« Il vous sera quasi impossible de réussir. (…) Cette formation nécessite énormément de travail, c’est-à-dire une excellente santé. Je vous suggère de vous orienter vers un autre M2. » Dans un mail sec et sans détour, Hui-Jun s’est vu refuser l’entrée dans un master en droit des affaires en raison de son handicap, en 2014. Cette quadragénaire en reprise d’études a eu un accident vasculaire cérébral (AVC), quatre ans auparavant. La responsable de la formation a changé d’avis et a refusé son admission juste après l’avoir appris. « C’est injuste. J’avais confiance dans le système éducatif français… », soupire-t-elle.
Le validisme – discrimination ou préjugé à l’encontre des personnes handicapées – qu’a vécu Hui-Jun n’est malheureusement pas un cas isolé. C’est le quotidien de nombreux étudiants non-valides à l’université. StreetPress a recueilli, notamment via un formulaire en ligne, le témoignage d’une centaine d’entre eux. Ils sont 81, dans 26 universités différentes, à rapporter avoir subi des discriminations lors de leurs études. Pour compléter l’enquête, StreetPress a mené 22 entretiens pour comprendre les mécaniques d’un milieu universitaire qui broie une partie des étudiants handicapés. Refus d’inscription dans une filière, non-respect des aménagements de cours et d’examens, humiliations et micro-agressions quotidiennes… En plein cours, un professeur a par exemple lancé à Oz (1), un ancien étudiant normand :
« C’est bien gentil de vouloir faire en sorte que les autistes puissent faire des études comme tout le monde ! Mais en attendant, c’est des fardeaux pour la classe ! »
Comme lui, 31 autres étudiants ont déclaré avoir été victimes de propos validistes. « Elle parle bien pour une autiste », « trois jours de coma ce n’est pas grand-chose », « tout le monde a des problèmes, tu devrais faire des efforts », sont des agressions souvent revenues dans notre questionnaire.
Un manque de coopération
« C’est toujours des : “Allez, fais un effort” », confirme Lazare (1), inscrit à l’Université Grenoble-Alpes (2). Cet étudiant polyhandicapé a une fibromyalgie (douleurs chroniques), en plus d’une fatigue extrême et de plusieurs troubles psychiques. Comme dans 80% des cas, son handicap est invisible. Il est ainsi souvent oublié et pas toujours prit au sérieux. Il y a quelques mois, Lazare envoie un mail à un prof’ pour lui demander de travailler seul. Il explique que les travaux à plusieurs sont sources d’angoisse et d’épuisement. « Essaie en groupe et puis tu verras bien…», lui répond-on. Il commente :
« Je n’ai pas besoin d’essayer, je sais que je ne peux pas en fait. Si j’étais tétraplégique, on ne me dirait pas : “Essaie de marcher, tu verras bien”. »
Outre les propos validistes, certains enseignants font preuve d’un manque de coopération, rapportent 36% des interrogés, soit 26 étudiants. Dans une université du sud de la France, Claire (1) peine parfois à suivre et à comprendre ses classes à cause de sa surdité. Lorsqu’elle n’entend pas un mot ou un concept, « ça détruit tout mon cours ». Alors, elle a demandé à ses professeurs d’avoir accès à leurs fichiers de cursus. Elle a pourtant essuyé de multiples refus :
« Ils ont peur que je les passe à mes camarades et qu’ils puissent tricher. Même si je promets de ne pas les donner, ils ne veulent pas. »
« C’était dans un cours de grammaire, j’étais assis en haut de l’amphithéâtre. » / Crédits : Aurelie Garnier
Même constat pour Etienne (1), étudiant polyhandicapé en droit. Ses profs ont peur du plagiat :
« Le milieu éducatif ne s’adapte pas aux personnes handicapées, c’est marche ou crève. »
Manon (1), étudiant parisien qui a le syndrome Ehler Danlos, parle même « de violences physiques ». Son handicap, invisible à première vue, lui procure des douleurs quotidiennes dans tout le corps, plus ou moins fortes selon les périodes. Lors d’une crise, il doit s’allonger, se lever ou s’asseoir pour se soulager. Nécessités dont sont au courant ses professeurs. « C’était dans un cours de grammaire, j’étais assis en haut de l’amphithéâtre », se remémore-t-il tristement. Son prof lui demande de venir chercher une copie. Au cours précédent, Manon vient de passer quatre heures sans avoir le droit de quitter sa chaise. Son dos et ses genoux sont douloureux. Il explique ne pas être en mesure de descendre. « Il n’y a pas de raison que tu ne puisses pas », répond l’enseignant. Personne ne se propose pour aller lui chercher. Il descend donc longuement les escaliers en boitant, devant le regard des autres étudiants.
Des aménagements partiels
Depuis la Loi pour l’égalité des droits et des chances des personnes handicapées de 2005, les universités disposent d’un service d’accueil des étudiants non-valides, chargé de mettre en place des aménagements de cours et d’examens. Malgré plusieurs sollicitations, les demandes de Manon n’ont jamais abouti. Et même lorsqu’elle est prise en compte, l’obtention d’aménagements n’assure cependant pas une scolarité tranquille.
Après « avoir bataillé », Lazare reçoit finalement la validation de son aménagement par le service handicap. Il dispose entre autres d’un preneur de notes, un étudiant employé par l’université chargé de lui écrire les cours. Malheureusement, ses comptes-rendus sont bâclés et illisibles. « Ils sont rendus juste avant les partiels, c’est du stress en plus…», déplore-t-il. Les universités ont pourtant l’obligation légale d’appliquer correctement les aménagements en classe. 35 étudiants nous ont rapporté avoir eu des problèmes identiques à ceux de Lazare.
Eva (1) est autiste. L’étudiante en art à Toulouse, entre 2015 et 2019, bénéficiait d’une dispense d’assiduité, c’est-à-dire que ses absences ne peuvent pas être sanctionnées. « Un jour, une prof a décidé de me mettre un zéro parce que je n’étais pas présente », raconte Eva d’une voix ferme. Après quelques échanges de mails, elle convient d’un rendez-vous avec l’enseignante qui lui assure « que ça va s’arranger et que c’est une erreur ». Seulement, le zéro et les absences n’ont jamais été retirés :
« J’ai dû aller voir le Crous pour leur expliquer et de ne pas les prendre en compte. J’aurais pu perdre mes bourses… »
La galère des examens
Les aménagements de cours ne sont pas les seuls à poser problème, ceux d’examens ne sont pas plus respectés. Parmi les 81 témoignages recueillis, une personne sur deux nous a rapporté avoir vu ses droits bafoués au moins une fois. Pour passer ses partiels, Laurie a même dû aller au Conseil d’Etat. En 2017, elle intègre une licence de sociologie à distance dans une université d’Alsace-Lorraine. « À la fin de l’année, on avait une série de sept examens en présentiel que je devais passer à l’IUT d’Annecy, à côté de chez moi », retrace l’étudiante savoyarde, qui a des troubles cognitifs ainsi que d’une quadriplégie spastique et dyskinésie. Ses muscles peuvent se contracter sans qu’elle le veuille, ses mouvements sont difficiles et ses os se déforment. Trois jours avant le début des partiels, l’université lui interdit de s’y rendre, sous prétexte qu’elle pourrait s’étouffer en mangeant. Laurie propose de déjeuner ailleurs, mais rien n’y fait. Elle se voit refuser le droit de passer ses examens en présentiel. Sylvie, sa mère, est encore en colère :
« On a dit à une gamine : “Ah non, ne vient pas parce que si tu crèves, tu vas engager la responsabilité de notre professionnel” ! »
Les émotions ont une incidence sur la motricité de Laurie. L’événement l’a tellement contrarié qu’elle a eu de gros problèmes de respiration. L’université lui a finalement demandé de faire des partiels à distance sur d’autres sujets que ceux prévus et sans prendre en compte la totalité de ses aménagements.
« C’est injuste. J’avais confiance dans le système éducatif français… » / Crédits : Aurelie Garnier
L’année suivante, Laurie s’assure que, cette fois, elle pourra bien passer ses examens correctement. Et miracle, tous ses aménagements sont effectivement mis en place… Sur le campus de l’université loin de chez elle et non à l’IUT d’Annecy comme elle le demandait. Pour l’étudiante, cela signifie qu’il lui faut une aide de vie, un logement adapté, un taxi pour y aller depuis son domicile, le tout à ses frais. « On leur dit que c’est gentil, mais que ça ne va pas être possible », relate Laurie, qui poursuit :
« Je stresse tellement que je me luxe la mâchoire. »
Incapable de parler, il lui est donc impossible de faire appel à un lecteur-scripteur à qui elle doit dicter ce qu’elle veut écrire pendant l’examen. La jeune femme demande à passer les partiels à distance, mais l’université refuse. Laurie requiert alors un référé-liberté au tribunal administratif qui ne lui donne pas gain de cause. Elle décide donc d’aller au Conseil d’Etat où l’université accède enfin à sa demande. Elle est également condamnée à verser 3.000 euros à Laurie. Cette victoire a toutefois laissé des traces : « Ma scoliose s’est dangereusement amplifiée avec le stress. »
À l’Université Grenoble-Alpes, Lucas a également été confronté à des problèmes lors de ses examens de 2017 à 2020. En raison de son autisme, le Service accueil handicap de son établissement lui avait pourtant accordé un tiers-temps, une salle à faible effectif qui permet de mieux se concentrer, et l’utilisation d’un ordinateur pour composer. Mais les aménagements étaient « dysfonctionnels », se souvient l’ex-étudiant de l’IUT d’Information-communication. Les enseignants étaient souvent informés au dernier moment et il n’y avait pas assez d’ordinateurs disponibles. « Ces problèmes d’organisation m’ont mis parfois en difficulté, notamment en générant de l’anxiété. Dans l’autisme, le moindre imprévu peut créer des problèmes supplémentaires. » Son droit au tiers-temps a également été bafoué. « Il était assez courant qu’un examen soit directement suivi d’un cours, soit dans mon emploi du temps, soit dans l’emploi du temps de l’enseignant. » Une rupture d’égalité avec ses camarades puisqu’il a parfois dû rendre des devoirs incomplets. Quant au fait de bénéficier d’une salle à faible effectif, il n’y a jamais eu le droit :
« Ils m’ont dit qu’ils n’avaient pas les moyens matériels et humains pour le mettre en place, alors qu’ils se vantent d’avoir une image inclusive. »
Pas valide, pas de formation
Dans de plus rares cas, certains étudiants se sont même vu refuser le droit d’étudier en raison de leur handicap. Quatre nous ont rapporté ne pas avoir pu redoubler ou accéder à une formation. Amélie (1), 40 ans, est rentrée dans une université toulousaine en 2003. « Je me suis dit que j’allais faire des études, histoire d’avoir quelque chose de plus motivant que des rendez-vous médicaux. » Ayant une dizaine de handicaps, elle passe plus de dix heures par semaine chez des médecins. Il lui faut en moyenne quatre ans pour valider un niveau de licence. En 2017, elle intègre un master aménagé sur deux ans. Mais quelques mois avant la fin, une lourde opération de l’épaule l’éloigne de l’université. Elle ne valide pas son année et cet échec ne passe pas auprès de l’administration. « On accepte que je redouble, mais on me fait comprendre que c’est la dernière fois. »
« Le milieu éducatif ne s’adapte pas aux personnes handicapées, c’est marche ou crève. » / Crédits : Aurelie Garnier
Puis arrive 2020. Pendant le confinement, tous ses rendez-vous médicaux sont annulés et son état de santé se dégrade. Si bien qu’elle n’est même plus en capacité de lire. Amélie n’a pas son semestre. Elle fait une demande de redoublement qui est refusée. Le jury a le choix entre cinq motifs différents pour justifier sa décision, mais n’en coche aucun. « Par contre, j’ai eu le droit à un joli paragraphe comme quoi mon parcours était trop long, alors que c’est le principe de mon aménagement. » Une justification qui n’a pas convaincu le tribunal administratif de Toulouse qui émet « un doute sérieux sur la légalité de cette décision », dans son ordonnance du 3 décembre dernier. Amélie a donc pu réintégrer sa formation en attendant que la procédure soit définitivement jugée.
Hui-Jun, qui racontait avoir été refusée dans son master de droit, s’est tournée vers une formation similaire dans une autre ville, où elle a été acceptée. Pour faire valoir ses droits, l’étudiante a également décidé de saisir la justice. En octobre 2018, le tribunal administratif de Rennes condamne l’université à lui verser 2.500 € au titre de préjudice moral. Quelques mois plus tôt, le Défenseur des droits reconnaissait lui aussi le caractère discriminatoire du refus :
« Le handicap de la réclamante a été l’élément déterminant, sinon l’unique, ayant conduit à la décision d’annuler son admission. De ce fait, [Hui-Jun] a fait l’objet d’un traitement différencié, subissant une discrimination en raison du handicap. »
Épuisement et abandon
Ces discriminations systémiques pèsent sur la réussite des étudiants en situation de handicap. À l’université, plus l’on monte dans les niveaux, moins ils sont présents. En 2018-2019, alors qu’ils représentaient 2,54 % des étudiants en licence, ce nombre descendait à 1 % en master et même 0,27 % en doctorat, selon les chiffres du ministère de l’Enseignement supérieur. Un comble alors que Frédérique Vidal affirmait lors de la conférence de presse de la rentrée 2020 qu’ « aucun jeune de notre pays ne doit être privé par son […] handicap de tout ce que notre enseignement supérieur a à offrir ».
Oz a jeté l'éponge : « Ça aurait dû m’aider à rester et ça m’a poussé vers la sortie ». / Crédits : Aurelie Garnier
La fatigue de se battre pour pouvoir étudier correctement a pourtant eu raison d’Oz et Eva. Outre les propos validistes qu’il a subis, Oz a fait face à de grosses difficultés d’aménagements :
« Ça aurait dû m’aider à rester et ça m’a poussé vers la sortie. »
Depuis, il a trouvé un travail en Angleterre. Mais encore maintenant, « j’ai du mal à faire des formations ».
Lazare, toujours en études à Grenoble, a lui pris la décision d’arrêter à la fin de l’année scolaire. Devoir se taper des réflexions, être suspecté de faire semblant, négocier pour obtenir « des miettes d’aménagement », courir après les profs… L’étudiant n’en peut plus :
« J’ai déjà assez de démarches à faire à côté, je ne suis pas à la fac pour ça en fait. Moi, je voulais juste étudier. »
(1) Les prénoms ont été changés.
(2) Contactée, l’université de Grenoble n’a pas souhaité répondre à nos questions en invoquant « le secret médical ».
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