cas isolé parmi les 72 comités qui dépendent de la fédération du nord ». Il explique n’avoir jamais reçu de signalement sur le comportement de Muriel Sergheraert avant cette affaire et met en doute la parole des salariés :
« Les soutiens de Madame Sergheraert reconnaissent qu’elle use d’un management certes abrupt, mais dirigé vers des personnes qui posent problème au sein du comité (…) On n’est pas loin de penser qu’il s’agit de règlements de comptes. »
En mai dernier, l’inspection du travail s’est rendue sur place à la suite des alertes des employés sur leurs conditions de travail. La fédération nationale et départementale du Secours populaire ont elles diligenté un audit interne l’été dernier, pour faire la lumière sur les accusations de malversations financières et de harcèlement moral. Les conclusions n’auraient toujours pas été rendues.
Le bureau du comité local a été renouvelé. Et des salariés du département ont été détachés pour soutenir l’équipe en sous-effectif. Au moins cinq salariés – sur la dizaine que compte l’association – seraient toujours en arrêt maladie et accompagnés par la médecine du travail. « Je suis détruite, je souffre pour mes collègues par réflexivité », murmure Sophie, en sanglots. « Je me demande tout le temps pourquoi je n’ai pas pris leur défense. Nous avions tous peur. » L’ancienne employée de la ressourcerie vient de retrouver un emploi après plusieurs arrêts et un traitement sous antidépresseurs.
« Ces pratiques ont eu un impact dévastateur sur ma santé physique et mentale. Elles révèlent un dysfonctionnement systémique au sein de cette antenne », insiste Jean, qui ne parvient toujours pas à reprendre le travail après son départ de l’association, trois ans plus tôt :
« Les nuits deviennent un calvaire, hantées par des cauchemars incessants. La peur et l’anxiété m’éloignent de toute activité. »
Le collectif de salariés et bénévoles comptent faire entendre leur voix ce samedi, à la Bourse du Travail de Lille, lors d’une conférence de presse. Alice s’émeut :
« N’oublions pas la devise du Secours populaire : “Tout ce qui est humain est nôtre”. On aimerait la voir s’appliquer avec ses salariés. »
Interrogée par StreetPress, Muriel Sergheraert fait savoir, par l’intermédiaire de son avocate Maître Gras-Persyn, qu’elle « réfute fermement l’intégralité des accusations ». « Ma cliente n’entend pas s’épancher dans la presse et ne ressent pas le besoin de se justifier. » La responsable dit être victime d’un « harcèlement sur les réseaux sociaux » et d’un « acharnement médiatique ». Elle annonce déposer plainte devant le Procureur de la République, sans préciser le motif.
(1) Les prénoms ont été modifiés.
(2) StreetPress a pu consulter cette plainte.
Illustration de Une de Caroline Varon.
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