« On est à la recherche du dénommé Rony, apparemment c’est un schizophrène qui n’a pas pris son traitement », explique un gendarme par radio à ses collègues. Ils sont deux agents à intervenir d’urgence, ce 9 janvier 2024, dans la commune de Goyave en Guadeloupe. Il n’est pas 8 heures du matin. Rony Cély, 39 ans, est en crise de schizophrénie depuis la veille et a agressé deux personnes du quartier au coutelas, un grand couteau à lame large. « Pas de pronostic vital engagé, mais des blessures superficielles », poursuit-il. Un infirmier est en route pour lui remettre son traitement. En attendant, des membres de la famille tentent de venir en aide aux forces de l’ordre, tout en insistant sur son état de fragilité. Maître Bernier, l’avocate de la famille, insiste :
« En dépit de sa pathologie, Rony était bien intégré dans son quartier et actif, puisqu’il n’hésitait pas à rendre service aux personnes âgées en entretenant leurs jardins. »
Sur les images de la caméra-piéton d’un des gendarmes – que StreetPress a pu consulter – l’un des agents tient son arme en main, l’autre a un taser. À la radio, un collègue leur propose d’envoyer des renforts. Les pompiers sont également sur les lieux. « Pour l’instant, on ne l’a pas sous la main », constate l’officier. « Je préfère qu’on le cherche dans un premier temps. » Après plusieurs minutes, il se ravise et reprend le contact pour estimer les aides disponibles. C’est à ce moment qu’il tombe sur Rony. « C’est moi », lance le paysagiste calme, le coutelas à la main. Le gendarme braque immédiatement son arme sur lui. « Au sol, mets-toi au sol ! Lâche ton arme ! » Rony Cély, effrayé, s’enfuit, avant d’interrompre sa course quelques secondes plus tard. Tout va très vite : le Guadeloupéen fait volte-face et court en direction du militaire, qui fait feu à huit reprises. « Il m’a sauté dessus », souffle-t-il. Il faut attendre l’arrivée des pompiers, près de deux minutes après les tirs, pour recevoir les gestes de premiers secours. Rony Cély rend son dernier souffle une heure plus tard.
Méconnaissance des enjeux de santé mentale
Le lendemain du drame, les parquets de Basse-Terre et de Pointe-à-Pître organisent une conférence de presse et annoncent l’ouverture d’une enquête pour « violence par une personne dépositaire de l’autorité publique ayant entraîné la mort sans intention de la donner », estimant que le gendarme était en situation de légitime défense. Une voisine témoin confirme avoir « pensé que le défunt allait couper la tête du gendarme ». Mais Mike, le neveu de Rony, lui aussi présent lors de l’interaction mortelle, apporte une autre interprétation des faits :
« Il ne pouvait aller nulle part. Alors il a fait demi-tour pour partir. C’est à ce moment que le gendarme lui a tiré dessus. »
Depuis, les proches de la victime dénoncent la brutalité des agents face à une personne en souffrance psychologique. Le respect du protocole d’intervention fait actuellement l’objet de vérifications auprès de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) sur commission rogatoire, a indiqué à StreetPress Caroline Calbo, procureure de la République de Pointe-à-Pitre. « Il n’y a eu aucun dialogue avec mon frère », regrette Yanise Cély, la sœur de Rony, qui a porté plainte contre le gendarme :
« Pourquoi ne pas appeler le Samu pour maîtriser une personne quand on sait qu’elle est malade ? »
En février dernier, Yanise Cély a été placée en garde à vue, accusée d’avoir violé le secret de l’instruction en faisant fuiter les images de la caméra-piéton d’un des gendarmes.
En dix ans, StreetPress a recensé au moins 50 personnes en souffrance psychologique, armées ou non, tuées par les forces de l’ordre – dont onze en 2024. Certains de ces cas interrogent. Le dernier cas date du 26 février 2025. Un homme, armé de couteaux et décrit par un syndicat policier comme « ne jouissant pas de toutes ses capacités mentales », a été abattu par un policier à Dugny (93). Le manque de connaissances des fonctionnaires autour des enjeux de santé mentale est régulièrement pointée par la justice et les autorités indépendantes. Le 24 novembre 2023, l’État français a même été condamné par la Cour européenne des droits humains pour « faute lourde » et à l’indemnisation des proches de Liu Shaoyao, tué le 26 mars 2017 par des agents de la BAC devant sa famille à Paris. Ils ont défoncé la porte de l’appartement familial du 19ème arrondissement et ont tiré sur le père de famille. Si la justice pénale française a prononcé un non-lieu dans cette affaire – estimant que la pratique policière n’était pas répréhensible – la justice civile a, elle, considéré que les agents auraient dû avoir des armes non-létales pour pouvoir maîtriser le quinquagénaire en souffrance psychologique « uniquement armé d’un couteau ».
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En mai 2018, le Défenseur des droits rendait ses conclusions sur l’affaire Amadou Koumé, un père de famille de 33 ans atteint de troubles psychiques, qui a succombé à une « asphyxie mécanique lente », relate Le Monde, lors de son arrestation à Paris, dans un bar, par trois policiers, trois ans plus tôt. L’autorité administrative indépendante estimait l’usage de la force disproportionnée et recommandait de « privilégier systématiquement le dialogue en présence d’une personne en état d’agitation » et de renforcer la formation des agents sur ce point. En septembre 2022, les fonctionnaires étaient reconnus coupables d’homicide involontaire par le tribunal judiciaire de Paris, qui constatait une « succession de négligences et de manquements » quant à la prise en compte de l’état de santé d’Amadou. En novembre 2017 cette fois – après que la justice française a prononcé un non-lieu – la Cour européenne des droits de l’Homme condamnait la France pour les traitements inhumains et dégradants infligés par quatre policiers à Mohamed Boukrourou, un ressortissant marocain de 41 ans atteint de troubles psychiatriques et mort d’une défaillance cardiaque dans un fourgon de police en 2009 à Valentigney (25). L’autorité judiciaire estimait que les violences des policiers impliqués s’expliqueraient « par un manque de préparation, d’expérience, de formation adéquate ou d’équipement ».
Une formation insuffisante
Le cadre d’intervention des forces de l’ordre auprès de personnes en souffrance psychique est régi par au moins cinq circulaires et notes d’instructions internes depuis 2007. Si elles ne sont pas toujours appliquées sur le terrain, c’est à cause d’une formation aux enjeux de santé mentale bien insuffisante. En 2018, le ministère de l’Intérieur assurait qu’un cursus spécifique d’une durée de neuf heures était consacré à la question « des troubles mentaux » en formation initiale des gardiens de la paix. Selon nos informations, la durée du module désormais intitulé « Intégrer les principes d’intervention en présence d’une personne ne jouissant pas de toutes ses capacités mentales », selon le service communication de la police nationale, aurait été a minima réduite de moitié ces dernières années. En juin 2023, une étude sur la perception de la psychiatrie par les agents de police (2) rendait un constat accablant : sur 191 agents parisiens interrogés, 142 rapportent n’avoir jamais assisté à une formation autour de la psychiatrie depuis le début de leurs études ou carrière. 152 se disent insuffisamment formés à la détection et à la prise en charge des situations impliquant des personnes souffrant de troubles psychiatriques.
Mais dans la plupart des affaires, les proches des victimes ne parviennent pas à faire reconnaître ce qu’ils considèrent comme des fautes des fonctionnaires. C’est le combat depuis près de dix ans d’Awa Gueye, depuis la mort de son frère, Babacar. Dans la nuit du 2 au 3 décembre 2015, dans le quartier de Maurepas à Rennes (35), les pompiers ont été appelés pour secourir le Sénégalais en pleine crise d’angoisse. Alors qu’il est dangereux pour lui-même et tente de s’automutiler avec un couteau de table, ce sont huit policiers de la BAC qui interviennent. Ils ne parviennent pas à maîtriser Babacar et l’un d’eux fait feu sur le jeune homme de 27 ans. En mars 2016, un témoin de la scène dénonçait auprès de StreetPress « l’usage totalement disproportionné de la force » par les policiers. Mais en mai 2023, le juge d’instruction chargé de l’affaire rendait une ordonnance de non-lieu. Awa n’a pour autant pas l’intention de baisser les bras et s’interroge inlassablement :
« Comment se fait-il que huit policiers formés soient dans l’impossibilité de maîtriser un homme seul et en détresse ? »
Elle a fait appel de cette décision le 4 février dernier auprès de la Cour d’appel de Rennes et attend le délibéré prévu au mois de juin.
« Une attention particulière » ignorée
Le 5 janvier 2024, Kyllian Samathi, un homme de trente ans, a fait un arrêt cardiaque après avoir été interpellé la veille par dix-huit policiers mobilisés. Selon leur version, une patrouille de la BAC serait intervenue dès 23h20, à la suite du signalement d’un « homme en état d’ébriété et très agressif », puis « tenant des propos incohérents puis menaçants », dans une épicerie de la rue Henri Barbusse à Montfermeil (93). Il s’agit de Kyllian, un employé du commerce, en grande fragilité psychologique depuis plusieurs semaines, après la mort de son enfant. Le matin même, l’homme a appelé sa mère Guilaine, la voix remplie de désespoir : « J’ai passé le jour de l’an tout seul (…) S’il-te-plaît, maman, viens me chercher. » Depuis la Creuse, elle monte dans le premier train. Arrivée à Montfermeil en fin de soirée, elle tente de rassurer son fils dans la boutique sauf que Kyllian ne serait plus rationnel et refuserait d’abandonner son poste de travail. Un des policiers l’aurait alors pris par le bras pour le faire sortir de l’épicerie, selon le récit de la mère. Pris de panique, le trentenaire l’aurait repoussé. Deux autres agents seraient intervenus et l’auraient « plaqué au sol au niveau de la caisse enregistreuse et la porte de la réserve du magasin », relate Guilaine. En se débattant, Kyllian Samathi mord le pouce d’un agent, qui sort du commerce pour être pris en charge. Ses collègues partent à leur tour et laissent l’employé seul dans le magasin. Quelques instants plus tard, les renforts arrivent : six agents seraient rentrés dans l’épicerie et auraient « disparu avec Kyllian dans la réserve du magasin », toujours selon Guilaine. Les policiers expliquent ne pas avoir réussi à maîtriser l’homme, raison pour laquelle ils auraient tiré. Selon le récit du Parisien, Kyllian Samathi reçoit douze coups de tasers et un tir de LBD avant de s’écrouler. Il en ressort inerte, « les pieds balayants, soutenu sous les bras par deux agents de la BAC », tremble sa mère. Le massage cardiaque prodigué dans la foulée ne permet pas de le réanimer.
La note d’instruction du 4 novembre 2015, signée par la Direction générale de la police nationale (DGPN), met pourtant en garde sur les risques d’emploi de la force ou de la contrainte pour la maîtrise d’une personne atteinte de troubles psychiques :
« Ces situations, même si elles sont peu nombreuses, doivent faire l’objet d’une attention plus particulière. La personne en état de surexcitation devient en effet physiquement plus fragile et donc plus sujette à une détresse cardio-respiratoire. »
« La violence excessive a été leur seule réponse alors que la solution était à leur portée en contactant le département de psychiatrie adulte du CHI Robert Ballanger d’Aulnay-sous-Bois », juge la mère de Kyllian Samathi, Guilaine. Plus d’un an après le drame, elle ne comprend toujours pas pourquoi aucun professionnel de santé présent ce soir-là pour secourir le policier blessé n’a tenté d’apaiser son fils. « Ils se sont mis à plusieurs sur un seul mec qui n’était pas armé. Mais c’est pas un ours ! Il avait besoin de soin, pas d’être tué », insiste Danny (1), un commerçant présent devant l’épicerie ce soir-là. Le matin même du drame, la police municipale était intervenue alors qu’il se montrait agressif avec des riverains. Les agents avaient finalement décidé de ne pas l’interpeller, ni même de prévenir les secours. À ce sujet, le code de la sécurité intérieure explique pourtant :
« Si la personne placée à la disposition d’un agent de police municipale nécessite des soins, cet agent fait appel à un personnel médical, et, le cas échéant, prend des mesures pour protéger la vie et la santé de cette personne. »
Le taser, une arme parfois létale
Le 8 janvier, une première autopsie du corps de Kyllian fait état d’un « arrêt cardiocirculatoire au décours d’une interpellation avec usage de pistolet à impulsion électrique (PIE) et contention ». Dans la foulée, le parquet de Bobigny ouvre une information judiciaire « contre X pour violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». Le syndicat Alliance police clame la légitime défense, tandis que les proches de Kyllian dénoncent l’usage disproportionné du taser à douze reprises, soit quatre fois plus que les recommandations du fabricant Axom. Les conclusions de l’expertise rendues en février dernier établissent « un lien certain et indirect entre l’utilisation des PIE et le mécanisme du décès ». Ça ne serait donc pas la seule cause de la mort. « L’extraction et la contention avec maintien de Monsieur Samathi au sol ont empêché les mouvements respiratoires de s’effectuer de façon adaptée », ajoute le rapport.
Dans une note d’instruction relative à l’emploi du PIE datée du 2 septembre 2014, les autorités précisent pourtant le cadre d’emploi de cette arme de force intermédiaire : « Il convient de souligner que l’état psychologique, voire la tolérance physiologique de la personne touchée peuvent limiter l’efficacité neutralisante du PIE. Cela ne doit pas conduire à multiplier les cycles d’impulsion électrique qui pourraient se révéler non seulement inefficaces, mais, éventuellement, dangereux. » Là encore, les conditions censées encadrer les agents n’auraient pas été respectées.
Les circonstances de la mort de Kyllian rappellent l’affaire Mahamoudou Maréga, décédé à Colombes en 2010, après avoir reçu 18 coups de taser, décrit « comme en état de délire » lors de son interpellation. Le Défenseur des droits avait alors dénoncé un « usage abusif » du taser et demandé au ministère de l’Intérieur des sanctions disciplinaires aux six policiers impliqués. En 2012, la justice avait finalement rendu un non-lieu.
Le service communication de la gendarmerie et maître Laurent-Franck Liénard, l’avocat du gendarme qui a tué Rony Cély, n’ont pas souhaité répondre à nos demandes d’interviews. Contactés pour commenter la formation des agents, l’école de police de Roubaix et le syndicat Unité n’ont pas donné suite à nos sollicitations.
(1) Le prénom a été modifié.
(2) Cette étude de 2023 a été menée par les psychiatres Théo Duquesne, Raphaël Gourevitch, Marine Ambar Akkaoui, sur un groupe de 191 policiers parisiens. Elle s’intitule « Perception de différentes dimensions de la psychiatrie par les agents de police : étude sur 191 policiers parisiens ».
Illustration de Une de Zoé Maghamès Peters.