Chanteloup-les-Vignes (78) – « Le matin, je suis réveillée à 5 heures », détaille Amy Ciss, 45 ans. Elle a préparé la veille au soir les vêtements qu’elle va porter dans la journée. « Je me maquille, je fais mes prières, et à 6 heures, je vais réveiller Oumar. » Oumar, c’est son petit. Ensuite, comme chaque matin, Amy Ciss, 45 ans, dépose son fils de 3 ans à la crèche bien avant que le soleil ne se lève. Elle a des bagues aux doigts, des chaussures vertes pomme et le ventre tout rond parce qu’elle attend un bébé. « Je ne sais pas comment j’aurais fait sans ces horaires. » Elle est nounou de profession et garde des enfants dans le 16e arrondissement de Paris.
Il y a des questions que l’on ne se pose pas. Des questions du genre : qui s’occupe des gosses de la nounou pendant que cette dernière garde des enfants ? A la mairie de Chanteloup-les-Vignes, on se l’est posée cette question. Parce que des nounous qui ont des horaires de dingues et doivent aller travailler à Paris tous les jours, à 40 kilomètres de là, la commune en compte plusieurs. La ville compte aussi des infirmières, des employés de la SNCF, des pompiers, des policiers… tous ont des horaires bizarres qui ressemblent à tout sauf à du « 9 heures–18 heures ».
Mme Ciss, Oumar, et le petit nouveau ! / Crédits : Michela Cuccagna
Quand la ville a dû monter une crèche municipale en catastrophe en décembre 2013, à la suite de « l’affaire Baby Loup », la maire divers droite, Catherine Arenou, a insisté sur un point : que les horaires d’ouverture de la nouvelle crèche correspondent à la vie des gens, la vraie, celle avec les RER en retard et les employés mous de fatigue qui s’endorment sur leur siège de Transilien.
Le matin « c’est la course »
Un soucis du quotidien, loin du tumulte médiatique provoqué par le licenciement d’une employée portant le voile dans l’ancienne crèche associative « Baby Loup ». Depuis son ouverture, la nouvelle crèche, baptisée « Pierre et le loup » ouvre donc ses portes à 6 heures le matin et les referme à 22 heures le soir. 18 heures d’ouverture par jour. Ce n’est pas rien alors que beaucoup de crèches en Île-de-France font du 7 heures-19 heures au maximum.
Les matins où Oumar dort trop profondément, madame Ciss a des scrupules à le réveiller. Des scrupules de maman. Alors, ces jours-là, elle laisse un rabiot de sommeil à son petit. Ces jours-là, Oumar dort jusqu’à 6h15. Ensuite, « c’est la course ». Amy Ciss file à la crèche nichée au cœur de la cité de la Noé. Le quartier – célèbre parce que c’est ici qu’a été tourné La Haine – héberge 8.000 des 10.000 habitants de Chanteloup-les-Vignes.
Dans un sac, la maman a fourré une tétine, des chaussons et de quoi changer son fils en cas de caca qui déborde. Il est 6h30, dans le hall, Oumar, pâteux de sommeil, passe des bras de sa maman à ceux des employées de la crèche. Ensuite, « je cours », dit madame Ciss. Quand elle raconte son histoire, elle dit « je cours », toutes les cinq minutes. Donc, elle cavale jusqu’à la station de Transilien en bas de la cité pour ne pas rater le train, « celui de 6h56 » qui file jusqu’à la gare Saint-Lazare. Dans le train, elle a ses petites habitudes, comme tous ceux qui passent trop de temps dans les transports. C’est-à-dire à peu près tout le monde en région parisienne. Elle monte dans le wagon de tête parce qu’arrivée à Saint-Lazare, « c’est plus court pour attraper le métro ». Elle prend les sièges du haut. Elle écoute de la musique dans son casque : « Youss N’Dour ou Céline Dion ». Très souvent, elle s’endort : « Je rattrape la fatigue de la nuit ».
Le Transilien arrive à quai à 7h30. La course recommence : la ligne 13 du métro et encore un changement avec la ligne 9. A chaque fois, madame Ciss monte à l’arrière des rames, « c’est plus près des escaliers ». Encore cinq petites minutes à pied. Il est 8 heures du matin, sa journée de travail peut commencer. Elle prendra son petit-déjeuner chez ses employeurs, avec trois sucres et du lait dans son café noir.
La crèche est pleine
Pendant qu’elle court, Oumar se rendort dans le dortoir des « Pandas », le dortoir des « moyens ». Les tout petits, eux, dorment chez les « Ouïstiti », les plus grands chez les « Écureuils ». Un bestiaire miniature. Quand tous les enfants sont arrivés, ils commencent la journée en chantant « la petite chanson du bonjour ». Aïcha El Khattabi, la directrice de la crèche, une femme à la voix douce, fredonne les paroles : « J’ai un nom, un prénom, deux yeux, un nez, un menton… ».
A peu près au même moment que Madame Ciss, arrive Madame Sorel, 36 ans, une dame toute fine et pleine d’énergie. Elle vient déposer Lisa, sa fille de 1 an qui s’accroche à son doudou, un éléphant Dumbo. Céline Sorel travaille comme infirmière dans un hôpital de Neuilly-sur-Seine. Deux à trois jours par semaine, elle dépose sa fille à 6h30 à la crèche et la récupère à 21h30. A chaque trajet, c’est « voiture, RER, métro ». Le « salade, tomate, oignons » du banlieusard qui doit bouger. En tout, 1h30 de transport. « A l’hôpital, je fais des roulements de 12 heures et si un patient ne va pas bien, on reste plus longtemps. » Elle a, du coup, elle aussi, ses petites habitudes chaque matin. Comme faire tourner le moteur de sa Peugeot 107 quelques minutes pour que l’habitacle soit bien chaud quand elle y dépose sa fille à demi-endormie.
Elle nous raconte cela, une après-midi de mai, dans la vaste pièce commune du premier étage de la crèche. Les murs sont jaunes, le frigo, où sont stockés les petits suisses du quatre-heures, ronronne par instant. Aïcha El Khattabi, la directrice, est là aussi. Elle a sorti une boîte de chocolats et servi du café. Elle dit : « On est souvent confronté à des femmes qui veulent travailler mais qui n’ont pas de mode de garde. On a 25 berceaux ici et une quarantaine d’enfants, on ne peut pas accueillir plus. Que voulez-vous que l’on fasse ? » Chaque année, entre dix et vingt nouveaux enfants entrent à la crèche. Les places sont prisées. La commission d’attribution siège un fois par an, au printemps. Pour les parents qui ont déposé une demande, c’est l’angoisse.
La directrice. / Crédits : Michela Cuccagna
Céline Sorel, l’infirmière, pique un chocolat dans la boîte posée devant elle : « Moi, avant d’avoir une place ici, j’ai appelé quarante assistantes maternelles. Avec mes horaires, elles ont toutes refusé. » Une autre maman qui travaille à la SNCF, et préfère ne pas donner son nom, raconte « n’avoir trouvé qu’une crèche qui, au plus tard, fermait à 19h30 ». Quant aux assistantes maternelles, la plupart « ne veulent pas finir à 21 heures ».
Parents en retard et bambin au poste
Malgré les horaires ultra-larges, certains parents sont à la bourre. Une fois, des darons sont arrivés à 22h45 récupérer leurs enfants. « On les appelait au téléphone mais ils ne répondaient pas », raconte la directrice de la crèche. « Normalement, on aurait dû emmener le petit au commissariat ». Aïcha El Khattabi a les yeux qui s’emplissent d’effroi rien qu’en imaginant le gosse de 3 ans sur les bancs du poste, au milieu des gardés à vue. C’est pourtant la procédure quand des parents ne sont pas là à la fermeture d’une crèche. « Franchement, le commissariat c’est brutal pour un tout petit de 3 ans. » Ce jour-là, les parents ont fini par débarquer avant que la crèche ne se résigne à emmener le bambin chez les flics.
Dans la grande salle de pause de la crèche, Céline Sorel, l’infirmière, dit :
« Moi, si un patient ne va pas bien à l’hôpital, je ne pars pas. Je n’ai pas le droit et c’est peut-être sa vie qui est en jeu. C’est du temps que je donne. Ce devrait être la même chose pour les enfants gardés. »
Madame El Khattabi, la directrice, grimace légèrement :
« Mais les employés de la crèche aussi ont une vie de famille. Eux aussi ont des enfants… »
Dans la journée, pendant que les parents taffent, les minots font des « activités » : ils chantent des chansons, font des petits jeux, vont ramasser des châtaignes à l’automne. A midi, ils passent à table. Une grande feuille A3 a été scotchée au mur sur laquelle sont inscrits les noms des bambins et les fruits et légumes que chacun peut manger ou non. A 12h30, c’est sieste pour tout le monde. Puis quand ils sont tous réveillés, c’est le goûter. Les premiers parents, ceux qui ne bossent pas à l’autre bout de Paris, arrivent vers 16h30. « Certains travaillent en maison de retraite. Ils arrivent parfois plus tôt », dit la directrice.
L'équipe. / Crédits : Michela Cuccagna
Un salaire pour faire vivre parents et enfants
Amy Ciss, la maman qui travaille comme nounou dans le 16e arrondissement, gagne 1.500 euros nets par mois. Céline Sorel, l’infirmière touche, elle, 1.700 euros - « 1.900 euros les bons mois » quand il y a des jours fériés comme en mai et en décembre. Avec des salaires comme ça, impossible d’habiter plus près de Paris. Ou alors, dans des « cages à lapin » avec les gosses qui dorment dans le clic-clac du salon les 365 jours de l’année. « Même Argenteuil, c’est trop cher pour moi », se désole Madame Ciss. La maman qui travaille à la SNCF y a vécu un temps, à Argenteuil. Elle a fini par revenir à Chanteloup. « Plus pratique. »
« En travaillant à Paris, je gagne 200 euros de plus que si je bossais dans un hôpital en banlieue », dit madame Sorel, l’infirmière. Elle ajoute :
« 200 euros, c’est énorme quand vous avez un prêt à rembourser pour votre pavillon. »
Elle n’habite pas la cité de la Noé mais une petite maison avec jardin du côté du « village », le cœur historique de Chanteloup.
Sur la quarantaine de familles qui ont un enfant à la crèche, un quart n’a qu’un seul salaire pour faire vivre parents et enfants. Du coup, les tarifs varient selon les revenus : de 40 centimes l’heure de garde pour les plus démunis à 2,92 euros pour les familles les mieux dotées.
Les week-ends, pour se sortir de Chanteloup, les parents offrent le Happy Meal au McDonald de Poissy ou poussent en voiture jusqu’aux « étangs de Cergy ». On peut y pique-niquer et faire des barbecues. Même si maintenant, il faut payer 5 euros pour se garer. « Ce n’est pas donné », se désolent les mamans.
La question du travail des femmes
A travers la question de la garde des enfants, c’est celle du travail des femmes qui se pose aussi. Les beaux esprits diront que les hommes et les femmes qui travaillent ont les mêmes contraintes. Les mamans de Chanteloup leur rétorqueront que c’est du mytho. Du vent. Céline Sorel, l’infirmière, s’emporte :
« On nous a dit que les femmes devaient être émancipées, qu’elles devaient travailler, c’est très bien. Tant mieux. Mais derrière, il faut des structures adaptées »
Grand calme. / Crédits : Michela Cuccagna
La maman qui travaille à la SNCF a craint devoir démissionner faute de place en crèche.
Un jour, une maman désespérée est venue trouver Aïcha El Khattabi dans son bureau. La directrice en est encore toute émue. Elle mime la scène :
« La femme me dit “j’ai trouvé un travail dans la restauration mais si je ne peux pas faire garder mon enfant, je n’ai pas le travail”. Je lui ai dit qu’elle était sur liste d’attente. Elle ne voulait pas partir. Elle voulait même me payer pour que je prenne son enfant ! »
Aïcha El Khattabi soupire :
« C’est terrible mais que peut-on faire de plus ? »
Et puis, il y a les « familles monoparentales » qui rament encore plus. Enfin, non, n’utilisez pas ce terme-là, « famille monoparentale », vous feriez grincer des dents Catherine Arenou, la maire. Elle, elle préfère dire « maman seule qui élève ses enfants ». Parce que des pères seuls qui suent du soir au matin pour s’occuper de leurs gosses, la maire de Chanteloup-les-Vignes a beau chercher, elle n’en connaît aucun.
Parce que des pères seuls qui sue du soir au matin pour s'occuper de leurs gosses, la maire de Chanteloup-les-Vignes a beau chercher, elle n'en connaît aucun. / Crédits : Michela Cuccagna
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