25 novembre 2023, Romans-Sur-Isère (26) – Près de 80 militants d’extrême droite déboulent dans le quartier de la Monnaie. Visages masqués et barres de fer en main, ils sont là pour en découdre. Leur manifestation prétexte un hommage à Thomas Perroto, tué quelques jours plus tôt à Crépol. La bande vient des quatre coins de la France, et aussi de tous les mouvements de l’extrême droite radicale. Il y a des néofascistes, des néonazis, des identitaires, des fans de Zemmour ou des royalistes. L’événement est finalement un flop. Les militants sont interpellés ou des vidéos d’eux face aux habitants du quartier les ridiculisent. Mais il interpelle Sébastien Bourdon, spécialiste de l’extrême droite. Le journaliste au Monde y voit le dernier exemple d’un phénomène « qui s’intensifie sur fond de fascisation de la société et de succès électoraux du Rassemblement national (RN) : la recomposition et la montée en puissance de l’extrême droite radicale ».
Romans-sur-Isère a été pour lui l’occasion d’observer « la capacité de mobilisation à très court terme de la mouvance ». Couplé à son travail d’enquête ou des interviews d’historiens, il en a tiré l’ouvrage Drapeau noir, jeunesses blanches : enquête sur le renouveau de l’extrême droite radicale (Seuil, 2025). Un état des lieux instructif de cette mouvance que le journaliste scrute depuis des années, en plus d’articles sur les militaires néonazis chez Mediapart.
En France, l’extrême droite radicale est estimée par les services de renseignement à 3.000 membres dont un noyau de 1.000 personnes. Dans ton ouvrage, tu doutes de ce chiffre. Pourquoi ?
Ce chiffre des 3.000 militants, je n’y ai jamais vraiment cru. En tout cas, pas à sa stabilité sur plusieurs dizaines d’années parce que, comme tout le monde, je constate une forme de montée en puissance. Dans le livre, j’évoque ce calcul fait par l’historien Nicolas Lebourg sur la base des élections européennes de 2019. À l’époque, il y a deux listes liées à l’extrême droite radicale, celle de Renaud Camus qui récolte 1.500 voix et celle de la Dissidence française, qui en a eu 4.500. Il y a donc au moins 6.000 personnes qui sont des soutiens de l’extrême droite radicale – et pas par hasard puisque ces listes demandaient à imprimer leur bulletin.
Évidemment, on se doute bien que tous les militants de cette mouvance n’ont pas voté à ces élections européennes. Dans le lot, il y a aussi sûrement un certain nombre qui a potentiellement voté RN. Cette démonstration n’est pas réellement représentative mais ça montre que ce chiffre des 3.000 a plein de failles et apparaît comme dépassé. En 2024, la liste Forteresse Europe des Nationalistes d’Yvan Benedetti a été choisie par 5.600 personnes. On ne sait évidemment pas si ce sont tous des militants violents ou bien des personnes âgées qui lisent Rivarol, mais ça pose question d’une mouvance plus large.
Tu écris aussi que même si l’extrême droite radicale n’est pas un bloc monolithique, elle est aujourd’hui très poreuse idéologiquement. C’est quoi pour toi les points de rassemblement, de convergence autour de certaines idées ?
Je pense que le point de convergence principal, c’est la question raciale. Le discours qu’ils utilisent là-dessus est de moins en moins policé. Quand le groupuscule néofasciste Bastion social se lance en 2017, ils sont encore à dire médiatiquement qu’ils ne sont « pas de droite, pas d’extrême droite », qu’ils sont pour « la défense des Français », qu’ils « ne sont pas racistes, mais ethno-différentialistes ». Génération identitaire (GI), eux, ils disaient qu’ils défendaient « la civilisation et la culture européenne », que ce n’était pas du tout une « question raciale ou ethnique ». Clairement, ils en sont revenus. Dans les interviews, ils disent parfois le mot race – pas toujours – et ils parlent désormais aussi d’une « unité biologique » ou d’une « unité ethnique ».
Il y a d’ailleurs un livre récent des éditions de Christian Bouchet (figure tutélaire de la mouvance nationaliste-révolutionnaire, les néofascistes français) qui comporte une dizaine d’entretiens avec des militants de la mouvance. Et ils utilisent tous, sans exception ou presque, des formulations comme « cohérence raciale », « cohésion ethnique » ou « réalité biogénétique ». Il y a Raphaël Ayma de Tenesoun, le groupuscule des Tours et des Lys, le militant de l’Alvarium Jean-Eude Gannat… Et encore, ils savent que c’est destiné à être un bouquin, donc c’est un peu leur version de façade.
C’est un peu leur B.A.-BA et leur question centrale. Ils ne parlent quasiment plus que de ça. Les dernières grandes mobilisations de cette mouvance sont liées à des faits divers, les événements qu’ils appellent des « francocides », comme le meurtre de Thomas Perotto à Crépol, où chaque fois ils disent, en gros : « Si on était entre blancs, ça ne serait pas arrivé. »
Tu évoques aussi les dissolutions de ces groupes et comment elles ont provoqué un certain syncrétisme dans la mouvance. À défaut de fragmenter finalement l’extrême droite, ça les a plutôt rassemblées ?
Oui, tout à fait. C’est un constat que tous les spécialistes font. En gros, avant 2019 et la première dissolution du Bastion social, il y avait un triptyque en termes de « grandes » organisations nationales : le Bastion social chez les nationalistes-révolutionnaires, Génération identitaire chez les identitaires, et l’Action française pour les royalistes. Il y avait une forme de concurrence, de rivalité, et du coup une volonté de se distinguer les uns les autres à des fins de recrutement.
Mais après la dissolution des premiers et deuxièmes, puis toutes celles qui ont suivi avec des plus petits groupes, il y a eu une territorialisation. Les groupes se sont concentrés sur une ville, un espace local. Autant, à l’échelle nationale, il y a un enjeu de concurrence, autant au niveau local, la mouvance n’est jamais énorme, il y a 20 à 40 militants donc tu te rassembles. Même si tu es néofasciste, néonazi ou identitaire, pour eux, tant qu’ils se retrouvent à aller taper des gauchistes ou des minorités, c’est « l’essentiel ». En tout cas, c’est comme ça qu’ils le vivent. Et d’ailleurs, dans le livre de Christian Bouchet, ils disent tous que l’importance de la ligne idéologique a été réduite après les dissolutions. En gros, « on a arrondi les angles et on se retrouve entre copains parce que dans le fond, on est quand même tous d’accord sur le fait que le problème, c’est le grand remplacement et la préservation de la race blanche ».
D’ailleurs, pour toi, les dissolutions des groupes d’extrême droite ont-elles servi à quelque chose ?
Peut-être que certaines dans le lot avaient un peu de sens, comme Génération identitaire, le Bastion social ou le GUD plus récemment – parce que cet acronyme a une forte portée pour les militants et utiliser cette étiquette leur a mis un gros coup de boost. Mais franchement, l’immense majorité des dissolutions, à part de la com’, qu’est-ce que c’était ? En tant que journalistes, nous avons tous vu très rapidement que ça amenait de la porosité, qu’ils multipliaient les structures locales depuis 2019-2020.
Et beaucoup de structures dissoutes comme les Zouaves ou la division Martel, difficile de voir à quoi ça a pu servir. Ils n’ont pas de locaux, pas d’existence légale. C’est avant tout des bandes de potes. La dissolution n’empêche pas les Zouaves Paris de se réunir et d’aller boire des bières ou taper des gens dans la rue. Ils n’ont qu’à changer de signature et ils l’ont fait. En plus, ils ont pris une signature beaucoup plus glorieuse : celle du GUD.
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