« Lorsque les mineurs isolés ont commencé à arriver, au début des années 2000, les pouvoirs publics français et européens ne savaient pas quoi faire d’eux », se remémore Dieudonné Kobanda, auteur de l’enquête sociologique Enfants isolés étrangers : une vie et un parcours faits d’obstacles, paru en 2016. « Les législations n’avaient prévu d’accueillir que des familles et des adultes. »
Dieudonné Kobanda a consacré une partie de sa vie à aider ces migrants mineurs. L’homme de 51 ans a travaillé au sein de la protection de l’enfance à Strasbourg, avant de devenir cadre socio-éducatif en Île-de-France. Cela fait presque dix ans qu’il gère des centres d’accueil pour migrants. L’ancien réfugié de la République démocratique du Congo l’affirme avec force :
« Pour ces migrants mineurs, le cauchemar est permanent. »
Avoir moins de 18 ans devrait leur permettre d’être aidés, hébergés et scolarisés, selon la loi française. Et ce, jusqu’à leur majorité. Mais Dieudonné Kobanda dénonce le chemin de croix de ces enfants pour faire reconnaître leur âge et leurs droits. Et « la situation n’a fait que se dégrader ».
Combien y a-t-il de mineurs isolés étrangers en France ?
Ils seraient 40.000 en tout selon les associations. On sait que ce nombre n’est pas fiable et qu’il augmente régulièrement. Aujourd’hui, personne ne connaît leur nombre exact, entre ceux qui sont pris en charge dans nos structures d’accueil et ceux qui sont dans la nature, sans accompagnement. On sait que certains jeunes n’osent pas aller vers les centres d’accueil. Ils ont peur des évaluations.
Pourquoi ?
Parce qu’on ne les croit pas forcément quand ils annoncent leur âge. L’administration les accuse de mentir. J’ai un exemple en tête. Au foyer pour migrants majeurs que je dirige, un jeune m’a avoué avoir 16 ans. À l’évaluation [À Paris, cela passe par le Demie, géré par la Croix-Rouge, ndlr], on lui a refusé son âge. Il a été jugé trop grand : il fait 1m87. À l’idée de me rencontrer, il pleurait déjà. Il pensait qu’on allait le mettre dehors parce qu’il n’était pas adulte. Je ne l’ai pas fait, mais il a dû avoir peur parce qu’il a disparu un jour. C’est ça le quotidien des mineurs isolés étrangers.
Pourtant, il avait un acte de naissance de son pays. Il a été contesté illégalement par les pouvoirs publics français. L’article 47 du Code civil indique que l’acte d’état-civil, même produit à l’étranger, est considéré comme authentique jusqu’à ce qu’on prouve le contraire. Mais « c’est fait en Afrique, ça n’a aucune valeur ». Cette phrase n’est écrite nulle part, mais on l’entend. Une juge des enfants m’a confirmé que « si le jeune qui a l’acte a une corpulence imposante, ça pose problème ».
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Tous les mineurs isolés étrangers qui arrivent ici ne sont évidemment pas que des mineurs. Certains m’ont confié qu’ils avaient déjà 18 ans lors de leur arrivée. Leur petite taille les aide à faire croire qu’ils sont mineurs. Mais certains viennent de zones de guerre. Ils ont été brimés dans leur vie d’enfants, recrutés comme soldats. J’ai rencontré des travailleurs sociaux qui étaient vraiment hermétiques à cela.
Si l’évaluation ne conclut pas à la minorité du jeune, on a recours à un test osseux [une radio de la main gauche et du poignet, qui vérifie le développement des os, ndlr], qui est fortement critiqué. Pourquoi ?
Cet examen se base sur les travaux de deux Américains – Greulich et Pyle. Il s’agit d’un examen mis en place dans les années 50, fait sur des enfants blancs issus de familles aisées. Il a été conçu pour fixer l’âge médical en vue d’opérations. Aujourd’hui, on l’utilise pour déterminer l’âge civil. Mais ses auteurs américains estiment eux-mêmes que le test est « peu fiable » pour les jeunes entre 16 et 18 ans ! Il y a une marge d’erreur de 24 mois.
Comment peut-on appliquer ce test sur des enfants qui ont subi la faim, qui viennent de zones de guerre, si les auteurs disent qu’il y a des erreurs ? L’Académie nationale de médecine elle-même est farouchement opposée à ce test, parce qu’il n’est pas fiable. Sans compter les examens du développement pubertaire.
Qu’est-ce-que c’est ?
Les examens du développement pubertaire étaient des examens médicaux autorisés jusqu’à 2016, avant d’être interdits. Eux aussi visaient à déterminer l’âge des mineurs isolés. Des enfants ont dû se mettre complètement nu devant les médecins. Ils vérifiaient la dentition, mais aussi l’alvéole des seins et la pilosité pubienne pour les filles. Pour les garçons, on leur touchait leurs testicules. C’est un examen affreux et immoral. Si c’était arrivé à des enfants français, il y aurait eu des procès…
Plusieurs jeunes m’ont aussi raconté être arrivés menottés aux tests. J’ai demandé des éclaircissements à la police, qui a refusé de me répondre. Dès lors qu’il y a un doute sur l’âge, cela doit normalement profiter aux jeunes. C’est un principe de justice. Ce n’est pas ce qui arrive.
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Vous désapprouvez le placement des mineurs isolés dans les hôtels sociaux [des endroits gérés par des assos, souvent critiqués pour leurs conditions de vie déplorables, ndlr]. Pourquoi est-ce un problème selon vous ?
Dans une structure comme la mienne, il n’y a que des adultes, environ 250 places, avec des travailleurs sociaux à temps plein prévu pour ce nombre de personnes. Là, on trouve juste quelques places dans un hôtel parfois insalubre. On y met des mineurs isolés étrangers. Ils ne voient un éducateur qu’une fois par semaine. En tant que parent – j’ai trois enfants dont deux adultes – est-ce qu’on accepterait qu’un enfant soit seul dans un hôtel social ? Est-ce une éducation digne ? Pas pour moi. On les place là en attendant qu’ils aient 18 ans pour ensuite les expulser.
Entre 16 et 18 ans, le mineur isolé navigue entre l’inquiétude et le désespoir. Ils attendent là, sans qu’on leur propose un projet de vie. En tant qu’ancien éducateur spécialisé, j’ai accompagné au quotidien certains de ces jeunes. Un mineur isolé pris en charge correctement est l’avenir de la France.
Dans votre livre, vous illustrez ce point avec l’histoire d’Armando Curri, sacré meilleur apprenti de France en 2015…
C’était une histoire ubuesque. Ce jeune albanais a gagné le titre de meilleur apprenti de France. Problème : dans la tradition, le président du Sénat doit recevoir les jeunes primés. Mais voilà, cet Albanais est sans-papiers. L’affaire est embêtante, le Sénat décide de ne pas l’accueillir. Mais il y a eu un écho médiatique. Alors il a quand même été reçu. Vous imaginez ? C’est un enfant qui venait juste d’avoir 18 ans. Il a fait un effort considérable entre l’apprentissage de la langue ou du mode de vie et il est devenu le meilleur dans son domaine. Mais il apprend qu’il ne peut pas être reçu comme tout le monde, parce qu’il n’a pas de papiers. C’est très violent, surtout à cet âge-là. Comment ce jeune va-t-il analyser tout ça ?
Et il n’est pas une situation isolée d’après vous.
J’ai vu des situations tout aussi stupides en tant qu’éducateur. J’ai longtemps travaillé à Strasbourg et un de mes jeunes n’avait pas pu aller à un match de foot en Allemagne. C’était le meilleur buteur, mais il n’avait pas ses papiers. Il ne l’avait pas dit aux autres parce qu’il avait honte. Il a dû mentir et faire semblant de tomber malade.
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Vous avez indiqué que les mineurs isolés naviguent entre l’inquiétude et le désespoir entre 16 et 18 ans. Dans votre livre, vous dites qu’avant 16 ans, c’est surtout l’espoir qui règne tandis qu’après 18 ans, c’est « le cauchemar permanent ». C’est très fort comme terme.
Oui mais c’est au-delà du simple constat. Parce qu’en tant qu’éducateur spécialisé, je vis la situation au quotidien. Quand le jeune est en pleurs devant moi, je le ressens. Quand le jeune me dit qu’il n’en dort pas, je le vois sur son visage. À Strasbourg, un jeune a été arrêté par la police le jour de ses 18 ans. C’est quand même affreux. Il était parti en ville pour fêter ça. Et au moment où il rentre : contrôle d’identité juste devant le foyer… Ce jeune a été interpellé par des policiers qui le connaissaient. Un des policiers l’avait contrôlé plusieurs mois à l’avance et lui avait dit : « On se retrouve le jour de ton anniversaire ». Il a été placé en Cra près de Strasbourg. Il nous a appelés en pleurant, il disait qu’on le renvoyait à Conakry. Par chance, il a été libéré. Mais quand je l’ai revu, il était traumatisé… L’angoisse commence avant 18 ans. Il suffit d’un contrôle de police. Le cauchemar est permanent.
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