La prise de position anti-FN de Laurent Garnier a ouvert la boîte de Pandore. En février dernier, cette grande figure du mouvement techno clôturait son set au Grand Rex par le morceau Porcherie des Berruriers noirs et son refrain mythique : « La jeunesse emmerde le Front National ». Il l’avait déjà joué avant certaines élections, comme en avril 2007. Mais cette fois, ça coince. Les teufeurs n’emmerdent pas tous le Front National, loin de là. Sur Facebook, de nombreux fans le critiquent violemment.
Interviewé par Trax le lendemain, il se dit « choqué du pourcentage de gens qui disent ouvertement : je vote FN » et conclut :
« Si eux disent haut et fort qu’ils votent FN, à nous de dire qu’on n’en veut pas ! »
Brigade Anti Cailles en teuf
Les élections présidentielles ont, ces derniers mois, agité le petit milieu underground. Trois fois, à l’écart du mur de son, Céline a été accostée par des soutiens de Mélenchon, rapporte-t-elle. Après le 1er tour, les débats ont mouliné autour de l’éternelle question à gauche : s’abstenir ou voter utile. Sur Facebook, un teufeur choisit la métaphore pour dire sa lassitude des institutions.
« Personnellement, je vote techno. »
Un certain nombre appellent carrément à « faire la révolution ».
L’option du vote FN s’étale elle aussi régulièrement sur les réseaux sociaux. Sur le groupe Facebook « Adopte un teufeur » on lance des débats comme « Qui a voté Le Pen, et pourquoi ? »
Certains sont plus cash :
« C’est toujours les mêmes qui te volent tes trucs, qui te rackettent, qui t’emmerdent devant le son, faut pas s’étonner après… »
On trouve des centaines de messages racistes, ou des appels à former une B.A.C (Brigade anti cailles) pour « casser du wesh » en free party.
En face, les débats font rage entre les tenants du relativisme qui pensent que « la musique n’a pas d’opinion politique » et ceux qui veulent « chasser du petit facho en teuf ».
/ Crédits : Capture Facebook du groupe Adopte un teufeur
Certains en arrivent à perdre leurs nerfs : « Ça se dit teufeur et ça vote Le Pen ?? Vous me désespérez. A moins d’être schizo je comprend pas » Ce à quoi un commentaire rétorque : « Je suis schizophrène et je ne vote pas Le Pen pour autant ».
« Effet de loupe »
« Il faut se garder de l’effet loupe des réseaux sociaux », rappelle Hervé, DJ et producteur tek sous le nom de Barouf. Pour le raver de 38 ans, engagé dans l’association Freeform, « Internet, c’est du pain bénit pour l’extrême droite, qui par nature est très lâche » :
« Il me plait à penser qu’on est moins gangrenés que les autres communautés. C’est pas un milieu idéal, mais le racisme, le sexisme, la xénophobie est normalement hors de la teuf. »
Même s’il en relativise l’ampleur, Hervé remarque la montée de l’extrême droite dans son milieu. Il soupire, mal à l’aise :
« C’est un constat de faiblesse de notre utopie. En réunissant les gens, en leur offrant de la culture pratiquement gratuite, en leur offrant la vision d’un autre monde d’autogestion et de partage on devrait avoir des personnes qui deviennent des citoyens éclairés. Mais apparemment ça ne suffit pas. »
L'association Freeform a publié un visuel et une tribune pour dissuader ses adhérents de voter FN. / Crédits : Freeform
Nationaliste de jour, teufeur de nuit
« Moi j’adore les Berruriers noirs, j’ai pas mal d’albums à eux, je vais les voir en concert… donc c’est un peu délicat. Tu marches sur un fil avec cette histoire. » Cyril*, « nationaliste » de 38 ans et tekos rigole, visiblement mal à l’aise. Il vote Le Pen depuis dix ans et va en teuf depuis 20. « C’est vrai que l’idée de nation n’est pas compatible avec les teufeurs anarchos comme les Berruriers noirs », concède-t-il.
Puis il ajoute : « En teuf y a de tout, des médecins, des avocats, des gens qui prennent des plombs [de la drogue], d’autres non, il y a à boire et à manger ». L’extrême droite se serait banalisée dans la communauté des teufeurs? Pas complètement. Cyril raconte avoir été agressé, à plusieurs reprises, en teuf, quand on a su qu’il était « natio ».
Le raveur natio négocie comme il peut entre ses deux identités. Côté pile, le nationaliste corse et militaire de profession. Côté, face, le fan de techno hardcore et de fêtes illégales qui n’hésite pas à jouer le corps à corps avec les gendarmes qui saisissent la sono et gazent les participants. Cyril se défend d’être « un facho ». Pour lui « la menace majeure c’est la montée en puissance de l’islamisme, les attentats. Je protège la liberté. Et une des valeurs de la teuf, c’est la liberté ».
Si Cyril s’attache à trouver des liens entre ses valeurs nationalistes et celles de la teuf, Dorian, militant pour le FNJ Montpellier depuis ses 15 ans préfère jouer la dissociation quitte à parfois frôler la schizophrénie :
« En teuf, on se laisse aller dans la musique, on oublie tout le reste. Il y a le moment que je consacre à la teuf et le moment que je consacre à la politique. Ce sont deux choses bien séparées. »
Il cache d’ailleurs à ses amis militants qu’il fait la teuf, une fois par mois environ. Il craint que ces derniers demandent à l’accompagner :
« J’ai peur qu’une fois là-bas, ils critiquent tout le monde, la musique… et du coup me gâchent ma teuf.
Ces potes de free party, eux, connaissent ses engagements, assure-t-il. Certains ont les mêmes, d’autres votent « à l’opposé ». Mais une fois sur place, Dorian ne parle plus politique. Des teufeurs sont parfois mis au courant indirectement, et ça dérape :
« On en a toujours des insultes, des “fachos”, qui disent “barre toi avant que je t’en mette une”. »
Mais ça reste rare. Pour Céline la présence de sympathisants du Front National n’est pas un problème « tant que le mec ne cherche pas à entrer dans un débat ». Elle précise :
« Un mec qui vote FN peut aller en teuf, ça ne me parait pas incohérent. »
Jeunesse déclassée et musique d’européens blancs
Pour Lionel Pourtau, ancien teufeur et chercheur en sociologie spécialiste de cette contre-culture, « rien d’étonnant à cela ». La population des teufeurs, environ 150.000 personnes aujourd’hui (contre 300.000 au milieu des années 2000), se compose en majorité de jeunes quelquefois diplômés et souvent déclassés. « Des enfants de classe moyenne qui n’ont pas réussi à l’école », résume-t-il. Un sentiment de déclassement moteur du vote frontiste, tout comme le chômage, qui les touche souvent de plein fouet.
Il y a aussi un facteur culturel :
« La techno est aussi une musique d’européens blancs, donc plus tentés par le FN. »
Le milieu techno, dans le nord de l’Europe et notamment le style « gabber » a même pu être un terrain de recrutement pour les groupuscules radicaux d’extrême droite.
La peur du terrorisme islamique joue aussi. L’attentat du Bataclan a fait son chemin. « Un peu comme dans la communauté gay qui se tourne en partie vers l’extrême droite pour se protéger du fondamentalisme islamique, ils se disent que Marine Le Pen protégera la fête », commente Samuel responsable com’ chez Freeform et figure du milieu tek.
Un milieu peu politisé
Lionel Pourtau décrit les teufeurs comme des gens « plutôt portés à gauche mais qui ne se reconnaissent pas dans le vote institutionnel. Et qui prônent une sorte de nihilisme joyeux ». Le gros des troupes serait en fait assez peu politisé :
« On peut tout à fait tenir des discours lénifiants quand on est à balle d’ecsta (ecstasy) en soirée, puis aller voter FN le lendemain ou revêtir son habit de trader. »
Des teufeurs au Dutchtek à Assen (Pays-Bas). / Crédits : Flickr/ Marcel van Schooten
On est assez loin du modèle du TAZ (zone autonome temporaire) décrit par le poète anarchiste Hakim Bey dans les années 80, qui avait ensuite reconnu dans la teuf, née dix ans plus tard, son application concrète parfaite. Pour Lionel Pourtau « 95% des teufeurs ne connaissent pas Hakim Bey » :
« Les teufeurs font la fête et ils n’ont pas besoin de mettre des mots sur leur pratique quotidienne. Ils sont là pour danser et s’amuser. »
Laissez-nous danser
Beaucoup aiment inventer des origines militantes au mouvement, ou affirment que la techno ne peut pas être raciste parce qu’inventée par des noirs. « Mais même s’il y a des teufeurs anars, la teuf n’est pas politique à la base », explique Lionel Pourtau.
Sa politisation serait une réaction à la répression menée par l’Etat. Au tournant des années 2000, la loi Mariani autorise les saisies de matériel et donne un cadre légal restrictif aux free party.
Le seul combat véritablement politique des teufeurs est : laissez-nous faire la fête en paix.
Et là, même les teufeurs frontistes sont d’accord. Dorian est en général pro-flics mais « contre la police quand ils viennent nous faire chier pendant les teufs ». Il est persuadé par exemple que le FN au pouvoir ne touchera pas aux free :
« Ce n’est pas nous qui créons la majorité des problèmes… »
Ce n’est pas l’avis des associations pro-teufs. Samuel de Freeform est convaincu que si l’extrême droite passe dimanche prochain, l’arrêt de mort de la free est signé.
« Dans le sud de la France, beaucoup de maires FN sont très anti teufs, mais n’ont pas les moyens opérationnels, et ne sont pas forcément soutenus par les gendarmes. Avec un ministère de l’intérieur FN, on pourrait imaginer des évolutions du cadre légal qui anéantiraient la free party. Un an de prison à la clé et on ne dure pas un an. C’est ce qui s’est passé en Angleterre par exemple. »
Une analyse que partage Hervé qui, la mort dans l’âme, ira voter « pour un banquier » dimanche. Il appelle les teufeurs à faire barrage au FN. Mais il risque de rencontrer une résistance supplémentaire, notée par Céline:
« Beaucoup de teufeurs n’iront tout simplement pas voter. Pas parce qu’ils ne le veulent pas, mais parce qu’ils ne se lèveront pas. Ils auront été en teuf la veille. »
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