« La justice, l’État, m’a enfermé pour rien. C’est comme si on m’avait kidnappé et séquestré », lance Bagui Traoré. Le jeune homme de 29 ans a passé cinq ans en détention provisoire, avant d’être finalement acquitté par la cour d’assises du Val d’Oise, en juillet dernier. Cinq ans à crier son innocence, en vain.
« On m’a enfermé aux yeux de tout le monde et personne n’a rien pu faire. »
Il était accusé de tentative de meurtre sur les forces de l’ordre pendant les violences qui ont suivi la mort de son frère Adama Traoré, en juillet 2016. Pour lui, comme pour sa famille, cela ne fait aucun doute : s’il s’est retrouvé en prison, c’est parce qu’il porte le nom Traoré. « On l’a enfermé comme plusieurs de ses frères juste parce que c’est le frère d’Adama. C’est tout un système », commente sa sœur, Assa Traoré. « J’ai toujours été persuadé de son acquittement. On lui reprochait d’être l’instigateur de l’émeute qui commence à 20h, alors qu’il sort de garde à vue à minuit déjà. C’est compliqué… », raconte son avocat, maître Florian Lastelle. Lors de l’acquittement, le juge Marc Trévidic a admis lui-même que ces accusations ne reposaient sur aucun élément tangible. « La justice ne peut pas se passer de preuves, or c’est ce qui s’est passé dans le cas de Bagui Traoré », a-t-il déclaré à la cour (1).
En plus de ces années de détention « injustifiées », Bagui Traoré raconte avoir subi un traitement particulier en prison. Parloirs et mandats bloqués, fouilles régulières, isolement, surveillance permanente…
« Ils ont voulu me rendre fou. »
Dehors, le combat pour la vérité sur la mort de son frère prend de l’ampleur. C’est l’affaire, qui en France, fait éclater le sujet des violences policières. L’affaire « Adama Traoré » devient politique. Le comité Adama entame un bras de fer avec les pouvoirs publics. Des manifestations rassemblent parfois plus de 20.000 personnes. Assa Traoré, devenue l’emblème du combat, témoigne dans plusieurs journaux internationaux et fait même la Une du célèbre Time.
Pour Bagui, ce traitement en prison n’est qu’une « vengeance ». « Tout ça, c’était pour me mettre la pression, et voir si ma sœur allait se calmer dehors », déclare-t-il.
Bagui Traoré a passé cinq ans en détention provisoire, avant d’être finalement acquitté par la cour d’assises du Val d’Oise. / Crédits : Nnoman Cadoret
Cinq ans de prison
Le jeune homme donne rendez-vous dans la ville de Beaumont-sur-Oise. C’est là qu’il a grandi, avec sa famille. C’est aussi dans ces rues qu’en juillet 2016, lui et son frère Adama sont interpellés, avant que ce dernier – âgé de 24 ans – ne décède à la gendarmerie. Bagui, jean gris, veste beige et lunettes de soleil sur les yeux, sert deux ou trois mains qu’il croise. Dans cette ville d’un peu moins de 10.000 habitants, tout le monde semble se connaître. Il s’installe finalement dans un café, à l’abri des regards.
Le jour de son interpellation, Bagui est sur le chemin pour se rendre au travail. « J’ai couru, ils m’ont sauté dessus et j’ai fini en prison. J’ai fait trois mois, je devais sortir et c’est là qu’ils ont ramené la tentative d’assassinat », raconte-t-il, en buvant une gorgée de café. « Les gendarmes sont venus me chercher dans ma cellule, m’ont mis en garde à vue, puis direct en prison. » Il n’a même pas le temps de prévenir sa famille. C’était le 2 mars 2017.
Le jeune homme à la carrure imposante est ensuite trimballé de prison en prison. Trois en cinq ans. Osny avec son frère Youssouf, puis Fleury-Mérogis et Bois-d’Arcy. « Ils m’ont fait tourner pour me faire péter les plombs », lâche-t-il.
En 2016, c'est dans les rues de Beaumont-sur-Oise que Bagui et Adama sont interpellés, avant que ce dernier – âgé de 24 ans – ne décède à la gendarmerie. / Crédits : Nnoman Cadoret
Les traumatismes
À Fleury-Mérogis, à partir du moment où il est accusé de « tentative de meurtre » il est considéré comme un détenu particulièrement surveillé (DPS). Du fait de ce statut, réservé aux terroristes ou aux profils dangereux, il est emprisonné seul et subit des fouilles régulières. « Deux fois » par semaine selon lui. Il est aussi systématiquement accompagné par deux surveillants lors de ses déplacements. « J’étais suivi H24 ». Il a fini par faire des crises, confie-t-il :
« À Bois-d’Arcy je faisais des crises d’angoisse, je n’arrivais plus à respirer. »
L’isolement devient difficile à supporter. « Ce n’est pas marrant d’être tout seul dans une cellule. Un mois, deux mois, mais des années…. Quand t’as quelqu’un au moins tu parles, tu discutes ». Son quotidien est soigneusement cadré et organisé, pour ne pas « attendre dans le vide ». La télé, le sport, les livres, la prière et c’est tout, car « Il n’y a rien d’autre à faire ». Un jour sans fin :
« C’est une cassette que tu mets le matin et que tu rembobines le soir. Tu mets play et tu rembobines. »
Lorsqu’il revient sur cette période, son ton est bas et les mots semblent avoir du mal à sortir :
« Tu passes ton temps à poser tes mains sur ta tête et à réfléchir. Au bout d’un moment, ça te travaille le cerveau »
Pourtant, il a déjà connu la prison et ne s’en cache pas. « J’avais déjà fait trois ans et demi, mais j’étais coupable. Là, j’étais innocent, c’était la double peine. »
Pour tenir, Bagui se tient au courant du combat que mène sa sœur dehors. Il peut aussi compter sur les courriers qu’il reçoit en soutien « de partout, de Suisse, du Maroc ». « Ça fait toujours plaisir de voir qu’il y a des gens qui pensent à toi. » Des personnes lui envoient même des tableaux, qu’il gardait précieusement, faute de pouvoir les accrocher dans sa cellule :
« Quand je serai bien remis sur deux pieds, j’irai les voir et leur dire merci. »
Faire son deuil en prison
« Je sais qu’il a énormément souffert, avec l’impression de vivre une injustice terrible. Surtout que cette affaire est liée à la mort de son frère et au sentiment de culpabilité. Il est aussi passé plusieurs fois en garde à vue, dans le même commissariat où est passé Adama », déclare un de ses trois avocats, maître Florian Lastelle. Il décrit Bagui comme quelqu’un avec une personnalité à part. « Il peut paraître virulent, mais c’est quelqu’un de très sensible, très intelligent qui reste profondément traumatisé par la mort de son frère. » Bagui raconte avoir souvent pensé à lui. « J’étais obligé d’y penser, mais tu ne fais pas un deuil en prison ». Il ajoute d’un ton froid et direct :
« Ils ont tué mon petit frère, ils l’ont mis dans une boîte, et moi en prison. »
Il n’a pas encore pu se recueillir sur sa tombe, à Bamako. Il espère s’y rendre bientôt, « peut-être en décembre ». « C’est important pour moi d’aller là-bas. En prison, je n’ai pas pu le voir… »
À LIRE AUSSI : La famille de Liu Shaoyao, tué par la police, réclame vérité et justice
Il ajoute « Tout ça, ça m’a quand même atteint. La claustrophobie, les crises d’angoisse… Je ne pensais pas pouvoir avoir des choses comme ça. Pour moi, c’était pour les petites natures. »
Le prénom d'Adama Traoré est écrit sur plusieurs murs de ville de Beaumont-sur-Oise. / Crédits : Nnoman Cadoret
Parloirs et mandats bloqués
« Avec le psychique, le mental, ils te font péter les plombs », poursuit-il. Pendant sa détention, Bagui Traoré a eu d’autres galères. Quand il quitte la maison d’arrêt d’Osny, dans le Val d’Oise, fin 2016, ses mandats sont restés bloqués pendant huit mois. Sa famille ne pouvait plus lui envoyer d’argent. « Je n’ai eu aucune explication », précise-t-il. Un de ses anciens codétenus raconte à StreetPress :
« Pour cantiner [acheter des produits via le magasin interne à la prison] ça devenait une galère pour lui. Des détenus s’arrangeaient pour donner un peu de nourriture. »
Finalement, après huit mois, la situation est rétablie. « Apparemment, c’était dû à mon transfert, mais huit mois ? », s’interroge Bagui, encore remonté. Il a aussi vu ses parloirs bloqués, durant cinq mois cette fois-ci. Là aussi, sans raison apparente selon ses dires. Aucune visite de la famille donc, et plus de dépôt de vêtements propres. « Un jour, j’avais un parloir, j’ai fait rentrer leur linge avec le mien, pour les arranger », raconte l’ancien prisonnier, présent en même temps que Bagui Traoré et son frère Youssouf à Osny. « Ça m’a paru bizarre ce traitement particulier. Donc j’ai posé la question à un gradé : “Comment ça se fait que les Traoré, on bloque leurs parloirs, leurs linges, ils ont des fouilles… ?” » Selon cet ancien condamné, le gradé lui aurait alors répondu :
« Quand ça vient d’au-dessus, nous, on ne peut rien y faire, on n’a pas le choix. On est obligé de faire ce qu’on nous demande d’appliquer, on exécute les ordres. »
Ni le détenu, ni son avocat n’auront jamais la moindre explication.
Des peines en plus
« Et après, ils m’ont ramené des peines farfelues », enchaîne Bagui Traoré. Durant sa détention provisoire, il a purgé d’autres peines. S’il reconnaît la majorité des délits, il ne comprend pas pourquoi elles arrivent toutes à ce moment-là. « C’étaient des trucs qui dataient de 2010, 2012, 2015. Ils auraient pu venir me voir avant. C’était juste pour me maintenir en prison », rétorque-t-il.
Son avocat, maître Florian Lastelle contextualise : « Il y a eu un après-midi d’audience consacrée à lui, où ils ont ramené six dossiers. C’était un après-midi Bagui Traoré. Objectivement, c’est du jamais-vu. »
Le baveux ajoute également que « toutes les peines prononcées étaient aménageables ». Sauf que Bagui Traoré s’est systématiquement vu refuser ses aménagements de peines…
Sur la fresque est encore inscrit : « Libérez Bagui » / Crédits : Nnoman Cadoret
Le procès et la sortie
Alors quand Bagui apprend qu’il est enfin libérable, il peine à y croire. « C’était fou », se remémore-t-il. Il se souvient de la foule présente à la cour d’assises du Val-d’Oise. Des inconnus pour la plupart. C’est là qu’il croise pour la première fois les membres du Comité Justice et Vérité pour Adama. Après le verdict rendu le 9 juillet dernier, Bagui Traoré est rentré chez sa mère à Beaumont-sur-Oise. Mais le calvaire semble loin d’être terminé.
« Au début, quand il est sorti, il faisait des cauchemars tout le temps la première semaine », raconte Youcef Brakni, du Comité Adama. « C’était lié à la prison, ça ne peut être que la prison », soupire Bagui, qui assure désormais être redevenu « droit ». Mais difficile de tourner totalement la page. « J’ai été enfermé pour rien, je voudrais savoir pourquoi ils ont fait ça ? Mais ils ne vont jamais le dire. » Ce qu’il regrette le plus, c’est de ne pas avoir vu grandir son fils, âgé de quatre ans à l’époque :
« Mon fils, c’est mon souffle, c’est ma vie. J’ai loupé cinq ans de sa vie. Et on ne peut pas revenir en arrière, ça ne se rattrape pas… »
Il a choisi de ne pas lui parler de son incarcération :
« À neuf ans, il commence à comprendre certaines choses. Quand il sera un peu plus grand peut-être que je lui expliquerai. Aussi pour ne pas qu’il aille lire toutes les conneries qu’il y a sur nous. »
Comprendre
Depuis sa sortie, Bagui a retrouvé un travail dans une boîte d’intérim. Il aimerait plus tard ouvrir un petit commerce, et être son « propre patron ». Il s’occupe aussi de refaire ses papiers et de passer le permis de conduire. Mais la crainte de retourner en prison semble toujours présente : « J’ai toujours peur qu’ils viennent me chercher du jour au lendemain ».
La fresque de Beaumont-sur-Oise représentant Adama et Bagui. / Crédits : Nnoman Cadoret
En sortant du café, Bagui se rend dans son quartier à Beaumont. Il montre du doigt quelques bâtiments qu’on aperçoit à travers la cime des arbres. « La cité, ils l’ont caché ! Ils ont mis des maisons, des arbres, on dirait presque un quartier pavillonnaire », rit-il. Sur la place, deux jeunes garçons jouent avec un ballon. « C’est calme hein ? C’est ça un quartier sensible ? » lance-t-il en référence aux images des chaînes d’info en continu après la mort de son frère.
Au fond du terrain, la fresque où lui et Adama sont dessinés sur fond bleu ciel n’a pas bougé. À côté de son visage est inscrit : « Libérez Bagui. » En fixant l’inscription, il lance, grand sourire : « Je vais mettre du bleu dessus ! » Et ajoute :
« Il faut profiter de la vie maintenant. On ne sait pas de quoi demain sera fait. On peut t’enfermer à tort et à travers, on peut même vous tuer sans qu’on ne vous donne d’explication… »
(1) Les avocats de Bagui Traoré ont déposé une demande d’indemnisation pour les années de détention « injustifiées ».
Cet article est en accès libre, pour toutes et tous.
Mais sans les dons de ses lecteurs, StreetPress devra s’arrêter.
Je fais un don à partir de 1€ 💪Si vous voulez que StreetPress soit encore là l’an prochain, nous avons besoin de votre soutien.
Nous avons, en presque 15 ans, démontré notre utilité. StreetPress se bat pour construire un monde un peu plus juste. Nos articles ont de l’impact. Vous êtes des centaines de milliers à suivre chaque mois notre travail et à partager nos valeurs.
Aujourd’hui nous avons vraiment besoin de vous. Si vous n’êtes pas 6.000 à nous faire un don mensuel ou annuel, nous ne pourrons pas continuer.
Chaque don à partir de 1€ donne droit à une réduction fiscale de 66%. Vous pouvez stopper votre don à tout moment.
Je donne
NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER