L’ensemble de ce (long) travail sur les conditions de vie des voyageurs a été financé par les lecteurs de StreetPress. Merci.
Le soleil du Nord a tout juste eu le temps de dégivrer l’asphalte. Il est 10h30, ce 1er avril. Les habitants de l’aire d’accueil de Hellemmes-Ronchin ont délaissé les intérieurs exigus. Les enfants galopent entre les caravanes. Les hommes improvisent un tournoi de pétanque. Avec le retour des beaux jours, revient aussi la poussière. Elle imprègne le linge à peine étendu, recouvre les pare-brises des voitures et les camping-cars d’une mince pellicule sèche. Elle irrite aussi les yeux et s’immisce dans les poumons. C’est le cauchemar des habitants.
« Ici, quand les enfants naissent au printemps ou en été, on ne peut pas les sortir des caravanes », prévient Maya, qui nous montre les lieux, un petit chien teigneux plaqué contre la poitrine. « Les petits ont de l’asthme, les plus âgés des infections pulmonaires » énumère-t-elle.
« Dès qu’il y a du vent, c’est un enfer : c’est comme des tempêtes de sable. Il faut le vivre pour comprendre. »
En 2013, elle a créé le collectif des femmes d’Hellemmes-Ronchin avec ses sœurs, ses tantes et des cousines, « pour se faire entendre » et dénoncer leurs conditions de vie sur cette aire d’accueil coincée entre une cimenterie et une concasserie.
L'aire d'accueil de Hellemmes-Ronchin est entourée d'une centrale à béton et d'une plateforme de recyclage. / Crédits : Yann Castanier
La poussière est devenue le cauchemar des habitants. / Crédits : Yann Castanier
D’un côté de l’aire, la centrale à béton de la Compagnie des Ciments Belge ronfle et cogne dès l’aube, attirant par l’étroite rue Danton un cortège de poids lourds et de camions toupies. De l’autre, la plateforme de recyclage des Briqueteries du Nord offre un paysage de Sahara industriel où les dunes de sable roux auraient laissé place à des monticules de ferraille, de déchets plastiques et de gravats aux couleurs et dimensions variées. Derrière une bute en terre de remblai, supposée protéger les habitants de l’aire, des engins mécaniques trient et concassent les déblais de chantiers, entraînant dans leur sillage des colonnes de poussière. « On a obtenu qu’ils rehaussent la butte il y a quelques mois. On verra bien ce que ça donne cet été », explique dans un haussement d’épaules Lisa Demestre, la sœur de Maya. Passées les dernières caravanes et la haie de thuyas, un champ s’étend jusqu’à l’autoroute A1. « Cette année, c’est du blé. Dommage, les patates, c’est moins désagréable », note doctement Sue Ellen, 34 ans, la benjamine des Demestre. Entre les épandages de pesticides dès le printemps et les moissons qui génèrent à la fin de l’été une poussière jaune et dense, les habitants retiennent leur souffle toute l’année.
Cet amas de poussière aurait déclenché de l'asthme aux enfants et des infections pulmonaires aux plus âgés. / Crédits : Yann Castanier
Derrières les caravanes, un champ s'étend jusqu'à l'autoroute A1. Les habitants souffrent également, en plus de la poussière, des épandages de pesticides. / Crédits : Yann Castanier
À côté de sa caravane, Maya a construit un chalet qui fait office de cuisine et de salon pour toute la famille. Les trois sœurs Demestre sucrent leur café filtre, avant de s’installer côte-à-côte sur la banquette en skaï noir. Maya raconte : « Quand on était petites, on voyageait beaucoup, dans toute la France. Notre père était rétameur, il réparait les casseroles et les choses pour la cuisine. Notre mère vendait des marchandises en porte-à-porte, des serviettes, des lavettes, des petits paniers d’aiguilles pour la couture. » Pour se faire de l’argent de poche, Maya et ses sœurs proposaient aux vieilles dames de porter leurs courses, ou aux commerçants de laver leur vitrine.
« Chaque hiver, on s’installait sur un terrain vague juste à côté d’ici et on repartait au printemps. »
Les trois sœurs Demestre se battent désormais contre l’usine de béton et la concasserie de gravats qui les empoisonnent. / Crédits : Yann Castanier
Ce sont des souvenirs heureux, dit encore Maya un brin nostalgique, même si la vie était dure. Car Maya et sa famille ne sont pas de passage sur l’aire d’accueil de Hellemmes-Ronchin, comme en attestent les boîtes aux lettres sur chaque emplacement. Depuis leur enclos, les oies défient les visiteurs. Un joli saule berce son feuillage au-dessus du banc en bois, près de l’entrée. « C’est notre père qui l’a planté à notre arrivée. Le saule et aussi des cerisiers et des mirabelliers », commente Lisa. Ici, ils ne sont plus des « gens du voyage », ils sont progressivement devenus « des gens du terrain », comme dit Sue Ellen. Leurs enfants trouvent leurs mots plus facilement en français qu’en romanès. Ils ne sortent plus que pour les vendanges chaque année, travaillent et reviennent. Ils n’ont même pas les moyens de suivre les missions évangélistes, à la belle saison.
« Avec le temps, c’était devenu de plus en plus dur pour nos parents de travailler. Les gens achetaient dans les grandes surfaces et maintenant sur Internet », reprend Carmen sans perdre le fil de l’histoire :
« Alors, on restait de plus en plus longtemps sur le terrain vague. Le maire et les travailleurs sociaux sont venus dire à nos parents que si on restait là, il fallait que les enfants aillent à l’école. »
Les plus jeunes des huit enfants de la famille Demestre font leur rentrée des classes dans les années 1990. Une pompe à eau est installée, un arrangement est trouvé pour se raccorder à l’électricité. Finalement, en 2006, lorsque les communes d’Hellemmes et de Ronchin inaugurent une aire d’accueil, suivant les prescriptions de la loi Besson, la famille déménage ses caravanes à 200 mètres du terrain vague. Juste au pied de la cimenterie trônaient désormais 25 dalles-béton équipées de petits blocs-sanitaires pour les douches et les toilettes. « On était très excitées ! C’était nouveau, c’était du confort en plus » se souvient Maya.
« Sur le coup on n’a pas pensé aux conséquences. »
Arrivée sur la nouvelle aire d'accueil d'Hellemmes-Ronchin, la famille Demestre ne pense d'abord pas aux conséquences. / Crédits : Yann Castanier
Peu de temps après leur arrivée, les problèmes de santé apparaissent. / Crédits : Yann Castanier
Bientôt, les problèmes ont fait leur apparition sous forme de plaques, de gerçures et de pustules qui démangent. « On se grattait jusqu’au sang. Ça s’infectait, c’était dégueulasse ! Les médecins nous ont traités pour la gale, mais ça ne passait pas. On a osé nous dire qu’on n’avait pas d’hygiène, alors que pendant vingt ans on a pataugé dans la boue, on s’est lavé dans des bassines et on n’était jamais malades ! Et là, avec des douches et des toilettes, tout le monde avait des problèmes. Il faut m’expliquer ! », lâche Sue Ellen exaspérée. Les médecins finissent par diagnostiquer plusieurs affections qui frappent aussi les ouvriers du BTP : la gale du ciment (qui n’a de gale que le nom), l’eczéma ou l’impétigo. S’ajoutent les conjonctivites et les bronchites à répétition. « Avec les autres mamans, on ne parlait plus que de ça, de la poussière, des bronchites des petits. Quand la concasserie est arrivée en 2013, ça a été encore pire. Là, on s’est dit qu’il fallait vraiment faire quelque chose », explique Maya.
Depuis leur arrivée, les habitants sont atteints de la gale du ciment, d'eczéma, d'impétigo, mais aussi de conjonctivites et de bronchites à répétition. / Crédits : Yann Castanier
D’un mouvement d’épaule, Sue Ellen laisse tomber un gros sac de courses au sol. Il y a là les archives du collectif : leur première pétition envoyée aux élus locaux pour demander la fermeture de la concasserie, des cartes postales adressées en plusieurs dizaines d’exemplaires au ministère de la Santé et des prospectus pour la projection de leur documentaire, « Nos poumons c’est du béton ». Maya déploie la banderole rouge qu’elles brandissent en manifestation : « C’est une gitane en jupe qui danse devant une usine », décrit-elle.
Le gros sac contient aussi les archives du déni : les réponses laconiques des élus et un rapport d’étude sur les retombées de poussières commandée par la Dreal, la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement, qui voudrait que, Madame la marquise, tout aille très bien. « On a vraiment eu l’impression qu’on se moquait de nous avec leur étude ! Ils ont juste installé des plaquettes en métal sur l’aire soi-disant pour recueillir les poussières mais à chaque pluie, tout partait », révèle Sue Ellen. Obtenus suite à l’intervention de la Fédération nationale des associations solidaires d‘action avec les tsiganes et les gens du voyage (FNASAT), les résultats sont très discutables d’après cette association de défense des droits des gens du voyage, qui pointe des informations manquantes et de grossières erreurs.
En huit années de lutte, le collectif a tout de même arraché quelques améliorations. La butte qui les sépare de la concasserie a été rehaussée. La centrale à béton a bénéficié de quelques réparations appréciées par les poumons des habitants, comme le remplacement de la tuyauterie extérieure « qui larguait régulièrement de grands jets de ciment sec dans l’air », décrit Steeve Baldassarre, qui a pris place sur la banquette en skaï dans le chalet de Maya. Animateur auprès d’enfants handicapés, ce gadjo marié à une cousine des trois sœurs soutient activement le collectif depuis la naissance de leur petite Shayline, aujourd’hui âgée de 6 ans. « Elle est née en bonne santé, mais très vite elle est tombée malade. Une infection des poumons. Ça a été de plus en plus grave, jusqu’à l’insuffisance respiratoire. Elle est restée hospitalisée un mois sous oxygène », raconte Steeve :
« Au même moment, il y avait trois bébés de l’aire hospitalisés pour des problèmes pulmonaires. Les médecins disaient qu’il y avait 99 pour cent de chance que ce soit lié à notre environnement, mais ils ne peuvent pas faire d’attestations pour l’écrire noir sur blanc. Ils examinent les corps, ils ne viennent pas sur l’aire. »
Trois nourrissons de l'aire ont été hospitalisés pour des problèmes pulmonaires. / Crédits : Yann Castanier
La situation semble aujourd’hui au point mort et le collectif attend toujours des propositions concrètes de la part des élus. « Jusqu’ici, les propositions, c’est surtout nous qui les avons faites. On a repéré des sites mais à chaque fois on nous répond qu’il y a déjà un projet en cours, des logements, des bureaux, comme pour le grand terrain à côté du cimetière », appuie Lisa. « Les morts ne nous dérangent pas », sourit Steeve.
Derrière son grand bureau, Patrick Geenens, le maire de Ronchin camoufle à peine un ton ironique :
« Elles voudraient un grand terrain en herbe, avec des arbres et pourquoi pas un petit bois dans le fond. Mais ici, on est sur un territoire de 5,4km2 et il n’y a plus aucune parcelle disponible. »
Alors que le terrain appartient à sa commune, Ronchin, les habitantes de l’aire, domiciliées à Hellemmes, ne sont techniquement pas ses administrées.
Trois portraits de François Mitterrand aux couleurs lavées par les années trônent en bonne place dans cette mairie acquise au parti Socialiste depuis l’après-guerre. Après quelques considérations sur l’agriculteur voisin de l’aire qui se plaint de dégradations commises dans son champ – suivez mon regard – l’élu donne quelques indices sur ses intentions. Un contentieux est en cours avec la concasserie, installé là au mépris des règles d’urbanisme. Si la justice faisait fermer le site, alors, il serait envisageable de construire un nouveau terrain pérenne à la place, comme le prévoit le tout nouveau Plan local d’urbanisme. Il en a fait la proposition à la Métropole Lille Europe, responsable depuis 2017 de l’accueil des gens du voyage.
Patrick Geenens, maire de Ronchin. / Crédits : Yann Castanier
« Si cela peut se faire, ce ne sera pas avant des années », précise Patrick Delebarre (LR), l’élu en charge de ce dossier, décrit comme un infatigable pèlerin. Il reçoit à domicile au pied levé, entre deux réunions en visio et tient à témoigner tout son respect pour « ces femmes qui luttent pour une vie digne ». « Dans la Métropole, nous avons environ 600 familles dont la moitié est installée sur des aires vieillissantes et l’autre sur des terrains illicites faute de place », explique l’élu qui décrit un territoire où la pression sur le foncier est forte, l’urbanisation concentrée et les zones agricoles densément exploitées. « Sur le principe, tout le monde est d’accord sur le fait qu’il faut de nouvelles aires, mais pas chez soi car il y a aussi beaucoup d’a priori. C’est tellement difficile de trouver des terrains qu’on a obtenu, l’accord de la préfecture de créer des aires temporaires », assure Patrick Delebarre. Conscient de la situation des familles d’Hellemmes-Ronchin, il leur a d’ailleurs proposé « un terrain pour respirer quelques mois ». Elles ont décliné.
Patrick Delebarre (LR), élu en charge du dossier. / Crédits : Yann Castanier
Pour Sue Ellen, Maya, Lisa et Steeve, le temporaire n’est pas une option. « Qu’est-ce qu’on y gagne ? Quelques mois, et après quoi ? Nos places ici auront été prises par d’autres familles et nous, on se retrouvera sur des terrains illégaux », résume Sue Ellen. Quant aux propositions qui ne concernent qu’une partie des habitants de l’aire, « c’est diviser pour mieux régner », juge Maya :
« Notre seule force, c’est d’être ensemble. »
Après huit années de lutte, les femmes d'Hellemmes-Ronchin ont l'intention de poursuivre encore ensemble, leur combat. / Crédits : Yann Castanier
Les familles attendent toujours des propositions concrètes de la part des élus. / Crédits : Yann Castanier
Stigmatisées partout ou presque, les communautés dites des « gens du voyage » sont parmi les plus discriminées. En France, pas un seul département ne dispose du nombre d’aires d’accueil imposé par la loi pour loger les voyageurs. Et celles existantes sont bien souvent indignes. Quatre médias indépendants ont décidé de se pencher sur le sujet. Voici notre travail :
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À lire sur Rue89 Lyon :
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À lire sur Marsactu :
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