Saint-Denis (93) – 17 septembre 2018. Luigi, 16 ans, est touché par des tirs de kalachnikov. Des hommes cagoulés passent en trombe sur un deux-roues et tirent en sa direction. Tout va très vite. Il s’écroule une dizaine de mètres plus loin. Les secours ne parviennent pas à le réanimer. Il succombe à ses blessures dans la soirée. Conséquence d’une guerre entre bandes, dont personne ne connaît réellement l’étincelle : une insulte lors d’une compét’ sportive ? Des représailles après la prise à partie d’un adulte ? Une surenchère sur Snapchat ?
À Saint-Denis, c’est le choc. « Les rivalités entre cités, ça existe depuis longtemps. Mais aujourd’hui, tout est plus extrême, tout dégénère plus rapidement », insiste Samir, père d’un collégien. Cet événement tragique semble donner le coup d’envoi d’une année compliquée, rythmée par des conflits de quartiers. Une fois entre les cités Romain-Rolland et Joliot-Curie, d’où sont originaires Luigi et ses agresseurs. Puis d’autres entre celles de SFC – pour Saussaie-Floréal-Courtille -, d’Allende, du Franc-Moisin ou de DDF – du nom des résidences Jacques-Duclos, Gaston-Dourdin et Colonel-Fabien. Des jeunes qui, pour la plupart, fréquentent les mêmes établissements scolaires, foulent les mêmes terrains de foot et traînent aux mêmes barbecues. Sans embrouilles. « Nos enfants ont peur sur le chemin de l’école », confie une mère d’élève. Une jeune habitante de DDF raconte : « Rien qu’être habitant d’une cité peut te poser problème ». « Il y a plein de talents dans nos établissements, mais je crains que cela se délite », conclut Agnès, professeure de français à Saint-Denis. Comme elle, des enseignants, des éducateurs, des parents ou encore des entraîneurs de foot tirent la sonnette d’alarme. Chacun, à son niveau, tente d’enrayer cette escalade de la violence, pour qu’elle ne se banalise pas.
Quel âge a cet enfant ? / Crédits : Yann Castanier
Des jeux de plus en plus dangereux
22 septembre 2018. « Luigi repose en paix. » Plusieurs ados des environs portent ce message, imprimé sur leur t-shirt blanc. Ce samedi, plus de 400 personnes ont participé à une marche blanche en mémoire de Luigi. Ils ont marché entre Joliot-Curie, la cité du garçon, et Romain-Rolland, séparées par une rue de quelques mètres. La maman s’effondre en larmes devant le trottoir où son fils est décédé. Les familles de la victime, des habitants de différentes cités, des professeurs, des élus, tous sont là, aussi, pour tenter de mettre un stop aux rivalités entre quartiers.
Depuis, des fleurs ont été déposées à l’endroit exact de sa mort. Quelques chaînes d’info ont évoqué, dans un premier temps, un règlement de comptes sur fond de trafic de drogue. Une thèse jamais confirmée. Elles ont suivi un peu l’affaire, puis s’en sont détournés. L’attention médiatique est rapidement retombée (à l’exception des Jours qui ont récemment consacré une série d’articles à Luigi) mais pour les habitants de ces quartiers, l’inquiétude et les interrogations sont restées. Samir, gardien d’immeuble pour un bailleur social, habitant du quartier Joliot-Curie, se souvient : « On s’est dit qu’il fallait faire quelque chose, qu’il fallait réagir ». Un nouveau terrain de foot venait d’être installé à la cité Joliot-Curie, il a été renommé « Luigi Stadium » et une fresque a été réalisée en sa mémoire. Avec Idrissa, ancien joueur de foot professionnel qui a joué à Drancy au niveau national, en Suisse et en Angleterre, ils ont monté l’association Urban Jeunesse Academy en début d’année scolaire. Ils organisent des entraînements de foot tous les mercredis et dimanches, et des matchs entre jeunes de différentes cités. Ils savent que cela ne permettra pas de tout résoudre. Mais cela peut participer à apaiser les tensions.
Le Luigi Stadium. / Crédits : Yann Castanier
Idrissa est l'un des meilleurs coachs du coin. / Crédits : Yann Castanier
« Avant, on ne trouvait pas aussi facilement des armes dans les quartiers. Le rapport à la violence s’est complètement débridé », souligne Bally Bagayoko, adjoint au Maire délégué aux sports, à l’insertion et à la formation. Côté Romain-Rolland, Moussa, de l’association Mains Unies, regrette, lui, la logique de « territoires » qui s’est installée chez les jeunes, pour des histoires futiles. « C’est parti d’un banal “jeu de mains – jeu de vilains”. Alors que c’était des jeunes qui s’admiraient beaucoup… », affirme ce chauffeur de la RATP de 31 ans, très impliqué auprès de l’antenne jeunesse de son quartier. Dans ce bâtiment composé de quelques pièces et d’une petite cour, les jeunes se retrouvent pour faire des jeux, du babyfoot ou simplement discuter. L’ambiance est bon enfant, mais il reste difficile d’aborder le sujet des violences.
Une minorité se bat, une majorité subit
12 septembre 2018. Une dizaine de jeunes, capuches sur la tête, escaladent une grille du lycée Paul-Éluard, bombes lacrymogènes et couteaux à la main. Ils se jettent sur un élève de 16 ans, le frappent au visage et prennent la fuite. L’établissement se trouve en haut de l’avenue Lénine, au nord de la cité de Luigi. Ici, c’est la rivalité entre deux autres quartiers qui se joue : Allende et DDF.
Une histoire différente, mais qui présente des similitudes : provocations via les réseaux sociaux et dans la rue, bagarres à répétition. « Il y a une minorité qui fait du bruit et une partie silencieuse qui subit », estime Bakary, éducateur de profession, co-fondateur de l’association Nuage dans la cité Allende, où il s’investit bénévolement. « Cette année, à cause de la rivalité entre Allende et DDF, 70 élèves du lycée professionnel Bartholdi, [à deux pas de Paul-Éluard] ont arrêté périodiquement d’aller en cours. »
Toujours en équipe. / Crédits : Yann Castanier
Des rivalités qui tournent. L’année scolaire précédente, les jeunes d’Allende étaient surtout les concurrents d’une cité voisine de Romain-Rolland : SFC. À l’époque, Nina et d’autres mères de collégiens et lycéens du quartier ont réagi en montant le collectif Nos enfants d’abord. Elles ont fait une marche jusqu’à la cité Allende, pour aller discuter avec les jeunes. « On leur a dit : “Vous êtes tous des frères de sang. Allende n’appartient à personne, et SFC n’appartient à personne” », se souvient Nina, qui reçoit dans sa salle à manger impeccable, au premier étage d’un immeuble à proximité du parc de la Courneuve. « Ils étaient à l’écoute, nous disaient qu’on avait raison. Ils nous ont même dit : “On n’a rien à faire, donc on se cherche entre nous avec les téléphones”. Depuis, apparemment, ça s’est calmé », explique cette mère de quatre enfants. À ses côtés, Soumia confie qu’elle a préféré envoyer l’un de ses fils dans un lycée à Créteil, après qu’il s’est fait agresser violemment par un groupe d’une autre cité pour lui voler son portable. « Souvent, les agressions ont lieu sur le chemin du collège ou du lycée », expliquent ces Dyonisiennes.
Que faire ?
« Il faut leur présenter des modèles positifs, leur montrer des alternatives à la rue », explique Idrissa, désormais éducateur dans un foyer à Saint-Denis. Il cite l’exemple de son copain, l’athlète Ladji Doucouré. Il l’a récemment fait venir pour rencontrer les jeunes. Le rappeur Landy est également une figure de Joliot, où il habite toujours. « Avant d’en arriver là, il a galéré. C’est un bon modèle. Il dit aux petits “Battez-vous” », affirme Samir, le second coach, gardien d’immeuble dans la vie.
Idrissa est réputé pour être un entraîneur implacable. Des footballeurs d’autres villes de banlieue viennent à ses entraînements à Joliot, tous les mercredis et dimanches au Luigi Stadium. Il a noué un partenariat avec Decathlon, pour organiser des sorties football en dehors de Saint-Denis. Sans ça, le projet serait impossible. Tous les associatifs du coin constatent le manque de moyens investis dans ce type de projets, ainsi que le manque de structures et d’effectifs.
Posé. / Crédits : Yann Castanier
En équipe. / Crédits : Yann Castanier
Pourtant, il faudrait occuper les jeunes et leurs donner des perspectives selon Samir. « Il faut qu’ils arrêtent de se mettre des barrières, de créer des ghettos dans le ghetto. » Bally Bagayoko, maire adjoint délégué aux sports, ajoute : « Toutes les digues qui permettaient de réguler les jeunes ont sauté. Les relations sont de plus en plus compliquées dans les familles. L’Éducation nationale exclut de plus en plus souvent les élèves, les laissant livrés à eux-mêmes. Et en même temps, il y a une baisse des dotations de l’État aux villes, donc moins de soutien aux associations. » Fin novembre, la ville a organisé des « assises de la violence » réunissant experts, professionnels, associations et habitants autour d’ateliers et débats sur ce sujet. La nécessité d’améliorer la prévention, la sensibilisation et la communication est souvent revenue dans les discussions. Ainsi, 36 propositions d’actions allant dans ce sens ont été mises en avant par la municipalité. Mais sur le terrain, de nombreux acteurs continuent de réclamer des réponses plus concrètes.
L’école en rade
12 mars 2019. Une quinzaine d’ados pénètrent dans le lycée Paul-Éluard. Armés de battes de base-ball et de marteaux, ils débarquent dans la cafétéria et tabassent un élève. Le groupe déguerpit avant que les surveillants n’arrivent. « Nous avons fait des réunions avec les parents, des élèves ont réalisé des affiches contre la violence… Les filles, surtout, en ont marre et aimeraient que ça cesse. Mais beaucoup d’élèves se sentent impuissants. » Agnès est professeure de français dans l’établissement et habite Saint-Denis depuis 1992. Elle explique que les rivalités entre cités sont de plus en plus violentes depuis deux ans et demi. Le sujet est abordé en classe, mais cela ne permet pas forcément de désamorcer les choses, surtout que peu d’informations circulent.
Depuis longtemps, les professeurs réclament l’arrivée d’un médiateur. Il a été recruté en début d’année, pour les lycées Bartholdi et Paul-Éluard, en plus d’un assistant chargé de prévention et de sécurité (APS). À partir d’avril, l’une des « brigades régionales de sécurité dans les lycées franciliens », voulues par la présidente de région Valérie Pécresse, a été déployée à Bartholdi. Mais « ces recrutements sont un pansement sur une jambe de bois », estime Agnès. « Il manque à Saint-Denis, comme dans tous les quartiers populaires, de vrais moyens humains. Il n’y a qu’un médecin scolaire pour toute la ville, à cause de problèmes de recrutement, mais pour quel salaire ? Il manque également des infirmiers, des assistants sociaux, des médiateurs de rue, de vrais services publics. » Un rapport parlementaire publié en mai 2018 a mis en avant ces inégalités criantes, propres à la Seine-Saint-Denis. L’établissement le moins bien doté de Paris a plus de moyens que le plus doté du 93.
Et maintenant ?
Fin avril 2019, 18 jeunes de la cité Romain-Rolland partent en sortie au cinéma Gaumont, à la Plaine-Saint-Denis, accompagnés par deux animateurs de l’association Les Mains Unies. Une bande de Joliot les attend à la sortie, armée de bombes lacrymogènes. Ils agressent violemment l’un des jeunes qui passera quatre jours dans le coma.
Bakary essaie de réunir différentes structures asso pour enrayer aux violences entre jeunes. / Crédits : Yann Castanier
Que faire ? / Crédits : Yann Castanier
« Il faut que les plus âgés montrent l’exemple en se rassemblant », estime Bakary de l’association Nuage, à Allende. Depuis avril, il a commencé à réunir des associations des différentes cités engagées sur le sujet des rivalités, pour créer un collectif appelé Saint-Denis Grands Ensembles. Ces acteurs, parmi lesquels Urban Jeunesse Academy et Les Mains Unies, ont évoqué la nécessité d’organiser des actions qui rassemblent les jeunes des différentes cités. Des rencontres sportives ou encore des séjours humanitaires. Autant de projets compliqués à mettre en place. « Entre les jeunes qui ont peur et ceux qui veulent se venger, ça peut péter à tout moment », explique Moussa. Impossible de mettre des ados de Romain-Rolland et Joliot-Curie sur le même terrain de foot, par exemple. « Trop risqué », regrette-t-il.
Fin mai, quatre hommes âgés de 20 à 23 ans ont été interpellés dans le cadre de l’enquête sur le meurtre de Luigi. Ils ont été mis en examen et en détention. Est-ce que cela va permettre d’apaiser les tensions ? Sur le terrain, personne ne peut l’affirmer. L’enquête est loin d’être terminée. À Saint-Denis, la fin de l’année rime avec fêtes de quartier, barbecues en bas des immeubles et départs en vacances. Une sorte de trêve, avant la rentrée prochaine.
<3 / Crédits : Yann Castanier
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