Il fait une chaleur de taureau. La greffière et l’huissière ont retroussé les manches de leurs robes noires et, sur les bancs de la salle d’audience, le maigre public se liquéfie lentement. C’est que la salle d’audience de la 13e chambre du tribunal de Bobigny, « la chambre des stupéfiants », a cet inconvénient majeur de retenir la chaleur comme une serre de jardinier un jour de canicule.
Le 2 août 2018, au cœur de l’été, pendant que les Français se faisaient griller sur les plages, un drôle de procès s’est tenu ici. Celui d’un call-center de cocaïne. Quatre hommes comparaissent pour avoir participé à un réseau de livraison à domicile de stupéfiants dans le nord de Paris et en Seine-Saint-Denis, de janvier à juin 2018, façon Uber Eat ou Deliveroo. Sauf qu’en place de burgers et de sushis, ils apportaient à domicile de la coke, de la MDMA ou du shit. Un renseignement anonyme le 2 avril a mis la police sur leur piste. Les quatre lascars ont été arrêtés le 25 juin.
L’affaire raconte un petit morceau de notre époque. Car depuis 2014 environ, parallèlement à la vente de stup’ aux pieds des tours d’immeuble dans les cités du 93, des centres d’appel téléphonique ont vu le jour. Une « ubérisation » du trafic de stupéfiants « dans la droite ligne de l’ubérisation du monde » comme le dit un responsable du parquet de Bobigny. Et s’il n’y a pas encore d’application dédiée, le mode de commande, de livraison et de fidélisation sont les mêmes que ceux de la nouvelle économie.
On est bien servi chez Ali / Crédits : Tommy Dessine
À la carte
Ce jour de grosse chaleur, Ali S., le patron du réseau, s’éponge le front avec son sweat-shirt comme un tennisman entre deux sets. Il a 25 ans. C’est un grand bonhomme à la peau vert olive qui parle en marmonnant comme s’il avait un paquet de Kleenex enfoncé dans la bouche. On ne comprend rien à ce qu’il dit. La présidente d’audience est obligée de lui faire répéter deux fois chacune de ses phrases.
Depuis quelques minutes, elle le questionne sur le chiffre d’affaires estimé de son business. Il prenait les appels des clients sur son portable qui voulaient se faire livrer de la cocaïne : 70 euros le gramme ; 60 euros quand le client prenait plusieurs grammes d’un coup ; 80 euros quand c’était une livraison dans le 16e arrondissement de Paris parce que là-bas, les gars ont de la thune. Pour la MDMA, qu’Ali S., appelle « la D », il fallait commander à l’avance. Il n’en avait pas toujours en stock. Pour le shit, pas moyen de se faire livrer à moins d’en commander pour 100 euros d’un bloc.
La magistrate dit :
« On connaît précisément votre chiffre d’affaires… 9.330 euros de drogue vendue sur une semaine… Sur la période des écoutes [téléphoniques], ça nous fait un chiffre d’affaires de près de 100.000 euros. »
Ali S. rentre la tête comme une tortue et marmotte une explication que personne ne comprend. La magistrate prend en exemple une autre semaine du mois de mai au cours de laquelle le call-center a fait 112 ventes, soit plus de 6.000 euros de chiffre d’affaires :
« 6.000 euros par mois nets d’impôts, Monsieur, beaucoup de monde le voudrait ! »
Ali S. refait le calcul de la juge et tente de l’embrouiller sur les montants : « Je peux pas faire 6.700 euros avec 112 boulettes, Madame ! » La juge s’agace :
« C’est pas les chiffres et les lettres, Monsieur. Ici, c’est un tribunal ! »
Le call-center faisait de gros profits / Crédits : Tommy Dessine
C’est du lourd
Dans les nombreuses écoutes téléphoniques, elle en pioche quelques unes qui vantent la qualité de la cocaïne façon foire du vin au Super U. Un SMS envoyé aux clients : « Salut, ça va. Dispo ? J’ai du lourd ». Ou, une autre fois, à un client qui tergiverse au téléphone :
« Il faut aller à Bogota pour avoir mieux ! »
On lui demande des ristournes. Ali S. dit « non » la plupart du temps comme ce jour où Nico, l’un de ses clients réguliers demande un prix d’ami à 50 euros le gramme de CC. « C’est pour un mariage. » D’autant qu’il a acheté une vingtaine de grammes au cours de la semaine précédente. Ali S. refuse. Une autre fois, le 17 mai, deux autres clients, Manon et Tristan, demandent une remise « à 50 » quand ils paient d’ordinaire « 60 ». Manon a un bébé de sept mois mais elle jure aux policiers qui l’interrogent qu’elle a arrêté la cocaïne durant sa grossesse.
Ali S. est un malin. Il confectionne des doses de 0,9 gramme de cocaïne qu’il présente comme des boulettes de un gramme à ses clients. « Comme ça, avec dix grammes, on pouvait faire onze boulettes. » Il dit cela avec une franchise déconcertante, façon chef cuistot qui révélerait ses secrets de cuisine.
Il se fait plus évasif en revanche lorsque la conversation bifurque sur ses fournisseurs. Ali S. mâchonne ses phrases, impossible pour quiconque de saisir ce qu’il raconte. On le fait répéter. Encore. Encore. Enfin, une bribe d’histoire ressort.
Les écoutes téléphoniques ont permis de déterminer qu’il s’approvisionnait du côté de Chevilly-Larue, dans le Val-de-Marne.
« – Ils vous la [la cocaïne] vendent à combien ? A combien vous achetiez ?
– 30 euros le gramme.
– Vous achetiez par combien ?
– Par 100 grammes.
– 3000 euros alors. »Ali S. marmotte et la juge a beau le faire répéter on ne comprend rien de plus.
Le portable d’Ali contenait 485 noms de clients quand les flics ont mis la main dessus. La magistrate lui demande comment il les a obtenus. Il répond avec, de nouveau, cette naïveté désarmante : « Bah, j’ai pris les numéros de la personne pour qui je bossais avant. » En somme, il a volé le fichier client de son ancien boss. Pour étoffer le répertoire, il fait appel à un « rapporteur d’affaires ». Un certain Jérémy à qui Ali S. promet 50 euros pour tout nouveau client.
Pieds nickelés ou Pablo Escobar ? / Crédits : Tommy Dessine
Pieds nickelés ou Pablo Escobar ?
Depuis le début du procès, un garçon se tasse sur lui-même dans le box des accusés. Il est assis à quelques centimètres d’Ali S.. Idriss B., 21 ans, regarde la pointe de ses baskets comme un gosse dans le bureau du proviseur. Il porte un gros sweat noir avec le mot Lacoste qui lui barre la poitrine.
C’est lui qui faisait le livreur au volant d’une Audi A1 achetée sur le Boncoin. « La voiture de ses rêves », dira-t-il aux flics. Sur chaque vente, il prend une commission de 10 à 15 euros. La juge cite une journée où il vend 27 boulettes de CC, soit 270 euros dans sa poche. Le regard du prévenu quitte la pointe de ses chaussures :
« Mais ça, c’était des bonnes journées, Madame. Y’a des journées où on ne vendait que quatre boulettes… »
Il flambe. Quand la juge explique qu’il fume entre cinq et dix joints par jour, une dame dans le public laisse échapper un « putain ! » sonore qui fait sourire les gens qui l’entourent.
Un troisième homme, Karim E. M., un ami d’enfance d’Ali S., est accusé lui d’avoir pris les appels à la place de ce dernier durant quelques semaines. Le patron devait s’occuper de sa mère malade.
Le quatrième prévenu, la nourrice qui comparaissait libre, ne s’est pas présenté au tribunal. Dommage. On aurait aimé l’entendre raconter sa part de l’histoire. On l’a aperçu lors d’une audience précédente, le visage rouge d’alcool dans un costume trop grand et tout mou. Dejan G., 49 ans, d’origine yougoslave et sans le sou, était un client d’Ali S. Ce dernier dit : « C’était un ancien client. C’est lui qui s’est proposé [de faire la nourrice]. » Le patron du réseau lui verse 500 euros chaque mois pour que la nourrice paye son loyer. Il lui avance aussi de la coke. « C’est pas Cetelem mais un crédit à la consommation de drogue », s’étrangle la juge.
Dans le buffet de Dejan G., Ali S. installe un coffre fort fermé à clef pour que la nourrice ne vienne pas y piocher. Il n’a pas confiance. Les flics y ont retrouvé une balance, du matériel de conditionnement, une machine à faire le vide et à thermosouder.
Du ferme
Imperceptiblement, les bancs du public se sont garnis des amis et des proches des prévenus. Un type avec des soquettes grises dans des tongs Lacoste à gros crocodile s’est assis au tout premier rang à proximité d’un autre garçon et d’une jeune fille en robe rouge et aux créoles dorées. Un autre gars avec un t-shirt « Ici, c’est Paris » a gardé ses lunettes de soleil à cause de soucis aux yeux.
Il y a un petit couple âgé qui suit les débats avec stupeur et étonnement mêlés. Lui n’entend pas très bien malgré un sonotone à chaque oreille et met ses mains en coquillage pour capter les bribes d’explication d’Ali S.
Viennent le réquisitoire du procureur qui parle de « plusieurs kilos de cocaïne écoulés » et de « dégât pour la santé publique » et les plaidoiries des avocats. Trois garçons s’avancent de quelques rangs pour mieux entendre l’avocate d’Ali S. expliquer que son client ressemble plus à un Pied nickelé qu’à Stringer Bell.
Quand le verdict tombe, le procès a débuté depuis trois heures. Pour Ali S., 4 ans de prison ferme et 50.000 euros d’amende. Pour Idriss B., 18 mois de détention, révocation d’un sursis de six mois et 10.000 euros d’amende. Pour la nourrice, 18 mois de taule avec sursis. Pour Karim E. M., enfin, 1 an de prison en semi-liberté et 3.000 euros d’amende. Dans le public, c’est le tumulte : « Putain ! » « C’est n’importe quoi ! »
La jeune fille à robe rouge des premiers rangs s’étrangle avant de se faire expliquer que « semi-liberté », ça veut dire dormir en prison et être dehors en journée. Elle se détend, sourit même un peu.
Cet article est en accès libre, pour toutes et tous.
Mais sans les dons de ses lecteurs, StreetPress devra s’arrêter.
Je fais un don à partir de 1€Si vous voulez que StreetPress soit encore là l’an prochain, nous avons besoin de votre soutien.
Nous avons, en presque 15 ans, démontré notre utilité. StreetPress se bat pour construire un monde un peu plus juste. Nos articles ont de l’impact. Vous êtes des centaines de milliers à suivre chaque mois notre travail et à partager nos valeurs.
Aujourd’hui nous avons vraiment besoin de vous. Si vous n’êtes pas 6.000 à nous faire un don mensuel ou annuel, nous ne pourrons pas continuer.
Chaque don à partir de 1€ donne droit à une réduction fiscale de 66%. Vous pouvez stopper votre don à tout moment.
Je donne
NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER