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    04/07/2018

    Cocktails de médicaments, lames de rasoirs et gorgées de shampooing

    Pour échapper à l’expulsion, des sans-papiers vont jusqu'à la tentative de suicide

    Par Baptiste Denis , Louis Heidsieck , Emmanuel Bossanne

    Les derniers gestes des sans-papiers pour échapper à leur expulsion sont parfois dramatiques. S’enduire d'excréments, ingurgiter des litres de shampoing, voire même organiser une tentative de suicide, tout est bon pour ne pas monter dans l’avion.

    « On vous prévient, c’est un cas spécial », annonce un flic du centre de rétention administratif de Vincennes. Il faut monter dans un vieux perchoir qui tient lieu de parloir pour trouver Taoufiq. Il attend le dos courbé, l’œil hagard. Son corps est blindé de longues balafres mauves, qui remontent vers un visage décharné. L’homme paraît usé et malade, malgré des cheveux ras soigneusement gominés vers l’arrière et un t-shirt de sport propret. Ce trentenaire risque une expulsion vers le Maroc dès le lendemain, à l’aube. D’une voix feutrée, il lâche :

    « Je suis foutu. »

    Le jeune homme en est à son 44ème jour de rétention. La loi française en prévoit 45 dans les centres de rétention administratifs (CRA), ces prisons pour migrants en attente d’expulsion. « 45 jours et pas une seconde de plus », explique Atef, un Tunisien qui est passé par le centre de rétention du Mesnil-Amelot (77). « Si vous arrivez à tenir jusqu’à ce terme, ils vous relâchent dans la nature ». Dès lors, l’objectif affiché pour les migrants est clair : il faut gagner du temps. Un des moyens les plus efficaces pour y parvenir est de passer du temps à l’hôpital, d’où ils ne peuvent pas être expulsés.

    Absorption de médicaments, de lames de rasoir, de shampooing, section des artères, de l’abdomen, pendaison… Cette législation pousse des retenus à commettre des actes d’automutilation, en rétention et à l’aéroport. « On a au moins un acte désespéré par semaine », explique un intervenant d’une association qui travaille dans un centre. Une autre atteste :

    « Les vraies tentatives de suicide restent très rares. Par contre, la mutilation, oui, il y en a toutes les semaines… »

    Une lame de rasoir au tribunal

    « Il y a quatre ans, j’étais dans le CRA de Sète », explique Taoufiq qui poursuit :

    « Dès que la date de mon expulsion était affichée dans le centre, je faisais des crises, je hurlais et j’étais admis à l’hôpital. Ça a marché trois fois de suite jusqu’à ce que j’arrive au jour de la fin de ma rétention. »

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    Tout est bon pour ne pas monter dans l'avion. / Crédits : Emmanuel Bossanne

    Depuis avril 2018 où il est de nouveau retenu, cette fois-ci à Vincennes, le Marocain est allé beaucoup plus loin. Il dit avoir essayé quatre fois de se donner la mort, ce qu’un intervenant du centre nous confirme. Un jour, il avale trois litres de shampooing d’un coup. Un autre, il gobe 17 cachets de médicaments qu’il avait accumulés. Deux autres fois, il se scarifie la chair pour chercher les artères :

    « À chaque tentative, je passe une nuit à l’hôpital, puis on me ramène ici en me disant que c’est seulement de la provocation. »

    Il y a un mois, Zaza, un Géorgien de 45 ans au timbre rauque, passait les grilles du Palais de justice de Paris, une lame de rasoir planquée dans la semelle. Jugé en appel au tribunal administratif pour décider de son renvoi dans son pays d’origine, il se retrouve devant le magistrat et son avocat commis d’office, qui lui assène un « Te fais pas trop d’illusions, tu risques d’être renvoyé chez toi » :

    « J’ai fixé le juge dans les yeux, j’ai sorti la lame de ma chaussure, et je me suis déchiqueté les paumes des mains devant lui. »

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    « Te fais pas trop d’illusion, tu risques d’être renvoyé chez toi ». / Crédits : Emmanuel Bossanne

    Sans plus d’explications, le magistrat le renvoie immédiatement du tribunal, libre. « Je pense qu’il a eu peur. Peur que j’envoie des amis chez lui, peur que je me venge s’il décidait de mon expulsion », explique Zaza. Depuis deux semaines, l’homme est de retour en rétention, à Plaisir (78).

    Manuel, un sans-papiers angolais retenu à Vincennes, sature de cet atmosphère délétère :

    « Je vois des gens autour de moi qui essaient de se donner la mort pour sortir d’ici. Un jour, j’ai peur de passer à l’acte à mon tour. »

    Un intervenant au centre de rétention confirme : « Forcément, ce genre d’histoires déteint sur les autres. Quand les migrants arrivent dans les CRA, ils nous demandent pourquoi tout le monde a l’air fou à l’intérieur. Quand on les revoit quelques jours plus tard, ils ont compris pourquoi les retenus sont dans un tel état de détresse ».

    « L’impression de ne plus pouvoir respirer »

    Ces automutilations ne sont pas uniquement dictées par une expulsion et par le stress qui en résulte. « Ce sont des gestes qui sont aussi déclenchés par les conditions de rétention. La malnutrition et le manque de sommeil sont en effet monnaie courante dans ces prisons », confirme un psychiatre proche de la question. Tout comme l’insalubrité et le manque d’hygiène. Manuel raconte par exemple que le 22 mai, jour où l’Île-de-France était assommée par une grêle dantesque, certains toits de son bâtiment de Vincennes ont fuité. « L’eau est rentrée partout. On a du prendre nos draps et nos serviettes pour nettoyer. On n’en peut plus. »

    Taoufiq raconte, lui, le climat anxiogène du CRA de Vincennes. « Vers 22h chaque soir, les policiers affichent les vols pour les jours à venir, avec nos noms en face des destinations », explique-t-il. Les retenus peuvent en pratique refuser le premier vol qui leur est proposé. Mais s’ils le refusent, ils n’auront plus aucun moyen de savoir à quelle heure ni quel jour un escadron de trois ou quatre policiers viendra les tirer de leurs lits pour les emmener définitivement vers l’aéroport. Taoufiq explique :

    « C’est une situation horrible parce que on ne sait pas quand on va être renvoyé. La nuit, personne ne dort, on sait qu’on peut être réveillé à tout moment. On a des angoisses en permanence, l’impression de ne plus pouvoir respirer. »

    Cette angoisse diverge selon le pays vers lesquels la justice française cherche à renvoyer ces retenus. Tous ne craignent par le retour au pays pour les mêmes raisons. Ainsi, Zaza le Géorgien veut échapper à la police de Tbilissi qui le recherche activement. Rida le Tunisien craint de n’avoir plus jamais le droit de revoir sa fille française s’il est renvoyé. Et Ahmed le Libyen ne veut pas revoir les grandes îles du sud de l’Italie où il a débarqué en canot l’an dernier. Un policier qui a longtemps officié dans un CRA confirme :

    « Les gestes désespérés des retenus, fréquents dans les centres, dépendent beaucoup de la nationalité des migrants. Dans certains pays comme en Érythrée, les ressortissants savent qu’au moment où ils poseront un pied sur le tarmac, ils seront fusillés sur place. Eux sont capables du pire ici pour ne pas rentrer là-bas. »

    Empathique après plusieurs années passées au contact des retenus, ce policier dépeint une relation amicale et non-violente. « Les agents qui travaillent sur place sont de véritables petites mains. On explique les démarches administratives, on ramène des vêtements propres… Il ne faut pas croire qu’on est agressifs avec eux. » Retenu au CRA de Oissel (Seine-Maritime), Jamil avoue : « Les flics sont gentils avec nous, je n’ai aucun intérêt à le dire, mais ils le sont vraiment. On peut faire le ramadan et ils nous donnent même de la viande halal. » Un constat que tous les retenus sont loin de partager. En avril 2018, StreetPress enquêtait sur une série de bavures au centre de rétention administrative du Mesnil-Amelot. En une année, 27 retenus avaient alors porté plainte contre des policiers pour des faits de violence répétés.

    Éviter l’avion à tout prix

    Quelques jours avant notre passage à Vincennes, Taoufiq a été emmené à l’aéroport, pieds et poings liés par des lanières de plastique, casque de boxe sur la tête pour éviter de s’éclater le crâne contre un mur. Il a échappé de justesse au décollage en hurlant à la mort et en bondissant de son siège d’avion. « Le pilote n’a pas vraiment eu le choix, il a dû me refuser l’accès au vol », raconte-t-il, las.

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    On lui a mis un casque de boxe sur la tête pour éviter de s’éclater le crâne contre un mur. / Crédits : Emmanuel Bossanne

    L’aéroport, c’est le dernier endroit où le corps peut servir de rempart à une expulsion. « J’ai vu un gars limer la partie métallique du haut de son briquet contre le parterre en béton. À la fin, ça ressemblait à un sabre le truc », raconte Atef en ressassant ses souvenirs du Mesnil. Son ami l’aurait ensuite avalé juste avant l’embarquement, sous les yeux du pilote. « Un commandant de bord ne peut pas accepter un type avec une lame dans le ventre. Il sait qu’il peut faire une hémorragie interne à 8.000 mètres d’altitude », conclut le Tunisien.

    Un pilote de ligne confirme que certains migrants décident de hurler, ou encore de prévenir qu’ils ont une lame dans le ventre dès l’arrivée dans l’avion. « Dans ces cas-là, je ne prends aucun risque. Je retarde le vol et je fais descendre la personne », assure-t-il. Sans les citer, il note que certaines associations encouragent les migrants à une désobéissance organisée. « On retrouve des notes que les associations mettent dans leurs poches. Dessus, on voit des numéros d’avocats et des pictogrammes qui détaillent la marche à suivre pour être refusé à bord. »

    Très souvent, les passagers du vol assis à côté d’un migrant prennent position contre son expulsion. « Soit parce qu’ils sont très à droite et ne veulent pas être assis à côté d’un délinquant, soit parce qu’ils sont très à gauche et refusent qu’un retenu soit renvoyé chez lui », grince le pilote. Il précise surtout que dans la majorité des cas, les vols se passent bien, sans escorte policière. « Les retenus sont installés dans le fond de l’avion, souvent avant les autres passagers, et sont considérés comme des clients classiques. » Le Service d’information et de communication de la police nationale (SICOP) évalue pour sa part les transferts sans incident à hauteur de 75%. Dans le cas contraire « si la personne montre une volonté manifeste de s’opposer à son éloignement, elle sera alors escortée par deux ou trois officiels de police, spécifiquement préparés pour cette mission », rappelle la SICOP sans dévoiler plus de détails.

    L’angoisse des 90 jours

    Pour limiter les violences en CRA et prévenir les tentatives de suicide, certains retenus disent être shootés à longueur de journée. Du substitut à l’héroïne (Méthadone) en passant par les remèdes aux troubles de l’anxiété (Seresta) ou du sommeil (Imovane), le service médical serait plutôt laxiste quant à la distribution de cachets. Atef, le Tunisien de Vincennes, prévient :

    « Il y a des consignes pour donner des médicaments de ce type parce que les gars sont excités, agités. Cela permet de les calmer pour les avoir sous emprise. »

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    La durée de rétention sera portée de 45 à 90 jours. / Crédits : Emmanuel Bossanne

    Policiers et associations démentent toutefois ces informations. « Les médicaments sont distribués après consultation de l’infirmière du centre, présente 24h/24, et d’un médecin qui passe tous les jours, précise le flic cité plus haut. Il n’y a aucune injonction à calmer les retenus. » Une intervenante au centre du Mesnil-Amelot ajoute que le seul médicament facilement accessible au centre était du Doliprane.

    Le 22 avril dernier, en regardant les informations sur le petit écran de la télévision qui leur est mis à disposition à Vincennes, Taoufiq et ses co-retenus ont appris que la loi asile et immigration de Gérard Collomb avait été adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale. Elle prévoit notamment que la durée de rétention sera portée de 45 à 90 jours. Une vague de panique s’est alors emparée de chacun d’entre eux, avec une question au bout de leurs lèvres à tous : comment survivre un mois et demi de plus dans cette prison mortifère, avec l’avenir en pointillés ?

    Article en partenariat avec le CFPJ.

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