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    11/09/2020

    Agressions, vols et réseaux

    Trois Nigérianes racontent leurs vies de prostituées à Nantes

    Par Nicolas Mollé , Pich'

    Menaces au couteau, agressions multiples, vols… Sur les trottoirs de Nantes, Excellent, Sara et Success ont vécu l’enfer. Mais pour ces femmes nigérianes exploitées par un réseau, difficile de s’extirper de ce calvaire. Elles racontent.

    À 23 ans, Excellent (1) est déjà bien marquée par les violences. Elle a mis trois ans à rallier Nantes depuis le Nigéria. Avant de faire un crochet par un petit village de Sardaigne près de Sassari, elle a vécu un périple mouvementé et traumatisant à travers le Niger et la Libye. « Un parcours pas du tout facile, plutôt dangereux », raconte la jeune femme :

    « Nous étions parfois entassés dans un pick-up à plus de 80, compressés, des gens fatigués étaient balancés sur la route par ceux qui nous convoyaient. J’ai vu des personnes tomber dans un puits, beaucoup sont mortes de soif ».

    Arrivée en France, coup de massue. On lui avait vendu l’Europe comme la terre promise et elle croyait qu’un bon job l’y attendait. Excellent réalise qu’elle va devoir vendre du sexe. « C’est quelque chose de terrible », souffle-t-elle :

    « Parfois, les clients veulent récupérer leur argent après. Parfois, ils vous frappent. Quelquefois, on sent qu’ils pourraient vous tuer. »

    « Avec les clients on ne peut jamais savoir comment ça va tourner, certains arrivent très calmes et se révèlent violents, méchants, sadiques. D’autres sont très agités et finissent par complètement s’apaiser », abonde Sara (1), travailleuse du sexe d’une trentaine d’années originaire de Benin City au Nigéria. Avant d’arriver en 2018 à Nantes, « par avion », précise-t-elle, elle a travaillé cinq ans en Italie. Aussi bien dans des bars de nuit, des clubs, que dans la rue. Presque toutes les nuits, les consoeurs de Sara sont là, quadrillant le pavé de la rue Paul-Bellamy à Nantes.

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    Sara, la trentaine, est originaire de Benin City au Nigéria. Elle est arrivée en 2018 à Nantes après cinq ans en Italie. Si elle prétend gagner parfois 200 euros en une journée à Nantes, elle souhaite devenir cuisinière. / Crédits : Pich'

    À un croisement, deux travailleuses du sexe pressent le pas vers un automobiliste qui vient de s’arrêter alors que le feu était pourtant vert. Brusquement, il redémarre. Sans embarquer qui que ce soit. Dans la pénombre, le client a peut-être pris les silhouettes des journalistes pour celles de flics. Depuis la mise en place de la pénalisation de ceux qui paient, tout le monde est un peu plus tendu. Les clients sont moins nombreux, « ceux qui viennent prennent un risque et demandent donc à baisser les tarifs, à aller dans des endroits plus éloignés, moins éclairés », explique Maïwenn Henriquet, coordinatrice de l’association Paloma-Médecins du Monde à Nantes. Selon elle, la loi contribue à mettre les prostituées un peu plus en danger.

    Pas beaucoup de flics

    La police brille pourtant par son absence ce soir-là. Elle verbalise peu en général. « La police (à Nantes particulièrement) » est hostile à pénaliser « l’achat d’acte sexuel, et donc le client », peut on lire dans une note (2) à l’intention du préfet alors en exercice, Claude d’Harcourt (3), que StreetPress s’est procurée. Chez les bleus, certains regrettent même l’abrogation du délit de racolage. « Il permettait de ramener les filles au commissariat pour les contrôler et assurer un suivi de cette population », détaille le n°2 des mœurs à Nantes :

    « Désormais, nous ne disposons plus de ce moyen de supervision. Alors que notre but premier est de les défendre et de les sortir des réseaux. Et ce n’est pas en verbalisant le client qu’on parviendra à mettre ces jeunes femmes en confiance. Si elles se méfient de moi, je risque de les perdre et de les voir aller exercer sur Internet. »

    Excellent vit et travaille dans la rue nantaise depuis 2017. Elle voit la police presque tous les soirs mais n’est pas toujours à l’aise avec l’idée de se plaindre auprès d’eux. « Je sais qu’ils ont besoin de preuves en cas d’agression, d’une plaque d’immatriculation », explique-t-elle. « Je n’ai pas peur de la police car je n’ai rien à me reprocher, je ne fais rien d’illégal mais je sais aussi que ce n’est pas bon qu’ils connaissent tout sur toi. »

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    À Nantes depuis 2017, Excellent a 23 ans. Elle est déjà été agressée de nombreuses fois et est marquée par les violences. Elle a déjà fait une fausse-couche et elle a avorté une autre fois parce qu'un client avait volontairement retiré le préservatif. / Crédits : Pich'

    Précarisées par la loi, de plus en plus connectées, les filles désertent la rue à Nantes. Les « indépendantes » ont disparu du pavé. Ne subsistent quasiment que les prostituées nigérianes, soumises à la violence de la rue.

    Multiples agressions

    « Un soir, à Nantes, un client me propose de monter dans sa voiture pour aller à l’hôtel. Il nous emmène en pleine campagne, dans un endroit complètement isolé », raconte Excellent. L’homme abuse d’elle, la menace d’un couteau, la dépouille de toutes ses affaires. Tout en parlant, elle renverse un peu de son thé. Ses mains glissent sur la table au rythme de son récit. Elle reprend : « Il m’a laissée là, nue au milieu de nulle part, en plein hiver, il n’y avait personne pour me secourir », soupire Excellent :

    « J’ai marché jusqu’à une petite ville, j’ai frappé aux portes, personne ne répondait, j’ai fini par me cacher dans un massif de fleurs. Lorsque je voyais des phares, je sortais pour demander de l’aide. Puis est arrivée la voiture d’un autre homme qui a accepté de me prendre avec lui, il m’a donné ses vêtements pour me couvrir et m’a ramenée à Nantes. »

    Les bras parcourus de cicatrices, Excellent porte d’autres blessures, qu’elle ne cherche pas à cacher. Elle a déjà fait une fausse-couche, avorté une autre fois parce qu’un client avait volontairement retiré le préservatif. Les travailleuses exploitées sont à la merci des caprices masculins et d’une brutalité sans filtre.

    Quitter les réseaux

    Success (1) a débuté à Nantes comme prostituée à 15 ans. Jusqu’en décembre 2016, elle vend du sexe à des hommes. Elle gagne 1.000 à 1.100 euros par semaine. Originaire de l’État d’Edo, seule fille au milieu d’une fratrie de trois garçons, elle « doit » 40.000 euros à une « madam » qui l’a envoyée en France en 2015 et dont une amie la loge à Nantes. Un forfait élevé fixé par ce réseau, qui couvre le périple inhumain qu’elle a accompli pour gagner l’Europe, sa scolarité, ses papiers, le gîte et le couvert. « Je suis parvenue à rembourser 18.000 euros mais ce n’était pas assez, la personne qui m’hébergeait n’arrêtait pas de menacer d’aller à la préfecture, à la police », raconte-t-elle d’une voix nerveuse.

    À LIRE AUSSI : Entre menaces et rites vaudous, Joy raconte ses années de prostitution

    Dans une atmosphère de compétition avec les autres filles, le quotidien de Success est rude, elle finira même par tomber enceinte après qu’un préservatif ait rompu. « Il n’y a pas d’amies lorsqu’on travaille dans la rue », remarque-t-elle. « Lorsqu’on a des problèmes avec des clients, les autres ont plutôt tendance à s’en réjouir ». Parfois, ceux qui font appel à ses services la volent, veulent lui reprendre le prix de la passe après avoir consommé. En avril 2019, Success a fini par aller porter plainte au commissariat Waldeck-Rousseau contre le réseau qui l’exploitait. Cela ne suffira pas à la sortir d’affaire. « On m’a montré des gens en photo mais je n’avais pas les bons éléments de preuve », raconte-t-elle.

    Avec celles qui se plaignent, l’État est en effet dans une logique de donnant-donnant. Si une Nigériane veut pouvoir bénéficier d’une carte de résident d’une validité de 10 années, les membres du réseau qu’elle a dénoncés doivent être définitivement condamnés. Pas facile pour les prostituées nigérianes de tourner le dos à ceux qui ont été leurs premiers contacts en France. Aux multiples chocs traumatiques de leurs périples, à la méfiance envers les institutions, souvent personnifiées par les Blancs, s’ajoutent les manipulations liées au rite vaudou du « juju ».

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    Success a débuté à Nantes comme prostituée à 15 ans. En avril 2019, Success a fini par aller porter plainte au commissariat Waldeck-Rousseau contre le réseau qui l'exploitait. Cela ne suffira pas à la sortir d’affaire. Elle est sous la menace d'une expulsion. / Crédits : Pich'

    Le serment ou pacte « juju » est scellé à la veille de son départ pour l’Europe par la victime, qui ne sait pas encore forcément à ce moment-là à quelle activité elle va être contrainte de s’adonner. En présence de la candidate à l’exil, de sa famille, de la « mama » qui se chargera d’elle à son arrivée et d’un médecin traditionnel ou d’un grand-prêtre d’un culte local. Au cours de la cérémonie, que la présence de témoins rend encore plus indiscutable, est confectionné un « juju ». Cette sorte de petite amulette est constituée de cheveux, de rognures d’ongles voire de sang menstruel de la personne concernée. Des poils pubiens sont associés à la fertilité de celle qui a prêté serment. Fertilité qui pourra se voir menacée si la personne ne se plie pas à ce qu’on attend d’elle. Folie, infortune, maladie voire mort lui sont aussi prédies pour elle ou ses proches en cas d’incartade. Ce rituel conserve un fort impact au Nigeria, indépendamment du fait que les assujetties soient chrétiennes ou musulmanes. Le pouvoir de persuasion du « juju » et du cérémonial qui l’entoure sont tels que les futures travailleuses du sexe peuvent être en proie à des troubles psychosomatiques si elles tentent de s’en affranchir.

    Repartir n’est pas simple non-plus. Si elles retournent au Nigéria sans avoir purgé leur dette, elles sont considérées comme ayant failli. Avec le risque, selon l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) d’y subir « des persécutions ou des atteintes graves ». Le danger est pire si elles sont identifiées comme ayant dénoncé. Elles vivent alors un véritable purgatoire avant d’être renvoyées vers l’enfer, un autre pays où les conditions d’exercice de leur prostitution seront encore plus extrêmes. Ce phénomène est appelé « retrafficking ». Avec un doublement de la dette à rembourser et parfois plus de trois voyages à la clef. Une installation pérenne en France constitue dès lors le seul espoir. Le temps de l’enquête, Success a bien été régularisée en tant que victime de traite. Mais, celle-ci n’ayant pas porté ses fruits, un an plus tard, en juin 2020, la préfecture refuse de lui renouveler son récépissé de demande de carte de séjour. Désormais sous le coup d’une obligation de quitter le territoire, la voici au moindre contrôle de police susceptible d’être expédiée en centre de rétention administrative (Cra).

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    Qu’elle soit la première Nigériane issue de la rue nantaise à se targuer d’un baccalauréat, obtenu cet été, qu’elle ait en plus passé un brevet d’études professionnelles agricoles après trois années de cursus à Châteaubriant semblent importer peu aux yeux de l’administration française. Sa vie est pourtant ici. Avec son petit ami, elle projette de fonder une famille.

    Une loi inefficace

    Les acteurs de terrain dressent un bilan très négatif de la loi abolitionniste de 2016. Une quinzaine d’associations incluant Paloma/Médecins du Monde ou le Syndicat des travailleuses du sexe (Strass) signalaient dans un contre-rapport que « si le volet répressif a fait l’objet de la publication d’une circulaire d’application immédiate, deux jours seulement après la promulgation de la loi au Journal officiel le 13 avril 2016, il n’en a pas été de même pour le volet dit social ». En clair, le principe répressif a bénéficié d’une procédure accélérée tandis que le financement de l’accompagnement s’est révélé laborieux. « C’est vrai que le volet social n’est venu qu’en 2017», consent la sénatrice PS Michelle Meunier, abolitionniste convaincue et partisane de cette loi. « Cependant, il y a désormais des mesures qui peuvent être normalement actionnées, comme le parcours de sortie proposé pour répondre à leurs besoins pécuniaires, de logements, à leur intégration. » Mais l’allocation financière à l’insertion sociale et professionnelle (Afis) proposée n’est que de 330 € mensuels (à titre de comparaison, le RSA s’élève à 550 €).

    Une somme à relier aux 200 euros que Sara prétend parfois gagner en une journée à Nantes. Même si elle admet aussi que, d’autres soirs, le fruit de ses efforts ne dépassera pas les 30 euros. Sara se projette pourtant volontiers dans une autre vie : elle aimerait devenir cuisinière. « Un autre de mes rêves serait de travailler dans l’humanitaire, d’aider les gens du mieux que je peux », conclut-elle.

    (1) Il s’agit de pseudonymes

    (2) Le document mentionné est la synthèse d’une réunion de la commission départementale de suivi et lutte contre la prostitution.

    (3) Le préfet Claude d’Harcourt a depuis rejoint la Direction générale des étrangers au sein du ministère de l’Intérieur.

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