Paris, 18ème arrondissement – Rien ne distingue l’hôtel « Rooms & Dreams » des autres établissements du coin. Excepté le ballet de femmes avec poussettes, qui ouvre et referme la porte de l’hôtel trois étoiles. À l’intérieur, Younès, le fils du propriétaire, maugrée en observant ses écrans de caméra de surveillance : « Ranger les poussettes, c’est une utopie ! ». La plupart des hôtels en France ont été contraints de fermer il y a plus d’un an, en raison de la pandémie de Covid-19. Mais l’établissement « Rooms & Dreams » a, lui, rouvert ses portes le 27 juin 2020. Le flot de touristes étrangers a cependant laissé place à une nouvelle clientèle de femmes migrantes seules, et de leurs enfants. Younès plaisante :
« Avant, j’étais invité par des touristes américains à Los Angeles. Maintenant je gère la psychologie de dizaines de femmes. »
Comme tous les jours, il délivre la clé de la chambre à chaque femme qui entre. Lâche une blague à certaines d’entre elles. Dans le hall exigu, des nourrissons s’agitent, de jeunes enfants courent et deux mamans s’autorisent un moment de répit en s’échangeant l’adresse d’une épicerie du quartier. 36 femmes et une soixantaine d’enfants vivent depuis des mois dans des chambres réparties sur six étages, dans ce lieu désormais dénommé La Maison des Fées.
L'hôtel « Rooms & Dreams » accueille désormais des femmes migrantes et leurs enfants. / Crédits : Aurélie Garnier
Plutôt que de garder porte close, Shérif, le propriétaire de « Rooms & Dreams », a décidé de travailler avec l’association Basiliade, habituellement engagée dans la lutte contre le Sida. Son équipe de cinq employés a lâché l’administratif, le règlement des chambres et les services petits-déjeuners pour de nouvelles tâches, comme l’explique son fils Younès :
« Désormais, je fais du social : je m’occupe des mêmes clientes tous les jours, il faut s’intéresser à leurs vies. J’aime bien, au moins on se rend utile, on se lève le matin et on se dit qu’on va aider les gens. »
« Animée par les esprits »
Dans le sommaire coin cuisine de l’hôtel mis à disposition pour les résidentes, Tania, 26 ans, expose avec une énergie et une bonne humeur communicatives les raisons qui l’ont poussée à rejoindre la France. « Je rêvais de travailler dans la restauration. Mais en Côte d’Ivoire, il fallait payer très cher pour une formation et pour être prise. Quand tes parents sont cultivateurs, c’est impossible. » Cette mère d’une petite fille de deux ans et huit mois voyait la France comme « le pays de la gastronomie » et a donc décidé de venir y tenter sa chance en 2018. « Avant, j’étais dans un centre d’hébergement », se souvient Tania. Elle a partagé un appartement avec trois autres femmes, mais le quotidien était difficile. Elle raconte les disputes et bagarres incessantes :
« Une nuit, une des femmes de l’appartement a débarqué dans ma chambre avec un couteau et m’a déchiré le tibia ! Le lendemain, quand la police lui a demandé pourquoi elle avait fait ça, elle a dit qu’elle était animée par les esprits ! Au moins, à La Maison des Fées, c’est sécurisé. »
En centre d'hébergement, Tania se souvient des disputes et bagarres incessantes. / Crédits : Aurélie Garnier
Ce havre de paix est géré par l’association Basiliade. Outre le logement, ces familles exilées bénéficient d’une aide financière sous forme de chèques-service (3,50 euros par jour et par enfant, et 6,50 euros par adulte), d’un accompagnement dans leurs démarches de régularisation et peuvent participer à des ateliers et des cours de langues. L’association a monté un partenariat avec la Direction régionale et interdépartementale de l’Hébergement et du Logement (Drihl) qui lui permet un financement de 34 euros par nuit et par personne, durant un an. Basiliade a ainsi avancé à l’hôtelier environ 660.000 euros, auxquels vient s’ajouter une aide de la Mairie de Paris. Le fonctionnement dans son ensemble s’élève à un million d’euros pour un an et le contrat va être reconduit au moins jusqu’à juin 2022.
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« Quand je suis arrivée à Paris, j’ai dormi avec mon fils deux jours dans la gare de Bercy », raconte quant à elle Awa Berete. Cette Ivoirienne de 40 ans « bien sonnés », comme elle s’amuse à dire, a débarqué en France en juin 2018. « J’ai ensuite rencontré un mec qui m’a dit que je pouvais rester chez lui dans le 19ème arrondissement le temps de trouver des solutions. » Tous les jours, elle appelle le 115, qui lui propose des logements pour deux jours au plus, quand il y a de la place. À l’aise dans son survêtement rouge, entre deux cigarettes qui lui permettent de « mieux réfléchir », Awa confie être mère d’une fille de 21 ans, qui vit à Besançon, et d’un fils de 15 ans avec qui elle partage sa chambre. Awa a suivi son mari en Italie en 2003. Dans la Botte, elle s’est occupée des personnes âgées quand lui était dans la restauration. Victime de violences conjugales, Awa est alors revenue en Côte d’Ivoire. « Un jour, j’étais sortie de la maison pour faire des courses. Quand je suis rentrée, ma fille était en larmes. Ils l’avaient excisée. C’était horrible », se remémore Awa d’une voix calme. On lui explique que c’est la tradition, que son avis sur la question n’était pas nécessaire. Et que sa fille était en âge d’être mariée :
« Ça m’a définitivement poussé à quitter la Côte d’Ivoire. J’ai subi un mariage forcé et je ne veux pas la même chose pour elle, je veux qu’elle décide et fasse sa vie, sans pression. J’ai juste envie d’une vie meilleure que la mienne pour mes enfants. »
Repenser l’accueil
« Arrivée en France, c’est là que la vraie galère a commencé. Je ne savais ni où aller ni où dormir, j’ai tellement pleuré. » Christel, 32 ans, est la coquette mère de jumeaux âgés de onze mois. L’Ivoirienne a elle aussi connu un périple traumatisant d’un an. « Il y avait beaucoup de problèmes interethniques au pays. Quand on passait les concours, les musulmans étaient choisis et nous, les chrétiens, on avait du mal à trouver un emploi. Mon mari est musulman et moi chrétienne et ça dérangeait même nos familles. » Encouragés par un ami, Christel et son conjoint rejoignent la Tunisie en passant par le Mali et la Libye, où ils restent quelques mois après avoir été emprisonnés :
« On nous a dit qu’il fallait donner de l’argent pour être libérés donc on a été obligé de payer. »
Une fois en Tunisie, des gens leur parlent de la possibilité d’atteindre Lampedusa en bateau. Deux jours en mer plus tard, Christel et son époux gagnent l’Italie. « Je suis ensuite arrivée à Gare du Nord mais j’étais seule. Mon conjoint est resté à Lampedusa car on n’a pas pu payer pour nous deux. Un type m’a dit d’aller à Médecins du Monde à Gare du Nord, j’ai appris là-bas que j’étais enceinte depuis deux semaines ! » Après des nuits ballottées d’un centre d’hébergement d’urgence à un autre, Christel a obtenu une place à « Rooms & Dreams ». Depuis septembre, elle réside avec son mari et leurs jumeaux dans un appartement d’une rue adjacente, également géré par Basiliade. « Se retrouver là est un soulagement, après tout ce qu’on a traversé, on peut enfin se poser tranquilles ! », confesse-t-elle avec une certaine réserve.
Après « Rooms & Dreams », Christel a pu trouvé un appartement avec son mari et leurs jumeaux dans la rue adjacente, également géré par Basiliade. / Crédits : Aurélie Garnier
Si l’hôtel n’était pas pensé pour loger ces femmes et jeunes enfants sur une longue durée, il a été quelque peu reconfiguré. Le grand miroir de l’entrée devant lequel « les clients se checkaient avant de sortir », note Younès, a été remplacé par un tableau en liège pour afficher les ateliers et numéros utiles. La cour a été aménagée pour que les poussettes y soient entreposées. Au sous-sol trônent désormais des tapis de sol colorés jonchés de jouets où Malika, éducatrice de jeunes enfants, accueille tous les matins femmes et enfants volontaires. Dans les chambres, restées inchangées et constituées de lits simples et d’une salle de bain, parfois personnalisées à coup de fausses fleurs et d’objets à forte valeur affective, les femmes doivent composer avec l’espace restreint et s’adapter aux règles de sécurité comme bien laisser les prises électriques dégagées.
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Il y a quelques jours, un nouveau local a été inauguré dans une rue contiguë à La Maison des Fées. À l’intérieur, des bureaux pour l’équipe de la Basiliade, qui assurera une permanence, une grande cuisine avec plusieurs grands frigos rutilants qui permettront aux femmes de vraiment cuisiner. La plupart d’entre elles se plaignent en effet de ne pouvoir le faire avec les deux plaques d’appoint de la cuisine actuelle, ni de conserver les plats dans les mini-bars de leur chambre. « On ne peut pas ramener notre marmite en haut dans la chambre car il n’y a pas d’ascenseur. Et la nuit, si l’enfant a faim, on fait comment ? », regrette Tania, l’air déterminé. Une immense salle centrale dans laquelle seront dispensés les cours permettra aussi aux femmes de laisser jouer leurs enfants dans un coin dédié.
Tinder
« Ici, les femmes prennent le temps de se poser », explique Noëmi Lampe-Vallée, responsable de la structure d’hébergement à Basiliade. Son organisation connaît la nécessité pour ces mères migrantes de se reconstruire. Alors, elles sont informées de leurs droits et ont accès aux soins médicaux dont elles ont souvent besoin. « Le top du top, c’est qu’elles sortent avec un emploi et un logement. » « La Maison des Fées aurait pu être un centre d’hébergement d’urgence lambda. Mais on tenait à en faire un havre de paix », souligne Samir Baroualia, directeur de Basiliade Paris, qui souhaite plus de liberté et d’autonomie pour les mamans exilées :
« Une fois que l’enfant va à la crèche, la mère se demande parfois ce qu’elle va faire de sa journée. Si elle a envie d’aller sur Tinder, qu’elle le fasse ! Si elle veut vivre sa vie, à partir du moment où elle va chercher son enfant à 17h30 à la crèche, nous, ça nous va. »
La fille de Tania va à la crèche depuis août 2020. Pendant ce temps, celle qui se rêve un jour cheffe de cuisine fait parfois des ménages. « Avec le Covid c’est compliqué, j’ai essayé de travailler dans des restaurants mais on me demande toujours mes papiers. » Le reste du temps, elle traîne à l’hôtel. « On peut parler entre nous, ainsi qu’avec les travailleurs sociaux. » Tandis que son mari a des petits boulots, Christel se retrouve pour sa part en charge des jumeaux. Elle s’est aussi vue confier la responsabilité de représentante des femmes de la Maison des Fées :
« Je suis en charge de la vie en communauté car votre culture et la nôtre sont très différentes. Je suis un peu le trait d’union entre les femmes et les gens de l’association et de l’hôtel. »
Awa avait quant à elle réussi à trouver du travail dans un entrepôt de La Poste, où elle scannait des colis. Elle a utilisé les papiers d’identité d’une cousine pour être embauchée. Démasquée, son contrat s’est terminé après deux mois. Mais, contre toute attente, elle y a rencontré l’amour. Une femme qui travaillait dans le même entrepôt qu’elle. « On se téléphone tous les jours, parfois, on va même se balader », exulte-t-elle. Awa vient de trouver une association qui s’occupe des personnes âgées. Elle a rendez-vous avec une vieille dame « pour voir si ça peut coller » et si elle pourra s’occuper d’elle. En attendant, Awa garde espoir et reste dans sa chambre à lire des posts sur Facebook qui racontent des histoires d’amour, ses préférées.
Awa a finalement trouvé l'amour lorsqu'elle travaillait dans un entrepôt de La Poste. / Crédits : Aurélie Garnier
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