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    23/04/2019

    Appel au génocide, insultes et agressions

    La communauté kurde de France menacée par les nationalistes turcs

    Par Timothée de Rauglaudre , Tommy Dessine

    Insultes racistes, violences dans les écoles ou attaques contre les locaux des associations de la diaspora. Depuis plusieurs années, les violences contre les Kurdes de France se multiplient.

    Rue Saint-Denis, Paris 2e – La devanture bleue du Mala Bavo affiche fièrement « bistrot kurde ». À l’intérieur, à côté du comptoir auquel sont accoudés quelques habitués, trône le drapeau rouge-blanc-vert du Kurdistan. L’établissement, dont le nom signifie « maison du père » en kurde, a été ouvert il y a quatre ans par une famille de réfugiés politiques arrivés en France dans les années 1980. Pour la première fois, le 13 mars dernier, le resto a été ouvertement visé par un acte anti-kurde.

    Le patron ne veut pas s’exprimer, c’est son neveu Serdar qui raconte. Sur son smartphone, l’homme de 38 ans fait défiler des photos des inscriptions. Quand avec sa famille ils découvrent les tags racistes qui ont recouvert la façade du restaurant, ils sont sous le choc. « Pour un génocide kurde total (Turquie, Iran, Syrie et Irak) ! » est-il inscrit dans une écriture soignée. Puis « Kurdes : sale enculée de race ! Vive la Turquie, à mort le Kurdistan ! ». Et sur la porte de l’immeuble qui jouxte l’établissement :

    « Erdogan et la France sodomisent les Kurdes. »

    Le jour même, les patrons portent plainte, espérant que la vidéosurveillance leur en dise plus. Au commissariat, leurs espoirs sont vite douchés. « On leur a dit que les vidéos étaient inutilisables », raconte leur neveu.

    « Sale race »

    « On n’a pas peur », répètent en chœur Serdar et son oncle, le patron du Mala Bavo. Pourtant, depuis plusieurs années, la communauté kurde de France subit la violence des partisans du régime turc. Insultes racistes, appels au génocide, agressions physiques, menaces. Les auteurs, quand ils sont identifiés, sont soit proches du Parti d’action nationaliste (MHP), dont les Loups gris constituent la branche armée, soit du Parti de la justice et du développement (AKP), celui du président Erdogan. Deux mouvements qui ont scellé leur alliance électorale l’an dernier.

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    Un joli café. / Crédits : Tommy

    En 2011, Mani est vendeur au magasin Viseo de Saint-Denis. Une collègue turque apprend qu’il est kurde et se met à l’insulter. « T’es quoi, t’es un terroriste ? T’es du PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan, groupe armé kurde, considéré par la Turquie et l’Union européenne comme une organisation terroriste, ndlr] ? », l’interroge t-elle. « Qu’est-ce que tu me racontes ? », tente Mani. La réponse de sa collègue est cinglante :

    « Je n’aime pas cette sale race. »

    Cette jeune femme, dont Mani sait que la famille appartient à la mouvance des Loups gris, menace d’envoyer son oncle lui « régler [son] compte ». Le vendeur dépose une main courante. Un jour où il ne travaille pas, le fameux oncle débarque au magasin, à sa recherche. Le patron de la boutique, à qui Mani a fait remonter les menaces, met immédiatement fin au contrat de la jeune Turque. Son entourage subit fréquemment insultes et menaces de ce genre assure l’homme de 33 ans, aujourd’hui carreleur et habitant de Meaux. Il souligne qu’elles sont rarement signalées aux autorités : « Ça reste souvent entre nous ». Il y a cinq ou six ans, son cousin, ouvrier du bâtiment, était en déplacement sur un chantier à Grenoble. Il entre dans un café turc. Un groupe de jeunes, là encore proches des Loups gris, discute d’Ahmet Kaya, un chanteur d’origine kurde. « Mon cousin en a dit du bien. Il s’est fait passer à tabac, a pris des coups au visage. Ils étaient plusieurs à le tabasser. » À l’époque sans papiers, maîtrisant à peine le français, le jeune Kurde n’ira jamais rapporter son agression à la police.

    Mazlum* non plus n’a rien voulu dire. Encore aujourd’hui, l’étudiant messin de 19 ans souhaite garder l’anonymat. Par peur des représailles, explique-t-il. Au début du collège, il est le seul Kurde de sa classe. Rapidement, il est pris pour cible par un groupe d’une dizaine de Turcs. « Au début, c’était verbal : fils de pute sans pays, terroriste, tueur d’enfants, assassin. » À l’époque, il n’a que 11 ans. Au fil des mois, les adolescents deviennent plus violents. « Ils me coinçaient dans un coin en m’intimidant, plus rarement ils me mettaient des claques et des croche-pieds. » Au lycée, il décide de ne plus se laisser faire et de répondre. « Ça a mené à des menaces, des coups et à une exclusion sociale. Ça a continué comme ça. » Depuis, Mazlum a terminé le lycée. Mais les menaces, elles, n’ont pas cessé. Elles continuent sur les réseaux sociaux, où le jeune homme prend régulièrement la défense du peuple kurde :

    « On menace de nous tuer ma famille et moi si on me retrouve. »

    Nujdar, 32 ans, habite la commune de Tain-l’Hermitage, dans le département de la Drôme. Il est le patron du Kobanê Kebab. La référence à la ville syrienne qui a été le théâtre d’une bataille stratégique des Kurdes contre Daech, en 2014 et 2015, est assumée. La phrase « Welcome to Kobanê » est inscrite en lettres blanches sur sa vitrine. Dans la petite ville au nord de Valence, les Turcs, souvent ouvriers, vont se restaurer dans « les seuls restos halal ». Depuis l’ouverture du kebab il y a quatre ans, il lui est arrivé une dizaine de fois que des Turcs repartent en découvrant la nationalité du propriétaire. Un jour, un homme commence à « parler fort » en apprenant l’origine du restaurateur : « Ça n’existe pas, les Kurdes ! ». « Je ne sais pas si c’est du racisme ou de l’ignorance », avoue Nujdar, qui dresse le profil-type de ceux qui ne supportent pas l’idée de manger un kebab dans un établissement kurde : des jeunes de 20 ou 30 ans, en France depuis longtemps, qui « restent dans leur bulle » et « parlent uniquement turc », selon Nujdar.

    Les militants ciblés

    Après les tags retrouvés sur la façade du Mala Bavo à Paris, les réactions politiques ont été extrêmement timides. Le 14 mars, le maire écolo du 2e arrondissement, Jacques Boutault, publie un communiqué dans lequel il dénonce le « silence des autorités françaises depuis de nombreuses années sur les actions menées par l’AKP sur le territoire national français ». Contacté par StreetPress, l’élu dit être alerté depuis quelques années par les Kurdes de son arrondissement, mais aussi par les « Turcs démocrates ». Selon l’élu, une partie de ces actes sont politiques. « Il y a eu une résurgence des menaces depuis la tentative de coup d’État de juillet 2016. Je crois que c’est vraiment de l’intimidation de ceux qui essaient de sensibiliser l’opinion française à la cause des Kurdes. »

    En France, ils seraient 630.000 à être inscrits sur les listes électorales turques. Cette population est particulièrement favorable à Erdogan. Aux législatives de juin 2015, les Franco-Turcs inscrits sur les listes consulaires ont voté à 50,4 % pour l’AKP (contre 41 % en Turquie). Pour la journaliste Laure Marchand, spécialiste de la Turquie, cette orientation conservatrice tient autant à la « provenance géographique » des immigrés turcs, souvent originaires de régions pro-AKP de l’Anatolie centrale, qu’à une « volonté d’Erdogan, ces dernières années, de reprendre en main les diasporas ». La communauté kurde, de son côté, est très pro-autonomisme. « Une grande partie des Kurdes sont des réfugiés », explique Claire Cemile Renkliçay, ancienne co-présidente du Centre démocratique kurde en France (CDK-F) et candidate aux européennes sur la liste PCF. L’Institut kurde de Paris estime qu’ils seraient 250.000. « Un réfugié qui vit sur votre territoire, vous êtes censé le protéger », s’insurge la militante.

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    Les différents groupes nationalistes Turcs. / Crédits : Tommy

    Au quotidien, les défenseurs de la cause kurde reçoivent de violentes menaces. Sur Facebook, la page Kurdistan au féminin en découvre régulièrement dans ses messages privés. « Peu importe le pays où tu te trouves sale pute, en Turquie tu seras baisée », écrit un jeune Turc. « Tu vas bien sucer nos soldats et nos policiers sale chienne. Après ne vous étonnez pas s’il y a encore un génocide. » Avant d’ajouter, plus loin : « Même si vous fuyez dans les autres pays, on va aussi vous attraper et vous baiser bande de terroristes. » Les messages n’émanent pas que de Turcs. Un jeune Algérien qui habite Paris écrit ainsi : « Il y a un génocide pour vous après le départ d’Erdogan, je te jure. Comme les Arméniens, mais cette fois pas seulement 1,5 million, cette fois 5 millions. »

    « On va se défendre tôt ou tard »

    Ces menaces ne se limitent pas aux réseaux sociaux. Encadré par deux bistrots kurdes, le Centre démocratique kurde (CDK) de l’Essonne, à Ris-Orangis, porte encore un large impact au milieu de sa vitrine. « On l’a laissée comme ça », dit dans un rire amer Claire Cemile Renkliçay, qui est aussi conseillère municipale à Grigny, commune voisine. Le 25 juin 2018, au beau milieu de la nuit, des jeunes balancent des pierres sur la vitrine du centre. Plus tôt, dans la journée du 24, le parti pro-kurde est pour la première fois arrivé troisième aux élections générales en Turquie. « On a porté plainte », détaille autour d’un thé le président du CDK de l’Essonne, Mustafa Unlubayir. « Les flics ont fait des prélèvements. » L’affaire sera classée sans suite. « Ils ont dit que les auteurs n’avaient pas été identifiés », déplore Claire Cemile Renkliçay. « Il y a des caméras là-bas, des caméras ici ! Ils n’ont pas cherché à comprendre », indique, en colère, le président du centre en pointant du doigt la rue. Ces jeunes d’à peine plus de 20 ans, Mustafa Unlubayir dit bien les connaître. « C’est des nationalistes turcs, des partisans d’Erdogan. Il y a une grande communauté turque, ici. Ils font des tours avec leur voiture, avec des drapeaux turcs. »

    Paradoxalement, au commissariat, le président du centre n’a pas voulu donner le nom des auteurs. « Après ça crée des graves problèmes », justifie Claire Cemile Renkliçay. Près de l’entrée, des jeunes Kurdes du quartier s’affrontent au billard. À eux non plus, Mustafa Unlubayir n’a pas voulu dire l’identité des lanceurs de pierres, de peur qu’ils veuillent se venger. Lors de sa plainte, il avait prévenu les policiers : « Si vous ne voulez pas intervenir pour ces problèmes-là, les tensions vont monter, un jour ça va exploser. On va se défendre tôt ou tard. »

    Bien plus au nord dans la région, dans la nuit du 6 au 7 avril, un acte de vandalisme similaire a été commis à l’encontre du CDK d’Arnouville, dans le Val-d’Oise. « Deux vitres ont été brisées et on a retrouvé deux pavés », explique Mehmet, permanent du centre qui indique que l’association va porter plainte. « Les structures et commerces kurdes en France sont de plus en plus victimes de telles attaques commises manifestement par les réseaux fascistes turcs qui prolifèrent en Europe », dénonce le Centre d’Arnouville dans son communiqué publié en ligne. « Nous soupçonnons très fortement les milieux fascistes turcs d’être responsables de cet acte de vandalisme. »

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    Le 25 juin 2018, au beau milieu de la nuit, des jeunes balancent des pierres sur la vitrine du centre. / Crédits : Tommy

    Dilan*, permanente au CDK-F, entend fréquemment parler de menaces qui visent les associations kurdes en région. « Le réseau fasciste turc est très bien organisé en province », affirme-t-elle. En avril 2017, quelques jours avant le référendum constitutionnel qui devait renforcer les pouvoirs du président turc, le centre culturel kurde de Nantes, qui abrite le siège régional du CDK-F, a été ravagé par un incendie. Un acte volontaire d’après l’enquête de police. L’année précédente, une conférence de Sylvie Jan, présidente de l’association France-Kurdistan, à l’IUT du Creusot, avait été ajournée sous la pression d’un groupe de militants turcs de la région. « Les renseignements généraux avaient attiré mon attention sur le fait que c’étaient des gens agressifs », se souvient-t-elle. Plus récemment, fin mars 2019, dans l’Ain, la conférence d’un journaliste parisien sur le combat des Kurdes en Syrie, à Châtillon-sur-Chalaronne, a dû être annulée après l’intervention d’une poignée de Turcs et du consulat de Lyon. Si la plupart des menaces, dégradations et agressions ne sont vraisemblablement pas commanditées, l’ombre des services secrets turcs plane sur la communauté kurde.

    L’ombre des services secrets

    Dans un café-bibliothèque qui donne sur la rue d’Enghien, quelques hommes regardent une chaîne d’info kurde. Plus loin, au fond du hall du bâtiment qui fait office de siège du CDK-F, un collectif qui fédère 24 associations de la diaspora, trônent trois portraits de militantes: Fidan Dogan, Leyla Söylemez et Sakine Cansiz. Dans la nuit du 9 au 10 janvier 2013, ces trois activistes kurdes, ont été tuées par balles dans un appartement situé au 147, rue Lafayette, dans le 10e arrondissement.

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    Fidan Doğan, Leyla Söylemez et Sakine Cansiz, activistes kurdes tuées par balles dans un appartement parisien. / Crédits : Tommy

    En 2016, peu avant son procès, l’assassin présumé, Omer Güney, meurt d’une tumeur au cerveau. D’après la justice française et l’enquête de la journaliste Laure Marchand, le Turc de 34 ans était proche des Loups gris et en relation avec le MİT, les services secrets turcs. Durant plusieurs années, il s’était infiltré au sein d’associations kurdes, dont l’Union des étudiants kurdes de France (UEKF). « On s’en veut parce qu’on n’a rien vu, confie Zilan, étudiante de 22 ans à Créteil et membre de l’UEKF. Il a obtenu toutes les informations qu’il voulait. » Depuis, le mouvement kurde en France est plus vigilant. « Aujourd’hui, la stratégie des services secrets, c’est de rentrer des « Kurdes vendus », pro-AKP, au sein des centres », croit savoir la brune vêtue d’une veste en cuir noir.

    Les familles des trois victimes ont demandé à plusieurs reprises à être reçues par le gouvernement français, sans jamais obtenir la moindre réponse. « Le fait que la France ne prenne même pas la peine d’aller voir les familles et de leur présenter ses condoléances, ça en dit beaucoup sur le regard qu’elle porte sur le peuple kurde », peste Dilan du CDK-F. Après les tags racistes sur le Mala Bavo, l’exécutif n’a pas non plus réagi. Pour la plupart des personnes interviewées, l’absence de condamnation des actes anti-kurdes s’expliquerait par les partenariats commerciaux et stratégiques qui lient la France et la Turquie. « C’est compliqué de s’intéresser à l’humanisme quand des intérêts géopolitiques sont en jeu », soupire Mani, le carreleur de Meaux.

    Les prénoms ont été modifiés.

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