Jean Michel Blanquer a été nommé ministre de l’Éducation par Emmanuel Macron. Quelle est sa vision de l’école ?
C’est compliqué. D’abord, parce qu’il faut être juste, Blanquer, qui est en poste dans l’institution depuis 20 ans a un vrai amour de l’école. Il est soucieux de la réussite des élèves et de remédier aux 40% des gamins qui savent mal ou ne savent pas lire après la primaire.
Mais les solutions qu’il propose me font peur. C’est un farouche défenseur voire un croyant du modèle de l’entrepreneuriat et de la réussite individuelle. Y compris par la stimulation de la concurrence. Il a été président de l’Essec, ce n’est pas anodin.
D’un côté, il prône un discours de liberté en disant qu’il faut donner une plus grande marge de manœuvre aux établissements et aux enseignants. Mais cette liberté va être contrôlée de très près via des évaluations, qu’il affectionne particulièrement.
Par exemple, il a annoncé le retour des évaluations nationales à l’école primaire. Ce tout-évaluation me semble particulièrement dangereux. Cela va accélérer le processus de classement des établissements à toutes les échelles, nationales, internationales et européennes. On a déjà une école championne des inégalités en France. Avec Blanquer, ça risque d’empirer.
C’est aussi un fervent méritocrate, ce qui veut dire qu’il considère qu’à partir du moment où toutes les chances sont données aux élèves pour réussir, il n’y a pas de raisons qu’ils échouent. Mais que vont devenir ceux qui échouent ?
C’est une vraie question, à laquelle le précédent ministère a tenté de répondre, en voulant supprimer le redoublement par exemple, dont les études prouvent qu’il n’aide quasiment aucun élève. Mais il n’a malheureusement pas eu le temps d’aller au bout.
Pourtant, Blanquer prône l’innovation pédagogique. Il souhaite expérimenter. Il apparaît comme étant plutôt moderne.
En effet, Blanquer est un défenseur de l’utilisation des sciences cognitives dans l’apprentissage [il a mis en place une expérimentation de ce type à l’Essec]. Pour lui, toutes les expériences d’éducation, à partir du moment où elles amènent à la réussite, sont bonnes à prendre.
Par exemple, il peut défendre l’utilisation de pédagogies inspirées par la méthode Montessori. Il a financé celle de Céline Alvarez quand il était directeur de l’enseignement scolaire, c’est-à-dire bras droit du ministre, sous Nicolas Sarkozy. Alors, pourquoi pas.
Crédits : Pierre Gauthron /
Mais il faut ajouter que notre ministre n’est pas un farouche défenseur du service public. Le grand risque pour moi est que l’école prenne un tournant néo-libéral.
Que des expérimentations financées par le privé, donc des acteurs dont l’intérêt des enfants n’est pas la priorité, puissent entrer dans des classes. Avec probablement un virage numérique spectaculaire. Tout ça pose un problème de fond sur la définition et le rôle de l’Etat dans l’éducation, qui serait sérieusement mise en péril.
Depuis les attentats, les missions assignées aux profs semblent de plus en plus lourdes. Vous le vivez comment ?
J’appelle ce phénomène « les profs thaumaturges ». Dès qu’un événement dramatique arrive, les politiques invoquent ces Merlin l’Enchanteur modernes pour soigner, alors même que quelques jours plus tard on nous traitera d’incapables dans un autre discours au Parlement. C’est très violent.
Après les attentats de Charlie Hebdo et ceux du 13 novembre les profs de notre collectif trouvaient que l’institution niait notre propre traumatisme. Ce n’est pas simple pour des enseignants eux-mêmes très éprouvés psychologiquement par le drame d’arriver comme une fleur le lendemain avec des éléments d’explication. Nous ne sommes pas des urgentistes.
Un des principaux changements après les attentats est l’arrivée de l’enseignement moral et civique (EMC) pour remplacer l’éducation civique. C’est quoi en fait?
A la base, l’EMC n’est pas du tout réactionnaire. Cet enseignement a été conçu avant les attentats par le philosophe et pédagogue Pierre Kahn. Ce dernier a pris le contrepied de l’éducation civique à l’ancienne, qui veut « perfuser » les valeurs de la République.
Il l’a organisée non pas autour de thèmes (citoyenneté, etc), mais avec quatre concepts : engagement, sensibilité, jugement, et règles et droits. L’idée est de les faire interagir dans toutes les disciplines.
Mais, juste après la publication des programmes d’EMC, et par deux fois, il y a eu des attentats. Et là, le pouvoir politique se dit : « Tiens, ça tombe bien, on a des programmes d’EMC ! » Le ministère va donc faire de l’EMC une usine à citoyenneté à la Jules Ferry. Presque comme l’éducation civique d’avant en fait. Et ce sont les profs d’histoire-géo qui s’en chargent, comme avant. C’est un vrai gâchis.
Pourquoi a-t-on autant parlé de l’enseignement de l’histoire pendant la dernière campagne présidentielle ?
Une des vocations de l’école de la République qui s’invente fin 19e siècle est de construire des petits Français, des petits patriotes, des petits citoyens. Quant à l’histoire, elle est aussi chargée politiquement et depuis très longtemps, d’autant que la nation française s’est construite autour d’un récit historique « commun ».
Il a permis à des Français du Nord au Sud de se reconnaître comme appartenant à une même destinée parce qu’ils partageaient potentiellement un même héritage.
C’est au 19e siècle que naît l’idée de la Gaule et de nos ancêtres les gaulois notamment, que Nicolas Sarkozy n’a fait que recycler pendant cette dernière campagne [pendant la primaire de Droite et du centre]. L’idée même que les Français partagent un récit commun… est une construction historique.
Est-ce que l’histoire doit servir à transmettre l’amour de la patrie ?
Je ne pense pas. L’enseignement de l’histoire est surtout là pour apprendre à penser avec l’histoire, avec les outils propres à l’histoire — comme on pense avec la philo, la littérature,etc. Il ne s’agit pas de formater des manières de penser.
Malheureusement, certains veulent assigner à l’histoire la finalité du patriotisme avec une logique d’adhésion à un récit « exemplaire ». Prenons l’exemple de Jeanne d’Arc. Je pourrais raconter à mes élèves l’épopée d’une Française qui décide d’aller bouter les anglais hors de France.
Ce récit d’un des premiers gestes patriotiques deviendrait la preuve de l’ancienneté du sentiment national, et une incitation à prendre les armes pour sauver sa patrie de l’étranger.
/ Crédits : Pierre Gautheron
Ou bien je pourrais parler de Jeanne d’Arc, et poser des questions. Je me demanderais qui est cette jeune femme et ce qu’elle fait quand elle décide de redonner une légitimité au roi. Il suffit de regarder une carte pour savoir que la France ne veut rien dire à cette époque là.
Et là je réfléchis à plein de choses : ce que veut dire être une jeune femme mystique au 15e siècle, d’où vient la légitimité de la figure royale, etc ? On ne nie pas l’événement, on le resitue dans son historicité et on réfléchit avec les gamins sur ce qu’on peut faire de cette histoire.
Racontée comme ça, l’histoire est forcément critique, subversive. Donc pour ceux qui veulent en faire un outil d’adhésion, dangereuse.
Jean-Michel Blanquer a dit vouloir « renforcer la dimension chronologique de l’histoire ». C’est une rengaine classique chez les politiques, mais ça veut dire quoi ?
Les politiques qui disent « il faut rétablir la chronologie » ne parlent pas aux profs qui savent, eux, qu’ils n’enseignent pas l’histoire à l’envers. Ils sonnent un rappel à l’ordre, chronologique mais surtout social. Car une histoire uniquement chronologique ferait l’impasse sur une infinité de savoirs historiques pour se concentrer sur les événements et les grands hommes.
Cette histoire très événementielle raconte que ceux qui décident de l’histoire, ce sont les puissants. Inversement, quand on fait une histoire thématique, avec des acteurs sociaux, des mobilisations, on fait du désordre. Du désordre dans l’idéal du pouvoir.
Est-ce que le politique intervient beaucoup aujourd’hui dans les programmes d’histoire ?
Le politique est toujours intervenu à des degrés divers dans ce qu’on enseignait à l’école. Le dernier ministère avait créé le CSP (le Conseil supérieur des programmes) justement pour protéger l’école du politique. Mais le politique restait présent puisqu’il y avait dans ce conseil des parlementaires de gauche et de droite.
Et on sait que le ministère a beaucoup mis son nez dans la construction des enseignements. Notamment sur la mouture des nouveaux programmes d’histoire de 2015. On a failli faire une vraie place à l’histoire de l’immigration, mais ça n’a pas eu lieu.
Où en est-on de cette histoire de l’immigration, du coup ?
En 2015, la polémique autour de l’histoire de l’immigration portait surtout sur le fait que les programmes exposaient, non pas simplement une immigration récente (19e-20e siècle) mais une immigration très très ancienne, remontant au préhistorique. Ils ont été accusés de faire du politiquement correct. On a dit que le « lobby multiculturaliste » avait sévi encore une fois !
Et aujourd’hui, l’immigration est présente en filigrane, mais ça reste très superficiel. C’est bien dommage parce que l’enseignement de l’histoire devrait être un miroir possible de la société d’aujourd’hui, où chaque enfant se retrouve d’une façon ou d’une autre.
L’enseignement de l’histoire coloniale est aussi un lieu de débats sans fin. Les associations antiracistes parlent d’une histoire qui occulte les souffrances, la droite dure refuse la « repentance ». Qui a raison ?
Ni les uns ni les autres. Peser le pour et le contre est une mauvaise manière de penser l’histoire coloniale. Je pense qu’aujourd’hui les programmes permettent de faire un très bon cours d’histoire coloniale dans le secondaire. Simplement, il sera trop court donc souvent elliptique.
Le principal problème des programmes est qu’ils réservent la colonisation à un ou deux chapitres. On devrait faire l’histoire de France ou du Monde depuis le 16e siècle avec le fait colonial en fil directeur. Comme pour l’immigration, ces deux éléments doivent apparaître dans tous les chapitres. Exemple : on ne peut pas comprendre la naissance du capitalisme sans la traite négrière.
Le terme de « décolonisation« » est aussi critiqué…
C’est en effet une bêtise. On verrouille : on va vous raconter une histoire qui est terminée. On sait que malheureusement ce n’est pas le cas. Et on ne parle que du processus et peu de ce qui se passe dans les colonies, notamment l’esclavagisme colonial et ce qui continue à se passer dans les anciennes colonies. On en parlait en 2008, et ça a disparu. Ce sont des choses qui sont importantes. Sur ces enjeux il y a une régression.
Crédits : Pierre Gauthron /
On entend régulièrement que c’est compliqué d’enseigner la Shoah dans certains quartiers. Qu’en pensez-vous ?
En fait l’histoire vient interférer avec des choses qui circulent ailleurs que dans l’école, dans les films, les familles. On appelle ça les usages sociaux ou intimes de l’histoire. Le conflit israélo-palestinien (peu présent au collège, pas mal au lycée), la question de l’extermination des Juifs en effet interfèrent et réveillent des questions, comme l’histoire familiale par exemple.
Les questions de religion aussi, qui touchent à l’identité des élèves. C’est vrai dans les quartiers quand on parle d’islam, mais aussi ailleurs quand on parle christianisme, judaïsme, ou même pour les athées. Ainsi, on entend souvent : « à la maison il faut surtout pas parler de dieu »), mais ça ne fait pas la Une des JT.
Et il y a des sujets qui ne déclenchent quasiment rien, l’histoire du capitalisme par exemple. C’est intéressant ça, qu’ils s’en foutent. L’histoire du communisme, c’est encore plus criant, il n’y a pas un gamin qui va dire « incroyable cette histoire de collectivisation » ou même « mon grand-père était communiste ». Ca veut dire que la bataille culturelle est perdue.
Pour revenir sur cette histoire de Shoah dans les écoles de quartiers populaires, je pense qu’on sous-estime les effets des discours médiatiques et politiques sur les élèves et les profs. Sur des sujets qu’un prof va anticiper comme potentiellement explosif — l’islam, la guerre d’Algérie, la Shoah — il arrive, surtout s’il est jeune, avec la trouille au bide. C’est la porte ouverte pour que ça se passe mal.
Je pense que la résolution n’est pas seulement à trouver du côté des élèves mais aussi du côté de la formation des enseignants et comment se départir de toutes nos représentations sur les gamins.
Où en est-on aujourd’hui de la formation des enseignants ?
On sait depuis longtemps que notre école est profondément inégalitaire et de plus en plus, malgré nos discours républicains idéalistes. Et la formation des enseignants est une des raisons fondamentales du désastre. Dans ce domaine, ça me rend dingue d’y penser, on est un des pays les plus nuls.
Notre système rend possible le fait d’obtenir un concours d’enseignement sans avoir croisé un seul élève. Des jeunes certifiés ou agrégés peuvent, trois mois après le concours, se retrouver à mi temps devant des classes sans avoir jamais réfléchi à la pédagogie.
C’est comme si on demandait à un menuisier de construire un meuble alors qu’il n’a jamais touché du bois.
Personnellement, c’est la sociologie, notamment la sociologie de l’immigration et de l’éducation qui m’a sauvée quand je suis arrivée de ma province rémoise bourgeoise dans le collège le plus dur de Nanterre, au coeur d’une cité.
Il faut une formation des enseignants digne de ce nom, c’est-à-dire qui ne renie pas les enseignements disciplinaires, mais enseigne aussi de la sociologie de l’éducation, de la didactique, de la pédagogie et de l’histoire de la pédagogie, etc. Sans ça il ne se passera rien. C’est un système de domino : tout en découle.
On a parfois l’impression que « la pédagogie » est un gros mot en France. Pourquoi ?
La pédagogie ce sont les méthodes d’enseignement. Ce n’est pas le mot en soi qui fait polémique, c’est la place que l’on accorde à la question des méthodes par rapport à la question des savoirs.
A partir des années 80, en réaction à mai 68, un débat s’est constitué autour de la place qu’il fallait accorder à la pédagogie dans l’institution scolaire. Ce qui crispe certains enseignants, surtout du secondaire, c’est quand on ne parle plus que de méthode, de compétence, de bien-être de l’enfant, et qu’on sacrifie des savoirs.
Et plus le métier d’enseignant va être disqualifié au niveau social et économique plus les profs vont défendre la maîtrise de leur savoir. Comme un trésor, le seul truc qui leur reste. Pourtant, les enjeux sont énormes. On ne peut pas faire réussir tous les élèves et faire advenir une école réellement démocratique sans s’interroger sur une méthode.
Et pour moi, c’est un faux débat, un peu hors-sol et très politique, qu’on pourrait simplifier entre les tenants de l’élitisme et ceux de l’égalité. Opposer pédagogie et savoirs n’a aucun sens : la pédagogie est toujours liée à des savoirs précis, la pédagogie des maths ne sera pas celle de la littérature ou de l’histoire par exemple.
Et sur le terrain, les profs font tous de la pédagogie, même ils n’en font pas forcément très bien. Normal : ça ne s’improvise pas.
Au-delà de la formation des enseignants, c’est quoi votre école idéale ?
Ce qui participe au classement des élèves c’est la multiplication des filières, notamment à partir du lycée — technologique, général, professionnel. Je suis donc pour un lycée commun, théorisé par le Groupe de recherches sur la démocratisation scolaire.
Dès les petites classes, on refond complètement les programmes. Les matières techniques ou professionnelles sont mises à équivalence en terme de dignité avec les autres matières plus abstraites. C’est le cas en primaire d’ailleurs, c’est après que ça s’arrête.
Un petit gamin de cinq ans, quand il apprend à patouiller, à faire du bricolage, n’a pas idée que c’est beaucoup moins qualifié que quand il apprend à lire des lettres — je dirais même que c’est sans doute le contraire.
C’est après que ces savoirs sont réservés à des gamins en difficulté scolaire, destinés à devenir ouvrier ou petite main. Et puis pas de notes. En fait, vigilance accrue sur toute tentative classificatoire.
Certains diront que beaucoup de gamins veulent sortir de l’école avant 18 ans, même avant 16 ans. Je le comprends dans l’état actuel des choses. Mais si on repense l’école de son début, on peut tout à fait imaginer que l’ensemble des jeunes n’ait qu’une envie c’est de ne pas en sortir, soyons fous ! Evidemment, on en est loin.
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