Nantes (44), 22 juin 2019, aux alentours de 4h30 – La fête de la musique se termine brutalement sur le quai Wilson, en bord de Loire. Alors que la plupart des sound systems se sont arrêtés, un dernier DJ fait de la résistance et fait résonner le titre Porcherie de Bérurier Noir et son refrain : « La jeunesse emmerde le Front national. » La police charge les teufeurs avec des coups de matraque, tirs de LBD et du gaz lacrymogène. Quatorze personnes sont repêchées par les pompiers. Mais pas Steve Maia Caniço. Cet animateur périscolaire de 24 ans est mort noyé cette nuit-là. Son corps est retrouvé 38 jours plus tard. Pratiquement cinq ans après, le procès du commissaire Grégoire Chassaing commence ce 10 juin au tribunal judiciaire de Rennes (35). Il est jugé pour homicide involontaire. Entre-temps promu par l’institution, le gradé encourt trois ans de prison et 45.000 euros d’amende pour ce délit.
La justice n’a pas jugé bon de le poursuivre pour des circonstances aggravantes, « en cas de violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité », selon l’article 221-6 du code pénal. Une note de service mentionnait la veille des événements que, « sauf nécessité absolue, l’emploi des moyens lacrymogènes ne pourra se faire que sur instruction expresse du directeur du service d’ordre ». Seulement voilà, ce soir de fête de la musique nantaise, ce sont 33 grenades lacrymogènes MPT, dont chacune peut couvrir une zone allant jusqu’à 1.000 m2, 12 balles de LBD ou dix grenades de désencerclement qui ont été lancées sur au moins 200 personnes. Un sacré arsenal renforcé par l’enchaînement de coups de matraque à quelques mètres du fleuve – non protégé par des barrières de sécurité –, un taser étant même actionné, sur fond d’aboiements du fait de la présence de deux équipages d’une brigade canine. De quoi faire de ce procès celui des armes du maintien de l’ordre. « Ce serait bien que ça le soit », confirme Nathalie Seff, déléguée générale de l’Acat-France (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture). Cette dernière demande notamment à s’interroger sur « la toxicité et les effets secondaires, notamment hormonaux à moyen et long terme, du gaz lacrymogène ». Elle résume :
« Ce procès, quel que soit son verdict final, peut permettre effectivement un focus sur les failles et les excès du maintien de l’ordre. »
Une responsabilité du commissaire et de l’État
À l’époque, de nombreux médias – dont StreetPress – avaient souligné le caractère rigide et péremptoire du commissaire Chassaing, qui a institutionnalisé l’utilisation des unités de Bac dans les manifestations nantaises, pourtant peu formées au maintien de l’ordre. Selon Marianne et Ouest-France, son supérieur Thierry Palermo, qui suivait la répression de la fête de la musique à distance en 2019, aurait tenté d’y mettre fin en donnant l’ordre de « stopper tout de suite les jets de lacrymogènes ». « Il y a un continuum entre les méthodes de répression envers les luttes sociales et celles appliquées contre une free party », remarque Pierre Douillard, chercheur en sciences sociales et auteur d’ouvrages sur le maintien de l’ordre. Mais l’Acat rappelle aussi la responsabilité générale de l’État dans l’emploi de ces armes et des violences policières, lors des manifestations ou de fêtes :
« Légalement, c’est l’État qui recrute les policiers, les forme, leur confie des armes et leur donne la possibilité de les utiliser. C’est aussi l’occasion de souligner qu’ils ne peuvent agir en toute impunité. Même si, lorsqu’il s’agit d’un policier, tous les corps de l’État se rassemblent pour que les agents ne soient pas sanctionnés à la hauteur de leurs actes. »
La question de l’emploi d’armes ayant provoqué de nombreuses mutilations ou morts comme les grenades de désencerclement ou les LBD (classées comme armes de guerre) reste brûlante en matière de maintien de l’ordre. « Depuis 25 ans, on assiste à une militarisation des forces de police qui braquent des armes sur les foules, qui frappent les corps », rappelle Pierre Douillard, premier manifestant à être éborgné à 16 ans par un tir de LBD. Depuis, ce type d’arme et les différents modèles de grenades, y compris explosives avec les GM2L, sont consommés dans des proportions phénoménales par les forces de police, en particulier depuis la crise des Gilets jaunes. « Ces dernières années, les achats de munitions policières et leur usage ont explosé de façon exponentielle. Dès 2018, quelques mois avant la mort de Steve, le nombre de tirs de balles en caoutchouc avait augmenté de 200 % – 19.000 tirs dans l’année selon les autorités – et celui des grenades de désencerclement de 296 %. L’attaque des fêtards sur le quai Wilson s’inscrit dans ce contexte de violence débridée et d’usage immodéré de l’arsenal de répression », souligne Pierre Douillard.
« Une manière de tout faire pour que ce ne soit pas le procès de la militarisation de la police »
Si le surarmement de la police française et ses tactiques menant à l’escalade ne sont pas directement sur le banc des accusés lors du procès Chassaing, c’est aussi parce que la méthode même de l’instruction empêche cette perspective. Par sa médiatisation, l’affaire Steve a été érigée en priorité par le juge d’instruction David Bénichou, au détriment des autres victimes de la soirée. 89 personnes avaient au départ déposé plainte, une quinzaine se sont constituées partie civile mais l’ensemble des plaignants peut encore le faire jusqu’à la clôture de l’instruction. « Mes clients ont été entendus mais comme je n’ai pas accès au dossier d’instruction, je n’ai aucun moyen de vérifier que ces éléments ont été versés au dossier, alors qu’il s’agit d’une scène unique », observe Marianne Rostan, avocate d’un des deux groupes de plaignants qui auraient pu eux aussi se noyer dans le cadre de cette opération policière.
Les informations judiciaires parallèles ouvertes en 2020 concernant tant les violences exercées par la police sur les danseurs que celles des participants à la fête de la Musique envers les policiers sont suspendues au verdict s’appliquant à Grégoire Chassaing. « Scinder les deux volets du dossier, présenter le décès de Steve comme un “incident isolé” sans évoquer le contexte, c’est aussi une manière de justement tout faire pour que ce ne soit pas le procès du maintien de l’ordre à la française et de la militarisation de la police », décrypte Pierre Douillard. Il conclut :
« Dans cette affaire, la justice fait tout pour éviter de voir l’éléphant au milieu de la pièce, l’évidence des violences policières : des gens armés et entraînés qui gazent et tirent à 4h du matin sur des personnes au bord d’un fleuve et repartent sans leur porter secours. »
Illustration de Une de Nayely Remusat.
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