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    08/04/2025

    Recherche des bénéfices, ados « jetés »…

    « Ce système crée de la maltraitance institutionnelle » : Quand la protection de l’enfance devient un business

    Par Sandro Lutyens

    Les entreprises privées ont entamé une percée dans le secteur de la protection de l’enfance, en crise depuis des années. Plateforme hôtelière ou agence d'intérim, ces sociétés opaques proposent un encadrement au rabais. StreetPress a mené l’enquête.

    Pierrelaye (95), janvier 2025 – C’est la panique dans les couloirs de l’hôtel géré par la société Accompagnator. Une visite de conformité de la préfecture est annoncée pour le lendemain dans ce lieu où l’entreprise accueille une cinquantaine de jeunes placés par l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Sauf que 10 mineures logent au deuxième étage de l’établissement. Une commission de sécurité a pourtant émis un avis défavorable car l’endroit n’est pas habitable en termes de conditions de sécurité. « On a bougé les filles », raconte Wassila (1), une ancienne responsable éducative. « Et après la visite, on m’a dit : ramène-les là-bas. »

    Dans le milieu de la protection de l’enfance, la crise structurelle dure depuis des années. Depuis dix ans, le nombre d’enfants mis sous protection de l’ASE est en augmentation de 20%. Historiquement, les départements délèguent la prise en charge de ces mineurs aux associations. Mais ces dernières peinent à suivre. Le taux d’encadrement – le nombre de personnels par enfant pris en charge – a diminué de 10% en dix ans. « Une crise inédite », a déclaré Alain Vinciarelli, président de l’Association nationale des maisons d’enfants à caractère social, qui mentionne « une recherche désespérée de places ». En 2022, la loi Taquet a donné deux ans à la protection de l’enfance pour mettre fin au placement en hôtel, abris de fortune inadaptés et dangereux pour les mineurs. Il fallait trouver encore plus de places. La brèche s’est agrandie et le privé s’est engouffré dans le secteur.

    De quoi faire grincer des dents chez les spécialistes du milieu. Ces derniers pointent des entreprises ayant en commun des témoignages qui indiquent des maltraitances, un fonctionnement au détriment des enfants et une opacité à toute épreuve : pas de sites internet, pas de rapports ou de bilans, pas de projets d’établissements rédigés. Le sujet a été mis sur la table des députés : un rapport de la commission d’enquête sur les manquements de la protection de l’enfance est rendu ce 8 avril. Un mois après qu’une proposition de loi ait été déposée au calendrier et qui demande l’interdiction des « établissements privés lucratifs ». StreetPress a enquêté sur ces dernières.

    La protection de l’enfance en mode privé

    Accompagnator a été créée en 2024 par la plateforme de réservation hôtelière PromHotel afin de proposer à l’Aide sociale à l’enfance une solution complète : hébergement et accompagnement social. Dès les premiers mois, ils raflent plusieurs marchés, dans le Val d’Oise (95) et dans les Yvelines (78). À Osny, Argenteuil, Montigny-lès-Cormeilles et Pierrelay, Accompagnator accueille aujourd’hui environ 200 mineurs non-accompagnés (MNA), enfants ou adolescents étrangers arrivés seuls en France. Parmi eux, une centaine, dont la minorité a été validée, a été placée de manière pérenne par l’Aide sociale à l’enfance du 95. À Coignières (78), la société accueille 200 MNA dans un hôtel. « Ces boîtes proposent aux départements de résoudre leurs problèmes », résume la députée PS Isabelle Santiago, rapporteure de la commission d’enquête sur les manquements de la protection de l’enfance. Elle constate :

    « Ils répondent à la même problématique de pénurie que les crèches et les EHPAD. »

    « Dans le Val d’Oise, on retrouve aussi des adolescents français “incasables” placés par le département », explique une ancienne employée de la société. Des profils « complexes » dans des endroits « où le taux d’encadrement est déjà très bas ». Maintenu au minimum, l’encadrement se fonde sur des contrats peu habituels. Chez Accompagnator, les éducateurs ne sont pas rattachés à la convention collective du médico-social comme leurs collègues en asso mais à… celle de l’hôtellerie et du voyage. La dernière offre d’emploi de l’établissement demande une expérience de deux ans dans le travail social, mais de manière optionnelle. La gestion peut rappeler celle d’un hôtel, où les clients perturbateurs se font virer. « Un jour, un jeune a haussé le ton sur l’hôtelier, et l’équipe de PromHotel a tout de suite demandé l’exclusion, alors que les éducateurs, eux, étaient contre », raconte Wassila. Elle se souvient :

    « Les jeunes trop compliqués faisaient l’objet d’un mail à l’ASE pour dire : “On les jette”. Il fallait leur expliquer qu’on ne pouvait pas balader les jeunes, les changer de lieu fréquemment. »

    Le business de PromHotel

    Avec un chiffre d’affaires de 32 millions d’euros en 2023 et un bénéfice de 687.000 euros, PromHotel est en pleine croissance. Derrière l’entreprise et Accompagnator se trouve le même propriétaire et dirigeant, Mondher Hasni, dont la galaxie s’étend également à plusieurs sociétés civiles immobilières. Trois d’entre elles détiennent justement des hôtels sociaux, les Mondhotels de Chelles, Tigery et Montrouge, qui affichent un chiffre d’affaires total de 2,4 millions d’euros.

    À LIRE AUSSI : Les enfants placés étrangers valent presque deux fois moins que les Français

    Le modèle économique de PromHotel repose sur son réseau d’hôtels partenaires. Une dépendance commerciale qui tend à primer sur le bien-être des enfants placés. « Le critère, ce n’est pas l’équipe éducative ou les jeunes, c’est le partenariat commercial avec l’hôtelier », constate Wassila. « Ils le vendent très bien mais il y a trop de trucs “touchy” ou illégaux. » Accompagnator ne dispose d’aucun site Internet et ne publie aucune information sur ses dispositifs d’accompagnement. Une opacité, très inhabituelle dans la protection de l’enfance, que partagent les autres acteurs issus du privé. Mais qui ne semblent pas déranger certains départements.

    « Comme système, ça crée de la maltraitance institutionnelle »

    Depuis 2008, le groupe d’intérim Domino RH intervient auprès de nombreux acteurs institutionnels pour prendre en charge, dans des hôtels et avec des intérimaires, des enfants placés qualifiés « d’incasables ». « Des mises à l’abri ponctuelles, mais qui parfois pouvaient durer des années », pour un tarif quotidien « de 1.000 à 1.200 euros », a précisé le directeur des opérations Manaf el Hebil face à la commission d’enquête parlementaire en décembre 2024.

    « Quand le département ne savait pas quoi faire d’un gamin, il faisait “Allô Domino” », résume Isabelle (1), une ancienne responsable au sein de Liberi. En 2020, le Calvados et la Mayenne demandent à Domino RH de monter des structures complètes, éphémères, pour accueillir plusieurs « cas complexes ». L’expérience s’avère très compliquée, mais le groupe transforme tout de même l’essai. Pour pouvoir répondre aux appels à projet, Domino RH crée une association en 2021 : Domino Assist’M ASE, qui changera de nom pour devenir Liberi en 2024. La structure opère pour cinq départements. « Il fallait toujours trouver quelqu’un à la dernière minute, c’était complètement volatile », s’exaspère Antoine (1), ancien cadre de la structure. « Comme système, ça crée de la maltraitance institutionnelle. » Les structures reposent sur des intérimaires, des « professionnels blacklistés dans d’autres assos » et des logiques peu courantes dans le social :

    « Ils ne voulaient pas plus de dix salariés fixes pour éviter qu’il y ait un comité d’entreprise : c’est la direction générale qui l’a dit cash. »

    Contention injustifiée, maltraitance physique, vols d’argent de poche par les éducateurs… Les problèmes s’enchaînent. « Sur les autres structures, il y a beaucoup moins de conneries », constate Antoine. L’ex-cadre dénonce également le rapport aux départements :

    « On fait de la merde. On ne fait que mentir. Quand t’as pas fait le taf, t’es obligatoirement dans le mensonge. »

    « J’ai eu l’impression que le danger, c’était nous »

    En prenant son poste, Isabelle (1) constate que « tous (ses) employés sont intérimaires de Domino ». Des profils qui « n’ont pas de formation, pas d’appétence » pour la protection des gamins :

    « Pour eux, c’était de la garde d’enfants. »

    En face, il y a des « cas complexes, des troubles psychiatriques, de la violence ++ ». Isabelle apprend qu’un viol d’un enfant sur un autre, porteur de handicap, a eu lieu. « À un moment j’ai eu l’impression que le danger, c’était nous », confie-t-elle face à l’absence d’encadrants professionnels.

    Le mélange des genres est également troublant. Dans la protection de l’enfance, 9% des postes sont vacants selon l’UNIOPSS, un réseau qui unit les associations des secteurs sanitaire, social et médico-social. Mais chez l’entreprise privée Liberi, 35% des 230 employés sont intérimaires et viennent « prioritairement » de la maison-mère Domino. Une logique commerciale fructueuse sur un budget financé par les départements, alors qu’aucun document public n’apporte de détails sur leurs activités. Lorsque Isabelle s’est interrogée sur les dirigeants de Liberi, elle n’a « trouvé aucun nom », un « conseil d’administration fantôme ». Aucune liste des dirigeants de l’association n’a été publiée. Liberi n’a pas de site Internet et n’a pas publié ses comptes. Son contact indiqué sur le site Data Asso est celui de son cabinet d’avocats.

    Des bénéfices, une condamnation et une enquête

    Entre 2023 et 2025, deux sociétés accueillant des enfants placés ont été épinglées par les autorités, IASS Motema et Dispositif A.I.R. La première opère en Eure-et-Loire, la seconde en Mayenne. Chacune n’avait pas obtenu l’agrément de la protection de l’enfance de leur département respectif. Pourtant, elles ont chacune accueilli des mineurs placés par d’autres départements. Eugénie Ngita, dirigeante d’IASS Motema aujourd’hui condamnée à un an de prison avec sursis, notamment pour « délaissements » et « mise en danger », avait lancé quatre sociétés du même type en 2017. L’une d’elle, APE Profil, affichait un bénéfice net de 277.000 euros pour sa première année, en accueillant des mineurs sans autorisation. Alertée, la préfecture avait alors mis neuf mois avant d’imposer la fermeture.

    À Laval, Dispositif A.I.R a généré un bénéfice de 480.000 euros en 2023. Après n’avoir trouvé aucun adulte présent lors d’une visite inopinée à l’automne 2024, une enquête a été ouverte par le parquet. Le lieu de vie concerné a fermé. Le directeur de l’entreprise admet « une faute » mais affirme qu’il n’y a « jamais eu aucun souci avec les jeunes ».

    « L’Aide sociale à l’enfance a validé mon projet », déclare-t-il à StreetPress. Il affirme que des délégués des ASE départementales venaient « tous les deux mois ». Selon lui, sa structure accueillait une quinzaine de jeunes « cas complexes » de Loire-Atlantique, Paris, des Hauts-de-Seine, de la Mayenne et de l’Ille-et-Vilaine. Il assure :

    « Les départements savaient que je n’avais pas d’agrément protection de l’enfance, mais ils disaient que ce n’était pas grave. Ils disaient : “Vous nous soulagez”. »

    Le responsable affirme avoir préféré monter une entreprise parce qu’il a « commencé tout seul » et qu’il « attendait d’obtenir l’agrément ». Selon lui, le bénéfice a pu être dégagé parce qu’il travaillait « avec quatre permanents très engagés, plutôt que 8, 10 ou 12, et ça fonctionnait bien ». Et pour le juteux bénéfice ? Il aurait dû « servir à acheter du bâti pour accueillir ». L’entreprise accueillerait aujourd’hui encore cinq enfants placés par l’ASE.

    (1) Le prénom a été modifié.

    Contactés, Libéri, PromHotel n’ont pas répondu. Pas plus que les départements du Val d’Oise et des Yvelines. Quant à IASS Motema, l’entreprise n’existe plus et sa directrice est introuvable.

    Illustration de Une de Joseph Colban.