Picardie, 02 – Julien scrute inlassablement le ciel, à la fois impatient et anxieux. Ce matin, il a lâché plusieurs de ses pigeons voyageurs, à Saint-Quentin, à 20 kilomètres de chez lui. « C’est une technique pour les entraîner. Je les lâche à chaque fois un peu plus loin », explique le jeune homme aux cheveux bruns plaqués en arrière et à la barbe bien taillée. Il lance un sifflement, espérant voir un de ses oiseaux rappliquer. Julien peut les attendre plusieurs heures, mais rien pour le lasser :
« Tous les matins et les tous les soirs, je suis avec mes pigeons. Ils ont besoin d’être bichonnés pour devenir des champions. »
Comme lui, ils sont plus de 10.000 colombophiles français à parier sur leurs pigeons, qu’ils entraînent pour en faire de véritables petites bêtes de compétition. La plupart sont d’ailleurs dans le département du Nord. Le but : que les volatiles reviennent seuls au bercail, comme des grands. Celui qui reviendra le plus rapidement dans son pigeonnier fera la fierté de son maître. Des compétitions officielles et encadrées par la Fédération Colombophile Française.
Julien et son pigeon / Crédits : Sylvain Elfassy
Passion pigeons
Voilà trois ans que Julien s’est épris de colombophilie. Cet ancien photographe de soirées parisiennes vivait dans le 17e. Après son déménagement dans son village d’enfance, à quelques kilomètres de la frontière belge, il découvre la colombophilie par un petit boulot, qui devait être temporaire. Mais depuis 4 ans, il ne l’a pas quitté. Chaque jour, il s’occupe des bêtes de son patron, Jean-Louis :
« Qui caille, qu’il neige, qu’il vente, les pigeons doivent être nourris. »
Aujourd’hui installé dans une petite maison en Picardie, il possède une cinquantaine de pigeons. « Mes premiers, c’est Jean-Louis qui me les a donnés. » À peine a t-il un pied dans son colombier flambant neuf que le trentenaire lance un sifflement pour appeler ses oiseaux. En un geste, il attrape Baudoin, son « pigeon préféré », qui éternue dans un bruit aigu. Après lui avoir ouvert le bec, il murmure : « Il crache, ça veut dire qu’il a un peu de coccidiose… Il est enrhumé ». Julien passe au moins une grosse heure au chevet de ses bêtes chaque jour à les bichonner. Et ceux-ci le lui rendent bien :
« Un pigeon qui t’aime vraiment vient sur toi, fait des 8 sur ta jambe. Il tourne comme un chat. »
« Ils doivent manger sain, pas trop gras. Je prépare leurs mélanges à l’avance. Parfois, je leur fais des tisanes avec un peu de sucre et du miel. Pour la rapidité. » Alain Pocholle a 50 ans de colombophilie derrière lui. À 69 ans, ce retraité de La Poste et ancien coureur de fond compare l’entraînement des pigeons voyageurs à celui d’un marathonien. Champion d’Europe 2016 avec sa femme, le couple ne badine pas avec la colombophilie. Ils tiennent un blog, pigeonsportpassions.skyrock.com, où ils relatent leurs exploits et s’occupent avec minutie de leurs champions :
« La colombophile, c’est très complet. On est entraîneur, manager, diététicien, vétérinaire, et même chirurgien, puisqu’on les recoud nous-mêmes quand ils sont blessés. »
Sur papier glacé / Crédits : Sylvain Elfassy
Barça c’est la Champions League
C’est un vrai sport pour l’ex-postier. Et comme dans toute discipline, il existe des dangers. Le risque le plus important : se faire attaquer en plein vol par des éperviers. « Je peins les ailes des pigeons en rose, pour leur faire peur », explique Julien. Mais bien avant de les lâcher en plein ciel, il faut les coacher.
L’entraînement commence autour du pigeonnier. Plus les jours passent, plus leur maître les en éloigne. Le but : qu’ils soient capables de parcourir entre 100 et 1.000 kilomètres – selon les courses – tout en revenant dans leur colombier.
« Je fais voler les pigeons sur des longues distances : 700 ou 800 kilomètres. Sinon ça ne m’intéresse pas. » Dans le Nord, Kevin Dehen est un ancien passionné de tuning et de stock-car. « Mais j’ai fini avec plus de côtes cassées que de courses gagnées… », explique le trentenaire. Depuis 4 ans, il a troqué son costume de mécano pour celui de colombophile. Une passion qu’il a héritée de son père et de son frère, bien que tardivement. Le garde forestier de profession n’est pas peu fier de Bram, son pigeon arrivé 1er national de concours longue distance. Lâché à Narbonne, il a parcouru les 775 kilomètres à 50 km/h de moyenne. C’est cette dernière donnée qui est enregistrée par le jury, puisque les pigeonniers de chaque animal ne sont pas à égale distance de la ville de départ. Pour vérifier l’arrivée, il y a les « bagues ». Chaque colombophile se doit de donner à chacun de ses pigeons un numéro d’immatriculation. La bague est accrochée à l’une des pattes, pour toute sa vie de compétiteur. Elle est utilisée avec un constateur, qui officialise l’arrivée.
Des ailes de compèt' / Crédits : Sylvain Elfassy
Il existe différentes courses dans toute l’Europe. Plus la distance est grande, plus la compétition est importante. Mais la Champions League de la colombophilie pour les Français, la course la plus mythique, reste la compet’ de Barcelone. Elle est la plus longue et la plus importante des compétitions internationales. Plus de 17.000 pigeons y sont lancés. « Les meilleurs bêtes peuvent voler de Barcelone jusqu’au nord de la France en une quinzaine d’heures », assure Kevin. L’homme en veste verte et casquette grise sur la tête, comme tous les passionnés, rêve de remporter ce trophée.
Tout est question de stratégie
Selon Kevin, une des clés pour avoir un bon pigeon, c’est son ascendance. Les colombophiles s’occupent de la reproduction de leurs pigeons. Dans un classeur bien rangé, Kevin possède tous leurs arbres généalogiques. Le pedigree est intéressant quand la bête descend d’une lignée de champions. Une pratique qui ne semble pas de tout repos à écouter Kevin :
« Ça m’arrive d’être 8 jours sans dormir. Ma tête tourne à plein régime pour savoir quelles origines je dois mettre ensemble. »
Quant aux entraînements, ils jouent également sur la psychologie du pigeon. Julien explique pratiquer le veuvage. Mâles et femelles sont séparés :
« Juste avant un concours, on montre une femelle au mâle. Il est chaud comme la braise. Et quand il est lâché au concours, dans sa tête c’est “faut qu’je pine, faut qu’je pine”. »
Trophée ultime / Crédits : Sylvain Elfassy
« Je l’ai filé à bouffer à mon rottweiler »
Julien ne pense qu’à ça, à ses pigeons. Sa femme le sait bien et ne lui en tient pas rigueur. Au contraire. L’an dernier, la jeune femme lui a offert une belle colombe pour la Saint-Valentin. La bête est rousse, comme elle. Il l’a donc appelée Audrey. « Mais c’est parfois dur », confesse-t-elle timidement. Exit les vacances, par exemple.
« Sinon il n’y a personne pour les nourrir… »
Elle sait ne pas être la seule dans cette situation. « Il existe d’ailleurs une chanson des coulonneux. Coulon signifie pigeon en patois », rigole-t-elle. Sur un calepin, Audrey écrit les paroles en Ch’ti: « Eum’femme eum’fait que dire ainsi, “j’cros qu’t’as plus quer tes pigeons qu’mi” ». Soit :
« Ma femme n’arrête pas de dire que j’aime plus mes pigeons qu’elle ».
Si Julien s’investit énormément dans la discipline, il ne s’attache pas aux pigeons tant qu’ils n’ont rien gagné. Rater un concours entraîne la sanction fatale : « Crick ! », lance-t-il en mimant la torsion du cou du pigeon. Ils peuvent aussi être engrossés et mangés.
Fais la couv' / Crédits : Sylvain Elfassy
Kevin fait de même. Il serait même un chouïa plus radical :
« Un de mes pigeons a fait 50ème national, ce qui est un gros score. Son frère est arrivé 3 semaines plus tard, je l’ai filé à bouffer à mon rottweiler. »
Lui aussi délaisse parfois sa vie de couple, il le sait. « Des femmes, il y en a plein. Un 1er national, il n’y en a qu’un ! », lâche-t-il sans concessions, en attrapant une de ses récompenses, une coupe en verre ornée d’un pigeon en or. Dans son salon traînent quelques-unes de ses plus grandes fiertés. De nature nerveuse et atteint d’un syndrome léger de Gilles de la Tourette, Kevin ne tient pas en place et parle très vite. Lorsqu’il tient un de ses oiseaux en main, il est apaisé et serein.
Soupçons de dopage
Devant son pigeonnier, Kevin, cigarette au bec et pigeon à la main, évoque la jalousie qui gangrène le milieu des colombophiles :
« Quand j’ai fait 1er national, on m’a téléphoné en pleine nuit pour m’agresser au téléphone. On m’a dit: “Ton pigeon, on va venir te le voler, je vais rentrer chez toi avec un fusil, tu vas plus te relever”, des trucs de malade ».
Depuis, dans le jardin de Kevin, le rottweiler veille sur le pigeonnier.
Les rivalités sont renforcées pas les soupçons de dopage. Grains de café, insuline, pastis, tout est bon pour booster son pigeon avant un concours. Autant de substances illicites en compet’. Membre de la commission anti-dopage, Kevin s’apprête d’ailleurs à aller effectuer des contrôles :
« J’ai cinq personnes dans le collimateur dans le Nord. Ça va péter. »
Un de ses 80 compétiteurs / Crédits : Sylvain Elfassy
En cas de contrôle positif, le colombophile risque 5 ans de suspension et une amende de 2000 à 4000 euros.
Selon le jeune champion, c’est l’appât du gain qui en pousse certains au dopage. Gagner un concours national ne permet d’empocher que quelques dizaines d’euros. En revanche, la vente de pigeons peut, elle, rapporter gros. « On m’a fait une offre à 2.500 euros pour Bram », explique fièrement Kevin. Un prix qui pourrait monter jusqu’à 8.000 euros si le pigeon gagnait un titre en 2017. Une mince somme à côté du champion Belge, Golden Prince, vendu 360.000 euros à un riche amateur sud-africain.
Propriété privé / Crédits : Sylvain Elfassy
Quelle relève ?
Malgré ces sommes astronomiques, rares sont ceux à vivre de la colombophilie. « Et puis démarrer coûte cher. Il faut un pigeonnier, des pigeons, pouvoir les nourrir… », énumère Kevin. « Les trois-quarts des gens ici, ils vont au café, ils pillavent grave », explique quant à lui Julien. « Cet argent-là, je préfère le mettre dans ma passion. ».
Dans le temps, les colombophiles expérimentés filaient un coup de pouce aux plus jeunes en leur offrant quelques volatiles. Comme l’a fait le boss de Julien. Une tradition compliquée a perpétuer selon Kevin, qui se souvient d’une mauvaise expérience, il y a un an :
« J’ai donné 20 jeunes bêtes à un gars. Quelques mois après, j’ai retrouvé tous mes pigeons sur Leboncoin. Je me suis fait passer pour un acheteur et quand je suis arrivé chez lui, il a reçu deux mandales. »
Depuis, il ne fait plus confiance à personne. Pour lui, les jeunes ne prennent plus la colombophilie au sérieux. Dans le jardin, la fille de Kevin tourne autour des nouveaux-nés, avant de les câliner. Son père aimerait bien que la petite prenne la relève. Mais elle est encore un peu jeune, explique Kevin, qui à son âge allait « foutre le bordel » dans le colombier de son père.
Julien l’avoue, la colombophilie reste un sport de vieux. Réaliste, il ajoute:
« Dans 20 ans, s’il n’y a pas de jeunes plus investis, la colombophilie, ça sera fini. »
Kévin aimerait bien que la petite prenne la relève. / Crédits : Sylvain Elfassy
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