Rue du Croissant, 2e arrondissement de Paris – Gouraya Ouzid a rêvé longtemps d’un logis à elle. Arrivée d’Algérie avec son mari, Mohamed, ses deux filles et son fils, ils ont enchaîné les galères pendant huit ans en France. La mère raconte les studios minuscules, les moquettes « pourries », les murs noircis par l’humidité, les coups de pression des proprios mal intentionnés, les arnaques… « C’était très éprouvant », souffle-t-elle. Pourtant régularisés en 2018, impossible de trouver un logement digne. Jusqu’au 18 rue du Croissant :
« C’est la meilleure chose qu’on ait eue. »
L’ancien commissariat ne devrait pourtant rien avoir du havre de paix. Abandonné depuis l’été 2019, il est devenu un « chez-soi » pour 33 familles, plus de 60 personnes. Gouraya sait que leur occupation n’a rien de légal. Mais le squat de six étages est bien plus douillet que tout ce qu’ils ont pu connaître en France. Un sentiment partagé par Aïcha, Azzedine, Cheick, ou les familles Ushanov et Daoudi. La grande majorité des occupants de la « résidence du Croissant » sont des Dalo : des demandeurs de logements sociaux prioritaires. En attendant que la mairie ne leur propose un toit, ils ont été ballotés plusieurs années d’hébergements d’urgence en foyers, ont vécu la rue, les hôtels miteux, ou les dysfonctionnements du 115. Alors les résidents se sont installés le plus confortablement possible dans ces 2.500m2 de bureaux désaffectés. Certains ont construit des meubles, d’autres ramenés des bibelots et des posters. La plupart des résidents travaillent, ont une situation. Depuis leur arrivée, les enfants sont tous scolarisés.
Leur abri va toutefois être détruit. Et eux expulsés. Le jugement est tombé le 2 juillet.
La famille Ouzid. / Crédits : Nnoman Cadoret
Squatté et meublé
Six mois après le début de l’occupation en janvier, le « squat » n’a plus rien d’un squat. Les habitants l’ont nettoyé, compartimenté et organisé. Sur quatre des six étages, les bureaux ont été retapés en petits appartements. La famille Ouzid dispose d’une chambre séparée et d’un petit salon dans lequel ils reçoivent. Deux pièces : un eldorado pour Gouraya. Leur fils, collégien, joue à Minecraft avec le voisin du troisième. Sur les murs, un drapeau français est accroché. Il jouxtait un algérien, avant que Mohamed ne le retire. « Ça ne faisait pas bien », chuchote-t-il, penaud, quand sa femme lui demande.
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Pas très loin, au deuxième étage, il y a Aïcha, 24 ans. « Ici, il y a tout mon espoir », s’illumine-t-elle en présentant son petit nid. Sur le grand lit deux places, sa fille Sallie, deux ans, se réveille. La pièce est remplie de jouets pour enfant. La jeune mère célibataire allume la télé et s’arrête sur un dessin animé, avant de ranger ses courses dans le frigo. Les bouteilles d’eau, les briques de lait et les pots de Nutella s’entassent tant bien que mal dans les 10m2. Malgré tout, un certain ordre règne. L’endroit ressemble à une studette d’étudiant, les néons blafard de bureau au plafond en plus. Et la salle de bain sur le pallier. Les douches se prennent dans les parties communes, au premier étage. S’y trouvent aussi un grand salon, une cuisine et une salle de jeux pour les enfants, où ils ont gribouillé les murs.
Lieu autogéré
Cheick, large bonhomme au polo rose moulant, a dessiné un planning de nettoyage pour le deuxième étage. Tout le monde met la main à la pâte pour que l’endroit reste nickel. Le tableau, qu’il actualise tous les jours, est scotché dans le couloir. « Il y a une solidarité, on est tous d’accord », s’enchante-t-il, en notant au stylo ceux qui ont participé ou non au ménage ce mois-ci. « On est devenu une grande famille : on mange ensemble au premier, on fait les courses ensemble… »
Azzedine. / Crédits : Nnoman Cadoret
Depuis la pandémie de Covid-19, les liens entre les habitants se sont resserrés. « On était entre nous 24 heures sur 24 », se rappelle Azzedine, résident du troisième. « On a passé le confinement à discuter, à jouer ensemble sur nos téléphones. Tout le monde mangeait au premier. Et après le dîner, chacun ramenait des gâteaux. » Ici, les gens l’appellent « le tenancier » et se passent son numéro de téléphone. « Je fais un peu le boulot d’assistant social », sourit cet entrepreneur dans le BTP. Veste en jean à col moutonné, impeccable polo blanc, chino couleur taupe et cheveux coiffés au gel, il a passé trois ans en foyer dans le 13ème arrondissement de Paris. « T’es pas à l’aise : c’est petit, tu ne peux pas inviter des gens, c’est moche… Ça te traîne vers le fond. »
Il partage le rôle de délégué du bâtiment avec trois autres occupants, dont Aïcha, la surnommée « big boss ». Dans la salle principale, on n’entend presque qu’elle : « On est libre ! On mange comme on veut ! On danse comme on veut ! On fait la fête ! », lance-t-elle en tapant du pied. Les autres la sollicitent au moindre petit tracas. Dans son boubou couleur or, elle ramène son peps’ et donne le sourire à ses voisins. Arrivée de Côte d’Ivoire en 2016, sa demande d’asile est acceptée deux ans plus tard. Une période longue et incertaine, surtout sans toit. « Normalement, on est censé nous donner un logement en attendant. Mais je n’ai rien eu. » De ses archives, des feuilles A4 qui résument sa vie et qu’elle compile soigneusement, elle sort une fiche du 115. Trois ans d’appels pour des hébergements d’urgence sont consignés sur ce bout de papier. 31 demandes. Aïcha n’a pu être hébergée que sept fois, pour trois nuits maximum. Elle a passé les autres sur les bancs des gares parisiennes, avant de séjourner un temps à l’hôpital.
Opération réquisition
« On s’est tous déjà croisés dans les hôtels, les grandes salles, les gymnases, etc. Aïcha, c’était dans une manifestation du DAL [une asso qui lutte contre le mal-logement et soutient les habitants depuis le début] », liste Cheick. Ils se connaissaient avant même de planifier la réquisition du bâtiment, début 2020. Alors, lorsqu’ils entendent parler de ce bâtiment laissé à l’abandon, ils n’hésitent pas : ils créent un groupe WhatsApp pour faire circuler le plan. De fil en aiguille, ils projettent de le « réquisitionner », autrement dit de s’y installer. « Tout le monde n’a pas accepté de venir. Certains avaient peur et disaient qu’on allait se faire tabasser par la police », rembobine Aïcha. Le 1er janvier, les 33 familles s’introduisent dans le commissariat. Ils ne préviennent le Dal qu’après avoir pénétré le lieu.
Aïcha et Sally / Crédits : Nnoman Cadoret
Dans la salle commune du premier, accrochés aux murs, des articles de presse documentent l’occupation du 18 rue du Croissant. Sur les photos, « les squatteurs » apparaissent en vêtements d’hiver. « À ce moment-là, on n’avait rien : pas d’eau, pas d’électricité, pas de chauffage. Juste des matelas par terre », se souvient Mohamed. « Quand on est entré, il y avait des jeunes saouls et drogués. On a dû les faire partir. C’était dégueulasse », continue l’agent de sécurité, en remontant ses lunettes épaisses sur son nez.
« Plus jamais le 115 »
Pour ces sans-logis, la réquisition du 18 rue du Croissant est une bénédiction. Pouvoir poser leurs bagages et avoir un « chez-soi », où ils sont libres de recevoir et de cuisiner à leur guise, est un droit dont ils ont longtemps été privés. Pendant dix ans, la discrète famille Ushanov a vécu dans un 9m2 pour trois, à Mantes-la-Jolie (78). Les parents ont fui la Russie pour éviter à ses enfants le service militaire obligatoire. Les douches et les toilettes étaient collectives, l’isolation thermique inexistante, et les cafards grouillaient dans tous les coins. « Je préfère rester à la rue que de retourner dans un hôtel du 115 », promet la mère, Galiena. Ici c’est mieux. Le père, un bricoleur, a construit tous les meubles de la pièce d’une vingtaine de mètres carrés. Un autel bouddhiste trône près des fenêtres, en dessous duquel se trouvent des photos de familles et des offrandes.
La famille Ushanov. / Crédits : Nnoman Cadoret
La jolie déco. / Crédits : Nnoman Cadoret
Les Daoudi ont également souffert des hôtels en hébergement d’urgence du 115. Ils sont logés un moment dans un F1 à Plaisir (78). Le père, Abdelkrim, montre sur son téléphone des photos de leur masure : l’eau suintait de partout. Il raconte, vidéos à l’appui :
« À un moment, le toit nous est tombé dessus. »
Ces années ont marqué Galiena. Elle en garde un « traumatisme psychologique ». À l’hôtel, les parents et Baïra ont été séparés d’Eugène, le deuxième fils, venu les rejoindre en France. Le trentenaire, à la dégaine de surfeur, est alors seul et sans domicile. « On n’avait même pas le droit de l’inviter pour qu’il prenne un repas. L’hôtel nous interdisait de voir notre fils ! » s’emporte la mère, la voix troublée. « Je n’arrivais pas à expliquer ma situation au 115 à cause de la barrière de la langue », explique Eugène dans un français approximatif, appris sur le tas. Pendant deux ans, il a vécu dans des squats, dormi sur des bancs et même dans une tente en forêt. Jusqu’à ce que les Ushanov aient vent de ce bâtiment vide. Une situation temporaire avant de trouver un logement social, espèrent-ils. « C’est notre dernier choix, mais c’est le meilleur endroit qu’on ait eu. Et au moins, on est tous ensemble. »
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« Je préfère ne pas inviter mes potes ici »
Lorsqu’il reçoit chez lui, Abdelkrim Daoudi se montre généreux. Sardines grillées, omelette aux frites, salade et gâteaux, il est aux petits soins avec ses invités. Le petit bonhomme, père d’une fille et de deux fils, a connu la rue avec sa famille pendant deux ans. En évoquant son parcours, ses yeux s’humidifient derrière ses grosses lunettes. Il prend une pause, se contient. Mais les larmes coulent et son poing se serre quand il évoque la situation de son collégien. « Il a perdu deux ans de sa vie », s’émeut amèrement Abdelkrim. La scolarité du fils de 14 ans a été très compliquée pendant les années d’errance de la famille. « Ses professeurs me disaient qu’il dormait en cours. Il ne voulait pas leur avouer qu’il était sans domicile fixe ! Il en avait honte. Aujourd’hui, sa moyenne a plus que doublé ! », assure fièrement le sexagénaire à la chemise bleue nuit.
La famille Daoudi. / Crédits : Nnoman Cadoret
Le festin ! / Crédits : Nnoman Cadoret
Si les adultes voient dans le 18 rue du Croissant un havre de paix, la situation est plus délicate pour les jeunes collégiens, lycéens ou étudiants. Baïra, la fille des Ushanov, n’a rien dit à ses amis de la fac, où elle étudie les langues. L’étudiante de 19 ans, fan de K-pop, est une élève brillante à en croire sa mère. « Elle a même été invitée à l’hôtel de ville par Anne Hidalgo, pour la récompenser de ses résultats scolaires », s’enthousiasme, fière, Galiena.
Aminata, 18 ans, ne fréquente pas les enfants de son âge dans l’immeuble. Partie chercher ses frères et soeurs à l’école, ils rentrent de Garges-les-Gonesses (95). Aussitôt, la lycéenne part s’enfermer dans sa chambre, où sont entreposés ses trophées de basket et de cross. « Je préfère ne pas inviter mes potes ici. Il y a quelques amis proches qui sont au courant de ma situation, mais c’est tout », insiste Aminata, un peu honteuse. Puis la jeune sportive de continuer :
« J’aimerais être relogée tout de suite. »
Lutter pour rester
Les occupants militent pour être relogés dans un habitat digne. « Un toit, c’est un droit », martèle Aïcha. Le bailleur, UfiFrance Immobilier, voudrait virer les occupants pour construire un hôtel de luxe. Un projet non-conforme au Plan local d’urbanisme de la ville de Paris, et donc « illégal », note Me. Bonaglia, l’avocat défendant les familles. Pourtant, la menace de l’expulsion pèse sur les habitants depuis le premier jour. « Tu ne peux pas avoir l’esprit apaisé, te poser, meubler ton appartement… Tu es toujours suspendu aux décisions », regrette Azzedine.
Le confinement avait offert aux occupants deux mois de répit, et mis en pause l’étude du référé expulsion portée par le bailleur. Le verdict est tombé le 2 juillet. Expulsion sans délai assortie d’une indemnité de 16€ par foyer, multipliée par le nombre de jours passés dans le bâtiment. Soit environ 3000€ par famille. L’annonce a fait l’effet d’une bombe. Le soir même, les habitants oscillaient entre dépit et colère.
Les résidents du Croissant redoutent l'expulsion. / Crédits : Nnoman Cadoret
Sur le parvis de l’ancien commissariat, quelques minutes après avoir pris connaissance de la décision de justice prononçant leur expulsion, les habitants donnent de la voix. Micro à la main, Aïcha a rangé son sourire habituel. « Aujourd’hui, on nous dit de sortir. Mais comment on va faire avec nos enfants ? On va où ? On travaille ! On paie des impôts ! On ne veut pas nous loger, et en plus on nous met dehors ? C’est un crime ! » s’époumone-t-elle, la rage aux tripes. À ses côtés, Jean-Baptiste Eyraud, le porte-parole du Dal, acquiesce. Touffe blanche sur le crâne, « Babar » est un des premiers alliés des occupants du 18 rue du Croissant. Avec son asso’, il leur enseigne le militantisme. « On apprend aux familles à lutter. Je suis déjà passée par là », explique Néné, une militante de Dal. Quelques jours plus tôt, elle était venue chapeauter un rassemblement organisé par les habitants. Elle faisait partie des occupants du 24 rue de la Banque, un immeuble à quelques mètres réquisitionné par le Dal en 2006. À l’issue de l’opération, la ville de Paris avait racheté le bâtiment et l’avait transformé en HLM. Le rêve des résidants du 18 rue du Croissant.
En réaction au jugement, plusieurs personnalités politiques parisiennes sont venues soutenir les familles lors d’un rassemblement organisé par le Dal. Ian Brossat, adjoint au maire de Paris chargé du logement, Jacques Boutault, ancien maire écolo du 2e arrondissement, et Ariel Weil, le nouveau maire tout juste élu de Paris Centre (1er, 2eme, 3eme, et 4eme arrondissements). « Voir que ces personnes sont derrière nous, ça nous a redonné du courage », s’égaie Azzedine. « On est déterminé à rester. On a organisé des rondes de surveillance qui commencent dès 5h du matin pour agir au cas où les policiers viendraient. »
"Relogement" / Crédits : Nnoman Cadoret
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