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    28/05/2024

    « La maîtrise des rouages euro-parlementaires, c’est bien, mais la politique, c’est autre chose »

    Gilles Lebreton, l’eurodéputé RN qui bossait trop

    Par Nathalie Gathié

    Élu au Parlement européen depuis 2014, Gilles Lebreton est le bosseur des députés RN : il a signé les six rapports – un chiffre famélique – du parti. Mais son activité lui a coûté sa place : il a été évincé de la liste par Jordan Bardella.

    « Un papier sur Lebreton ? », interroge un chouïa interloquée l’eurodéputée Rassemblement national (RN) Mathilde Androuët. Et cette proche de Jordan Bardella de prévenir presque grave :

    « Mais vous savez, c’est un homme de dossiers, un technicien… »

    Sous-texte, un repoussoir à force de vouloir expliquer le pourquoi d’un comment dont les troupes europhobes se contre-cognent. Longtemps persuadé que le travail abattu au Parlement européen le protégeait du bannissement, Gilles Lebreton, élu RN à Bruxelles depuis 2014, s’est fourré le doigt dans l’œil. Ni vu ni reconnu par les siens. Anomalie laborieuse d’une délégation RN « tout feu-tout flemme » – dont il a un temps été le chef –, l’agrégé de droit public rallié aux gars de la Marine en 2011 a été débarqué du navire « bardellien ». Les élections du 9 juin se déclineront sans lui. Alors que le 1er mai Jordan « Barde-pas-là », ainsi surnommé à Bruxelles tant il y brille par son absence, scandait les noms de ses colistiers dans la riante cité de Perpignan, l’universitaire éconduit tenait un dernier meeting dans les Côtes d’Armor face à un auditoire clairsemé. Le premier évangélisait les foules patriotes en direct sur les chaînes d’info, le second décortiquait sa « stratégie d’opposition constructive aux europhiles » dans l’indifférence des gazettes locales, se marre ce nationaliste revendiqué :

    « Mon impact médiatique tutoie le néant. Depuis dix ans, je m’échine à faire de la pédagogie, à démontrer que c’est à l’échelle européenne que ça se décide parce que les normes et les directives influent sur nos vies mais ça ne passe pas. Je n’intéresse même pas Ouest-France, le journal de ma circonscription. »

    Mi-rigolard mi-dépité, il note qu’invitée sur ses terres, Virginie Joron, eurodéputée RN adulée par la « complosphère » depuis ses saillies « anti-vax », « a bénéficié, elle, d’une pleine page dans le quotidien régional ». Bref, le fond ne paie pas, sauf quand on le touche.

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    Un bosseur marginalisé

    Les milliers d’amendements déposés par Lebreton contre 21 seulement pour Bardella, ses 99% de taux de présence – autrement dit le pourcentage de votes auxquels il a participé – et le fait que les six rapports à mettre au crédit famélique de la délégation RN aient été pondus par lui ne pèsent pas lourd aux yeux du parti. Pire, ils l’ont marginalisé. « En fournissant un vrai travail au sein de la Commission des Affaires Juridiques », comme le reconnaît Emmanuel Maurel, élu en 2019 sur la liste de l’Insoumise Manon Aubry, en s’investissant dans les travaux de la Commission Agriculture « fut-ce pour y raconter un max de conneries et se comporter en lobbyiste de la très droitière Coordination rurale », pointe l’eurodéputé Vert Benoît Biteau, le bon élève a contrarié les cancres de sa famille.

    Il a brouillé le refrain mille fois seriné d’un RN empêché d’usiner par un infranchissable « cordon sanitaire » tricoté par les autres groupes parlementaires. « Les crétins qui prétendent qu’on se la coule douce alors qu’on est à 32% dans les sondages devraient apprendre qu’on juge un arbre à ses fruits », tonne par exemple Philippe Olivier, eurodéputé, conseiller et beau-frère de Marine Le Pen. « Il n’y a chez nous aucune culture de la paresse et si on ne fait rien comme il disent, c’est parce qu’on ne nous laisse rien faire. Si nous proposions un amendement sur le bonheur pour tous, le Parlement le bloquerait, ce n’est pas démocratique mais c’est ainsi ! ». Alibi victimaire contredit par l’empêcheur de glandouiller en rond : « En 2021, j’ai réussi à faire passer un rapport d’initiative sur l’intelligence artificielle avec 90 voix d’avance, dont celles du PPE (conservateurs) et de Renew (centre). » Si Lebreton y arrive, pourquoi ses acolytes échouent-ils ? Peut-être parce que Marine Le Pen a, dès 2019, donné consigne de ne pas trop mouiller la chemise histoire de rester à distance d’une machine européenne qu’il est électoralement payant de canarder à tout-va.

    Pour Gilles Lebreton, il y a « pourtant » moyen de s’impliquer comme en témoignent les députés d’extrême droite italiens de Matteo Salvini : rattachés comme le RN au radical groupe ID, les Italiens prennent part aux négociations de textes et existent davantage. « Je ne veux pas polémiquer. Gilles est quelqu’un de très bien mais il a fait deux mandats et selon notre règlement, c’est le maximum », évacue Philippe Olivier, oubliant que l’eurodéputé RN France Jamet est en piste pour une troisième mandature. « Et puis, soyons clair, soit vous faites comme lui du chiffre parlementaire et vous cadrez avec l’idée bien allemande qu’un élu européen est un fonctionnaire le nez dans ses rapports bien au chaud dans la bulle bruxelloise soit vous faites de la politique ! », martèle le beau-frère de Le Pen :

    « Et la politique, c’est le terrain, le contact. Ce n’est pas en pinaillant sur des points-virgules qu’on va changer l’Europe mais Gilles est un prof de droit, il est méticuleux ! »

    Un historique du parti moque même le rapport législatif sur la protection des dessins et les modèles industriels, signé par l’intéressé et adopté en mars à une écrasante majorité :

    « Franchement, ça intéresse qui un bidule pareil ? À part trois crânes d’œuf, personne ! ».

    « Le militantisme, le vrai, c’est d’être à portée de gifle »

    Dans le cadre de ses activités au sein de la Commission des affaires juridiques, Lebreton a coiffé plusieurs rapports de levée d’immunité visant des élus suspectés d’irrégularités. Et sur ce front, son implication a dérouté son camp : en 2022, il s’est employé à préserver l’immunité de la socialiste bulgare, Elena Yoncheva, considérant que la procédure qui la visait relevait d’une persécution politique.

    À VOIR AUSSI : L’extrême droite menace les droits des personnes LGBT en Europe

    Et en avril dernier, il a maintenu l’immunité une députée hongroise du groupe Renew pour les mêmes raisons alors que Jordan Bardella avait selon Le Monde tenté de le convaincre de sanctionner cette opposante notoire à Viktor Orbán, outragement dragué par le RN. Capable de divorcer de son idéologie d’extrême droite quand il s’agit de juger ses pairs, Gilles Lebreton ne serait pour autant pas « un grand courageux », tacle un cadre du mouvement :

    « Le militantisme, le vrai, c’est d’être à portée de gifle et au parti, on n’a pas oublié que “Monsieur Je-sais-tout” s’est dérobé lorsque Marine lui a demandé de se présenter face à Édouard Philippe lors de municipales de 2020 au Havre. C’est bien joli de jouer les divas planquées mais quand il faut y aller… »

    Ben, faut y aller comme Jordan et ses médiatiques néo-colistiers à l’image de Malika Sorel, prompte à condamner « la préférence étrangère » à longueur de plateaux TV, ou de Matthieu Valet, flic syndicaliste omniprésent sur les chaînes bollorisées. « Je suis à des années-lumières de ces profils mais l’élection passée, qui portera sérieusement les dossiers ? », questionne Gilles Lebreton, décidément pas très « show off ». « De toute façon, cette Europe-là navigue entre bureau des normes et giga ONG : à quoi rime de discuter des heures sur les droits des LGBT+ en Ouganda ? Honnêtement, vous avez déjà vu un trans ougandais ? », raille Philippe Olivier. « Et puis, à la fin, c’est l’exécutif de Mme Von der Leyen qui décide de tout. Les députés font les malins mais le Parlement n’est qu’un théâtre d’ombres. » Inutile donc de dépenser trop d’énergie à la manière d’un Lebreton. Mathilde Androuët pondère :

    « La maîtrise des rouages euro-parlementaires, c’est bien, mais la politique, c’est autre chose, c’est savoir créer des étincelles dans l’électorat. Nous avons un ancrage populaire qui nous interdit de rester dans notre seul couloir bruxellois. En revanche à Strasbourg, nous utilisons le Parlement européen comme une caisse de résonance et là, on ne se prive pas de faire entendre nos voix. »

    Rois fainéants en commission où le boulot législatif s’accomplit, les élus RN se posent en princes de la tchatche en séances plénières où ils flinguent l’UE tous azimuts : selon le site Parltrack.org, ils ont aligné 989 blablas contre 976 à Renew entre 2019 et fin décembre 2023. Comme ses collègues RN, le scrupuleux Lebreton poste ses interventions sur YouTube mais affiche un nombre de « vues » qu’il serait cruel de répercuter. Quand ça veut pas…

    Illustration de Une de Timothée Moreau.

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