« Vous ne pouvez vraiment pas la reprendre ? » À l’époque, Nina (1) a 12 ans. Elle se souvient encore des mots et des cris de sa mère devant une assistante sociale désemparée. Nina est d’origine haïtienne. Elle a été adoptée à l’âge de quatre ans. Sa mère adoptive lui a raconté plusieurs fois comment, enfant, elle savait se débrouiller toute seule et faire ses lacets comme les grands. « J’imagine que quand on est entassée dans un orphelinat, on apprend à se gérer », commente acide la jeune femme. Anxieuse, perdue, Nina s’adapte difficilement et multiplie les crises. Ce que n’avait pas prévu sa famille. Elle se tape la tête contre les murs. En grandissant, elle insulte ses parents :
« Plus j’étais anxieuse, plus ma mère était désemparée. »
Jusqu’à ce que la mère adoptive se désengage progressivement et demande l’émancipation à 16 ans. La meilleure solution possible pour les parents, un second traumatisme pour Nina :
« J’aurais préféré ne jamais être adoptée, plutôt que de vivre un deuxième abandon. »
Selon l’auteure Catherine Sellenet, à l’origine de plusieurs ouvrages sur les souffrances de l’adoption (Familles et petite enfance, Mutations des savoirs et des pratiques), 40% des enfants adoptés sont en rupture familiale. À l’âge adulte, ils rompent souvent le contact avec leurs familles adoptives.
Selon l’auteure Catherine Sellenet, 40% des enfants adoptés sont en rupture familiale. / Crédits : Aurélie Garnier
Un enfant comme les autres ?
Nina tente de construire sa vie : s’épanouir dans un travail, décorer son appartement, rencontrer quelqu’un. Mais une question la hante : sa mère l’aurait-elle abandonnée si elles avaient le même sang ? Elle tente de ne pas y penser, de ne pas s’imaginer ce que sa vie aurait été dans d’autres circonstances. Thomas a, lui, pourrit son adolescence avec ces mêmes réflexions. « J’avais l’impression d’à moitié appartenir à cette famille. J’étais obsédé par l’idée de me débrouiller tout seul. Alors j’ai commencé les vols et à jouer au dur. » Après plusieurs délits, il est retiré de sa famille adoptive pour être placé en foyer. « Il m’a fallu longtemps pour comprendre à quel point mon histoire personnelle avait influé dans mon parcours. »
Thomas est né sous X, dans le Nord de la France. Abandonné dès sa naissance, il est placé dans une famille d’accueil. Il y vit ses premiers souvenirs, y fait ses premiers pas. Il adore Daphné, la fille unique du couple et profite d’une vie en plein air, à la ferme, où il gambade près des agneaux :
« C’était leur première expérience avec un enfant placé et j’avais une vraie place dans la famille. »
C’est à ses sept ans que le couperet tombe : il est officiellement adoptable. Sa première famille prend la décision de l’adopter en plénière plutôt que de le laisser partir. « Mais c’est là que notre relation a changé », se souvient l’homme maintenant âgé d’une trentaine d’années. Rétrospectivement, il commente avec une pointe de regrets dans la voix :
« Je ne sais pas si c’est eux ou si c’est moi, mais j’ai senti que rien ne serait plus comme avant. »
Malgré le choix de ses parents, il sent sa place dans la famille lui glisser entre les doigts. Et s’il n’en était plus membre à part entière ? À la moindre incartade ou mauvaise note, le jeune homme a peur d’être « rendu » :
« J’avais l’impression de voir dans leurs yeux qu’ils regrettaient ce choix. »
Après plusieurs délits, Thomas, né sous X, est retiré de sa famille adoptive pour être placé en foyer. / Crédits : Aurélie Garnier
« C’était ça, où l’une d’entre-nous allait mourir »
Thomas estime que cette insécurité l’a poussé dans la petite délinquance et vers le foyer d’accueil. Il est depuis devenu travailleur social, pour essayer d’aider les enfants abandonnés, comme lui, une seconde fois. « Pour réparer cette injustice faîte à ceux qui n’ont rien demandé. » Maintenant employé par le département, il voudrait renouer avec son ancienne famille, un jour. Sa vision des choses est aujourd’hui complétée par son expérience d’éducateur. « Les parents se débrouillent comme ils peuvent. Mais trop souvent la seule solution reste de rendre l’enfant à l’aide sociale à l’enfance. »
Nina, maintenant jeune adulte, reste critique :
« Mes parents voulaient un beau bébé mignon, pas une petite fille de quatre ans. »
Selon le ministère des Affaires étrangères, 75% des adoptés sont dits « à besoins spécifiques », soit âgés de plus de cinq ans, en fratrie ou présentant des pathologies. Dans un rapport datant de 2018, il souligne que les besoins des parents sont souvent en inadéquation avec ceux des enfants. « Nous comprenons le désir des familles d’accueil mais il faut toujours partir du besoin de l’enfant. Les enfants ne sont pas là pour répondre au désir des parents. C’est l’inverse », est-il tranché par le ministère dans un article du Figaro.
Claire se rappelle du jour où elle a reçu un avis favorable d’adoption. « J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps en me disant que j’allais enfin être heureuse. » Avec son conjoint, elle décide de partir au Vietnam chercher Laura. « À ce moment-là, on s’imaginait devenir une famille ricorée, avec des grands sourires et des virées à la montagne. » Mais Laura, comme de nombreux enfants, peinent à s’adapter. À cinq ans, elle est suivie par un centre médico-psychologique. Si jeune soit-elle, l’enfant invective ses parents, leur dit qu’elle les déteste, qu’elle veut les tuer. Elle leur demande de la ramener en Asie, que « c’est dégueulasse de l’avoir adoptée ».
Claire se rappelle du jour où elle a reçu un avis favorable d’adoption. « J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps en me disant que j’allais enfin être heureuse. » / Crédits : Aurélie Garnier
La nouvelle maman cherche de l’aide où elle peut. Au Vietnam : silence radio. L’agence française de l’adoption lui propose un rendez-vous de suivi. Deux assistants sociaux se rendent à son domicile. Durant deux heures, les regards gênés et les tentatives de conseils infructueux s’enchaînent. Claire se sent jugée. Pourtant, l’Agence française de l’adoption reconnaît l’existence de « troubles de l’attachement ». « Certains enfants ont vécu dans des orphelinats dépourvus totalement de soins affectifs, et leurs carences sont telles que d’une façon pathologique, ils échappent à la constitution d’un lien affectif », est-il détaillé sur leur site. Mais au-delà de ce constat, aucune structure n’existe pour accompagner les parents désemparés. Et Claire perd pied. Dans le même temps, son mariage se désagrège :
« J’imaginais vivre le rêve de ma vie en devenant mère. Je me retrouve à avoir tout perdu. »
Claire finit par perdre pied et négocie un placement pour Laura, qui rejoint un centre d’accueil et d’accompagnement pour adolescent à son entrée au lycée. / Crédits : Aurélie Garnier
Désemparée, Claire finit par négocier un placement pour Laura, qui rejoint un centre d’accueil et d’accompagnement pour adolescent à son entrée au lycée. Après plusieurs années, Claire a encore du mal à en parler. Son sentiment de honte est tel qu’elle a coupé les ponts avec certaines amies. « Abandonner son enfant » reste un constat difficile. Pourtant, elle confesse : « J’ai eu l’impression de revivre au moment de son placement. Laura va mieux aussi ». Elles essaient de se voir toutes les deux une fois par semaine. L’occasion de discuter, ce qu’elles faisaient trop peu lorsqu’elles vivaient ensemble. Aujourd’hui, Claire en est certaine :
« C’était ça ou je suis persuadée que l’une d’entre-nous allait mourir. »
Les prénoms ont été changés.
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