Rue Dejean, Paris 18ème – Attika (1) s’est levée à l’aube pour s’assurer une bonne place dans la file d’attente. Sur le trottoir avec son caddy à roulettes dès « 7h et demi ». Elle n’était pas la première, mais a décroché une place dans le peloton de tête. Le petit supermarché n’ouvre pourtant qu’à 8h30. Encore dix minutes à attendre quand deux policiers en uniforme et masqués s’approchent d’elle. « Bonjour, peut-on voir votre attestation s’il vous plaît ? » Sans se départir de son sourire, la vieille dame aux cheveux couverts d’un foulard gris tend une feuille A4 soigneusement pliée. Elle n’a pas de smartphone. Elle ne sait pas lire non plus :
« C’est ma fille qui est passée hier soir pour me la préparer. »
Une fois seulement, Attika est sortie sans le papier magique, « juste pour chercher le pain ». Moins d’une centaine de mètres à parcourir. Suffisant pour se faire aligner : 135 euros qu’elle promet de payer sans rechigner, malgré des revenus modestes. Pour elle, la loi, c’est la loi. Ça ne se discute pas.
La file se prolonge au-delà du croisement. / Crédits : Nnoman
Dès le matin, une longue file se presse devant le H'Market. / Crédits : Nnoman
Après un bref coup d’oeil au papelard, les deux fonctionnaires passent au suivant. En cette veille de Ramadan, la file pour entrer au H’Market se prolonge jusque dans l’artère voisine. Pas loin de 50 personnes attendent patiemment l’ouverture de l’échoppe halal, réputée pour ses prix bas. Un second binôme de policiers attaque la queue par la fin. Personne n’échappe au contrôle. Une policière commente :
« On n’est plus trop dans la prévention. Ici, ça ne respecte rien, alors on met des amendes. »
Certains clients – pas tous – sont en plus sommés de présenter une pièce d’identité. Une fois l’intégralité de la file questionnée, les fonctionnaires s’éloignent. Comme chaque jour, les mêmes reviendront à 9h50 et d’autres enfin à 11h40, pour à chaque fois contrôler l’ensemble de la queue.
Les boucheries tournent au ralenti et la majorité des salariés ont été placé au chômage partiel. / Crédits : Nnoman
Entre deux passages au H’Market, la brigade part en maraude dans le quartier. Ils partagent le terrain avec une second équipe, composée de formateurs venus en appuis le temps du confinement. Mais aussi des CRS et des agents du « service de sécurité de la ville de Paris ». En temps normal, ces derniers ne partagent (officiellement) avec les policiers que le bleu de l’uniforme : depuis juillet 1800 et une décision de Napoléon Bonaparte, le pouvoir de police de Paris est rattaché au pouvoir central. En clair, pas de police municipale pour la capitale, c’est la loi. Mais dans le cadre de l’État d’urgence sanitaire, « les sénateurs nous ont accordé le droit de coller des amendes », résume un des agents de sécurité de la ville, pas mécontent de la promotion.
Livraison de légumes. / Crédits : Nnoman
Un arrêté pour le quartier
Tout ce beau monde quadrille une poignée d’artères soumises à un régime particulier. Le 26 mars dernier, le préfet de police de Paris, soutenu par la mairie, a pris un arrêté visant à restreindre « les horaires d’ouverture et l’espace occupé sur la voie publique de commerces situés dans le quartier de Château-Rouge ». Une décision qui ne fait pas l’unanimité dans le quartier. « Partout, on remercie les commerçants comme si c’était des héros et nous, on nous dit de fermer. J’ai 20 salariés sur 23 en chômage partiel. Vous trouvez ça normal ? » L’homme en survêtement qui maugrée contre cette décision est propriétaire de plusieurs boucheries situées dans le périmètre concerné. Et pour lui, l’affaire est entendue :
« C’est du racisme. »
« Faut pas dire ça », l’interrompt son acolyte, un primeur qui vient de rouvrir sa boutique. Le second commerçant voit derrière l’arrêté l’influence de certains riverains. Il faut dire que depuis de nombreuses années, l’association La vie Dejean leur mène la vie dure et réclame plus de policiers et d’éboueurs jusque devant les tribunaux (2).
Le secteur est quadrillé par la police. / Crédits : Nnoman
Si certains fonctionnaires font preuves de pédagogie d'autres alignent sans hésitation. / Crédits : Nnoman
Ont-ils pour autant l’oreille du préfet ? Pas sûr, mais ils reconnaissent accueillir la décision avec bonheur. Tout en arrosant son balcon fleuri, Evelyne observe d’un oeil satisfait le premier contrôle policier du matin. La présidente de ce collectif de riverains habite justement non loin du supermarché halal. Tout au long de l’année, elle photographie tantôt la foule où se mélangent commerçants établis, sauvettes et clients, tantôt les déchets d’après-marchés. Des clichés dont elle inonde les réseaux sociaux. Depuis son poste de contrôle, elle évoque le confinement presque avec délice :
« Ça n’a jamais été aussi calme en 16 ans. Faudrait que ça se poursuive après. »
C’est le jour 1
« C’est vrai que les premiers jours, les gens ne respectaient pas trop », soupire un vendeur de légumes vêtu d’une blouse. « Mais comme partout ailleurs. C’était le temps que tout le monde comprenne », plaide-t-il. « Il y avait autant de monde qui fait son footing sur le bord du canal. C’est juste qu’ici, t’as direct BFM qui est venu », juge un passant, aux sneakers et à la casquette Jordan assortis. « Et dès le premier jour du confinement, il y a eu des contrôles de police », rembobine Raphaël. En charge de l’animation commerciale pour le groupe H’Market, il était aux premières loges le 17 mars. Dès le jour 1 du confinement, la police montre les muscles. En témoigne une vidéo tournée par le journaliste d’Actu.fr, Simon Louvet. À peine quelques minutes après le début officiel du confinement, il capture la commissaire du 18ème, Emmanuelle Oster, mégaphone à la main, hurlant ses instructions sur des badauds éberlués. L’image tourne en boucle sur les réseaux sociaux : quand certains notent le ton martial de la gradée, d’autres préfèrent retenir la foule présente dans les rues.
Commissaire en tête, les policiers de #Paris18 font des aller-retour pour appliquer le #Confinementotal. Un policier me dit : "Les gens ne se rendent pas compte parce qu'ils ne voient pas les malades du #coronavirus mourir. Quand ils mourront chez eux, ils pleureront." pic.twitter.com/20shFzRk03
— simon louvet (@simonlouvet_) March 17, 2020
Selon une source bien informée, l’une des vidéos de Simon Louvet se retrouve même propulsée « vidéo du jour » dans le brief presse du ministère de l’Intérieur et décide le préfet à se rendre sur place en fin d’après-midi. Sur son compte Twitter, la Préfecture poste une photo de la commissaire Oster et du préfet Lallement déambulant ensemble, le jour-même, rue Déjean.
#Coronavirus | Cet après-midi, le PP est venu s'assurer, aux côtés des policiers, de la mise en œuvre des fermetures des commerces "non essentiels" dans le quartier #ChâteauRouge et du respect des mesures de confinement. Le respect de ces mesures est valable pour tous.#RestezChezVous pic.twitter.com/LP3SVazmLE
— Préfecture de Police (@prefpolice) March 17, 2020
Nous somme au jour 1 du confinement et déjà Château-Rouge est au coeur de l’attention politique et médiatique. Les jours suivant, BFM dépêche l’une de ses journalistes pour des duplex. Sur l’antenne concurrente, Eric Zemmour évoque dans une diatribe largement reprise par la fachosphère : « Château-Rouge, Barbes, certaines banlieues où les gens refusaient d’obtempérer ».
La police fait ses lois
Devenu un symbole malgré lui, le quartier se doit d’être remis dans le droit chemin à coup de contredanses. « Ils contrôlent tout le temps », soupire Raphaël du H’Market. « Certains jours, ils reviennent tellement souvent qu’on a des clients qui ont dû présenter leur attestation deux fois alors qu’ils faisaient la queue. » Et ceux qui n’ont pas le document se font aligner et même interpeller en cas de réitérations (3). Et même s’ils sont analphabètes ou n’ont pas accès à Internet. Qu’importe s’ils viennent faire leurs courses. Un temps, le supermarché a demandé à ses vigiles de distribuer des attestations. « Mais la police nous a dit qu’on n’avait pas le droit. Je ne sais pas si c’est vrai… », rapporte Raphaël qui égrène les crispations avec la police :
« À un moment ils ont même inventé des lois. Ils nous interdisaient de laisser entrer plus de dix personnes à la fois où nous empêchaient de sortir les étals alors que, dans le même temps, les marchés étaient encore ouverts. »
Raphael est en charge de l'animation commerciale pour H'Market. / Crédits : Nnoman
Hassiba, la boss. / Crédits : Nnoman
C’est finalement le 26 mars donc, que tombe un premier arrêté préfectoral restreignant l’ouverture des commerces entre 8h et 10h et de 14h à 16h. Grogne générale des commerçants du quartier qui voient leur chiffre d’affaire s’écrouler. « En plus, les policiers ont décidé que 20 minutes avant, il ne fallait plus laisser entrer personne », précise Hassiba, la responsable du H’Market. Le 9 avril, l’arrêté est prolongé. En guise de motivation, on peut notamment lire :
« Dans son rapport du 7 avril (…) la commissaire centrale du XVIIIème arrondissement (…) signale que le phénomène dit de “Tourisme alimentaire” persistait. »
Le périmètre est très vaguement modifié et les horaires d’ouverture sont désormais concentrés sur le matin. Une petite concession faite aux commerçants, afin qu’ils puissent s’organiser plus facilement.
Des touristes en goguette ?
Aïda n’habite pas le quartier. Deux fois par semaine, elle fait le déplacement depuis le 12ème arrondissement pour faire ses courses au H’Market. « J’ai été contrôlée à chaque fois alors que chez moi, jamais », assure-t-elle. Si cette mère de famille vient, c’est surtout affaire de (petit) budget. « Ici, avec 30 euros, on a pas mal de choses. » Fatima juste derrière elle dans la file acquiesce :
« On n’a pas le choix, on n’a pas les moyens d’aller à Franprix. D’habitude, on achète les légumes au marché Barbès, mais là il est fermé… »
Quelques mètres derrière les deux femmes, la file d’attente est régulièrement traversée par les clients de « Chez Sophie ». Derrière le comptoir, pas de Sophie mais Hadji. Lui vend du poisson surgelé à une clientèle quasi-exclusivement originaire d’Afrique, qui réside aussi bien à Paris qu’en banlieue. Et s’ils viennent jusque-là c’est, dans ce cas, surtout affaire d’habitudes alimentaires. Les boutiques de Château-Rouge vendent poisson, banane plantain et épices qu’on ne trouve pas ailleurs. Sur sa façade, le poissonnier a apposé une pancarte expliquant qu’il ne servait que les clients munis de leur attestation. Un excès de zèle qui, espère-t-il, lui attirera les bonnes grâces de la maréchaussée.
Une pancarte affirme qu'il ne vend que à ceux qui ont leur attestation. Un bluff pour s'attirer les bonnes grâces de la police. / Crédits : Nnoman
Il est frais mon poisson ! (même congelé). / Crédits : Nnoman
Si les policiers du 18ème ont pour beaucoup abandonné la pédagogie pour le carnet de contraventions, les formateurs envoyés en renfort le temps du confinement font preuve de plus de souplesse. « On dit que ça se passe mal avec les gens des quartiers populaires. Mais, en général, ça se passe plutôt mieux qu’ailleurs, parce qu’ils ont l’habitude de notre présence », assure l’un d’eux :
« On essaie de leur expliquer qu’il faut changer ses habitudes. Que c’est pour leur bien qu’on fait ça. L’important, c’est d’expliquer. »
Mais pour certains, la routine a la vie dure. Un peu plus loin (et un peu plus tard), Robinson profite du soleil assis dans un fauteuil en cuir laissé à l’abandon sur un coin de trottoir. Le vieil homme se pose là chaque jour. Il habite pourtant le 15ème. « Ici, j’ai mes amis », explique-t-il simplement. Le septuagénaire a déjà récolté quatre prunes. 540 euros qu’il ne payera jamais, dit-il, persuadé que la faucheuse le rattrapera avant les créanciers :
« J’ai moins de 700 euros de retraite par mois, comment voulez-vous que je fasse ? »
Mixité sociale
11h40, troisième et dernier contrôle des clients du H’Market. Dans la foulée les policiers préviennent que le magasin va bientôt fermer ses portes. Quelques chanceux peuvent encore se faufiler dans la boutique, tandis que les autres sont priés de se disperser. Le barrage filtrant, qui a contrôlé la sortie du métro voisin une bonne partie de la matinée, est lui aussi levé. L’étau se desserre enfin.
L'après midi, le calme revient dans les rues. / Crédits : Nnoman
Les contrôles sont moins nombreux. / Crédits : Nnoman
L’après-midi, les contrôles sont moins nombreux et quelques riverains s’autorisent une promenade au soleil. Le confinement commence à paraître long. « Il y a une très forte densité de population dans ce quartier, plus qu’ailleurs dans Paris », détaille le facteur du coin, en connaisseur :
« Les rues sont étroites et il y a deux rangées d’immeubles pour un même numéro. »
Ici, les habitants plutôt aisés côtoient des familles nombreuses confinées dans des petits appartements, mais aussi de nombreux migrants retraités qui vivent dans des chambres d’hôtel exiguës, sans cuisine ou dans des foyers. Eux ne peuvent se nourrir que grâce aux distributions quotidiennes de La table ouverte : l’association musulmane du quartier (4) qui, chaque année, offre 15.000 repas aux plus démunis.
L’après-midi, pour faire leurs courses, les habitants de Château-Rouge doivent légèrement s’éloigner et accepter de débourser un peu plus. Sur le Boulevard Barbès, à même pas 200 mètres au nord de la zone concernée par l’arrêté préfectoral, une queue s’est formée devant un Carrefour. Le directeur du magasin est dans le rush. Tout en rangeant une étagère, il répond aux questions :
« Des contrôles de police ? Oui, on en a assez souvent devant le magasin. Je dirais une fois tous les 3 jours… »
La police a levé le camp. / Crédits : Nnoman
(1) Le prénom a été modifié
(2) La vie Dejean a fait condamner la ville pour le manque de moyens mis en oeuvre pour assurer la propreté et la tranquillité du quartier de Château-Rouge.
(3) StreetPress a pu consulter une vidéo montrant une interpellation dans la file du supermarché.
(4) L’association musulmane gère aussi le salon de thé restaurant de l’institut des cultures de l’islam (rue Léon) qui dispose d’une cour terrasse très agréable.
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