« Attends, il y a vraiment des gens qui pensent que voter est interdit dans l’islam ? » Mona Sarr s’est frotté les yeux en lisant les messages sur le groupe Snapchat entre potes. Son mec se renseigne sur les modalités des procurations pour le premier tour des législatives du 30 juin prochain, quand ses amis âgés de 26 à 38 ans se mettent à le railler. « Ils se sont foutus de sa gueule en mode : “Mais gros, voter c’est pas dans le din” », raconte la rédactrice société et culture de 25 ans. Elle scrolle X (ex-Twitter) et découvre, stupéfaite, que l’idée est reprise :
« J’avais jamais entendu ça ! »
Il y a par exemple les prises de position du streamer Balti – banni de Twitch en 2022 pour ses propos sexistes. L’influenceur dénigre à plusieurs occasions les Français de confession musulmane qui mettent un bulletin dans l’urne. « Certains placent plus leur confiance en Rima Hassan et en Mélenchon qu’en Allah », écrit-il par exemple le 11 juin 2024 à ses 60.000 followers. Contacté, il n’a pas souhaité répondre à StreetPress. Sur l’application chinoise préférée de Jordan Bardella, le Tiktokeur SALAH DîN cumule, lui, 180.000 vues pour sa vidéo « Le vote fait sortir de l’islam ! ». Hadiths et sourates à l’appui, il explique que voter serait « haram », c’est-à-dire interdit et impur en islam.
Y a pas un imam qui peut faire une vidéo et expliquer que c’est pas haram de voter? Pcq moi ils vont m’insulter si je le fais, marre de combattre les miens la
— Mona (@monasarr_) June 10, 2024
Islam made in Arabie saoudite
« C’est un islam qui vient d’Arabie saoudite, avec lequel la majorité des savants musulmans ne sont pas d’accord et qui n’est pas du tout adapté à notre contexte », déroule Kalilou Sylla. Selon l’imam de la Grande mosquée de Strasbourg , cette interprétation des textes sacrés qui se propage sur la toile serait promue par les partisans du salafisme anciennement appelé wahhabite. Le religieux de 28 ans, l’un des plus jeunes de France, a pour habitude de recommander aux jeunes fidèles de se méfier de ce qu’ils trouvent sur internet. Et de toujours vérifier la source de ce qu’ils lisent : « C’est le même principe que pour les fake news. » Sur la question, l’imam est limpide :
« Vous pouvez tout à fait être rigoureusement engagé dans votre spiritualité et en même temps être rigoureusement engagé dans la société. Personne ne doit vous dire de choisir entre les deux. »
L’imam alsacien insiste même sur l’importance de s’engager « pour l’égalité », « d’éloigner le mal » et de ne « jamais se résigner » – il en a même fait son sujet de prêche la veille des élections.
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Lina Beji est tombée par hasard sur le TikTok de SALAH DîN. Poussée par sa curiosité et l’algorithme, l’étudiante en master à Sciences Po Lyon (69) a fini emportée dans une bulle numérique où les appels à boycotter le scrutin européen pullulaient :
« Pour ces musulmans rigoristes, voter serait faire passer la législation au-dessus des lois d’Allah. »
Cette année, la Franco-tunisienne a rejoint le collectif de bénévoles Khlass les clichés, composé de femmes musulmanes qui utilisent Instagram pour déconstruire les idées reçues sur leur religion.
Celle qui a grandi en Tunisie avant de venir faire ses études supérieures en France a été « profondément choquée » et s’inquiète pour les plus jeunes internautes, parfois « mal informés ». « Ayant vécu dans un pays qui s’est battu pour la démocratie et qui est toujours en crise, ça me paraît tellement surréaliste ! », s’insurge la jeune femme :
« Ils instrumentalisent la religion pour porter préjudice aux musulmans en laissant les racistes décider pour nous. »
En mars dernier, elle a publié un carrousel sur la « haram police ». « Ce sont des gens sur les réseaux sociaux qui ont une vision de la religion souvent misogyne, à charge contre les femmes musulmanes et qui nous poussent à nous juger les uns les autres. » Un « islam 2.0. » qui se diffuserait d’autant plus facilement, selon elle, que beaucoup de Français musulmans ne sont pas arabophones et ont besoin d’intermédiaires pour lire le Coran.
Une justification religieuse de la flemme de voter ?
« Ce sont des discussions qui ont lieu quasiment à chaque élection », tempère le sociologue Julien Talpin, co-auteur de « La France tu l’aimes mais tu la quittes » (Seuil, 2024). L’idée d’un interdit religieux de l’acte citoyen circulerait d’abord sur les réseaux sociaux, avant d’atterrir dans des conversations informelles entre fidèles. Pour le spécialiste du rapport des musulmans au politique, l’idée reste très minoritaire :
« Même les salafistes ne sont pas unanimes. »
Ces discours s’inscriraient dans un rapport plus large de rejet de la politique d’une partie des habitants des quartiers populaires, qui ne se sentent pas représentés et subissent des discriminations. Le slogan « voter, c’est haram » viendrait donner une rationalité religieuse à des comportements de défiance électorale :
« Cela fonctionne sur des citoyens qui, de toute façon, n’auraient pas voté. »
Le chercheur au CNRS – qui a principalement travaillé avec la communauté musulmane de Roubaix – a pourtant perçu une évolution depuis la nouvelle stratégie de la France insoumise (LFI) initiée lors de la présidentielle de 2022, quand le candidat Jean-Luc Mélenchon a revendiqué le terme « islamophobie ». Le parti continue aujourd’hui avec le soutien affiché pour la cause palestinienne, chère aux musulmans. À Roubaix, à l’image d’autres villes à forte concentration de population immigrée, l’abstention est passée de 69% à 64% entre les Européennes de 2019 et celles de 2024.
« En excluant volontairement des communautés de sa société, l’Etat a une responsabilité dans la diffusion de ces discours », tranche la journaliste Mona Sarr. Elle se désole en pensant à son grand-père algérien, ancien imam de Villepinte (93) :
« Il aurait aimé avoir le droit de vote, le pauvre ! »
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