« Tous les militants connaissent Salah, de Paris à Marseille », appuie au téléphone Pierre-Didier Tchétché-Apea, militant de longue date au sein du Mouvement immigration et banlieues (MIB) et fin connaisseur de l’histoire des luttes dans les quartiers populaires. « C’était vraiment la cheville ouvrière sur les questions carcérales », se remémore-t-il. Du haut de ses 76 ans, Salah Zaouiya écume depuis 28 ans la France pour lutter contre les violences en prison et porter le prénom de son fils, Jawad. Le 23 juillet 1996, son fils d’à peine 20 ans perd la vie à la maison d’arrêt de Bois d’Arcy (78), dans l’incendie de sa cellule. « Quand nous avons appris le décès de mon frère, on nous a tout de suite mis en relation avec lui pour nous venir en aide », explique Djenaba Sangaré, sœur d’Alassane Sangaré, décédé en 2022 à la prison de Fleury-Mérogis. « On peut parler de tout avec lui : de ses doutes par rapport au combat, mais aussi dans nos vies personnelles. » Elle conclut :
« Avec Salah, on a dépassé le stade du combat. On est sur de l’humain. »
À chaque manifestation, à chaque recueillement, la large carrure du vieil homme est présente. Bienveillant et discret, Salah s’efforce d’apporter son soutien à chacun, quitte à s’oublier parfois. « Il peut renoncer à son ego s’il est convaincu que cela peut servir l’intérêt général », fait remarquer son ami du MIB, originaire de Vaulx-en-Velin (69), Pierre-Didier. « Je suis le papa de tout le monde, sauf des crapules », nuance avec un sourire aux lèvres l’intéressé, stature de boxeur, mais traits de gros nounours. Avec Salah, le contact est facile. Il a tout de suite été persuadé du bien-fondé de ce portrait. « Il faut le faire. Il faut transmettre », assure-t-il d’une voix douce mais décidée sur la dalle ensoleillée du Val-Fourrée, à Mantes-la-Jolie (78). L’homme y a passé une grande partie de sa vie. « À la mort de Jawad, je me suis juré qu’il serait le dernier à être envoyé à la mort. »
Un serment pour Jawad
Au quotidien, Salah se veut très présent, notent la plupart des militants interrogés. « Lors d’un repas solidaire, il a parlé de Jawad devant 200 personnes », évoque Djenaba, encore émue :
« Malgré les années, il a été pris par l’émotion. Son combat est authentique. »
« Il avait 20 ans », rappelle Salah, inlassablement. En juillet 1996, Jawad est placé en détention provisoire au moment des révoltes déclenchées par la mort de Sada Ba, un jeune du Val-Fourré mort noyé à l’issue d’une course-poursuite avec la police. Avant même son jugement, Jawad est retrouvé asphyxié avec son camarade de cellule, Hassan, qui avait mis le feu à son matelas. Un troisième codétenu, resté près de la fenêtre, a été hospitalisé pour des brûlures. La justice conclut un non-lieu, estimant qu’aucune faute n’a été commise par les fonctionnaires de la prison. Impossible pour Salah, qui décide :
« On va leur rentrer dedans intelligemment. »
Le père de famille crée coup sur coup l’association Mémoire pour Jawad puis, en 1999, l’Aflidd (Association des familles en lutte contre l’insécurité et les décès en détention) pour mettre les familles de prisonniers en relation.
Pendant 12 longues années, Salah s’acharne pour obtenir justice. « L’administration [pénitentiaire] a fait courir à Jawad Zaouiya un risque spécial qui l’a privé d’une chance de survie », confirment la Cour administrative d’appel de Versaille et le Conseil d’État en 2006 et 2008. Les deux Cours pointent les défauts des matelas et les problèmes organisationnels au sein de la prison qui ont fait perdre du temps aux premiers secours. Une exception dans ce genre d’affaires de violences institutionnelles, qui fait office d’exemple pour les nouvelles générations. L’État est condamné à verser à la famille 15.000 euros de dommages et intérêts.
Une personnalité à Mantes-la-Jolie
Salah Zaouiya raconte souvent qu’il a découvert l’engagement politique à la mort de son fils. Pourtant plus jeune, il a bien eu cette fois où il a chassé un skinhead du centre-ville de Mantes-la-Jolie. À l’époque, dans cette ville des Yvelines, un rond-point trace une frontière imaginaire entre les habitants du quartier populaire du Val-Fourré et les autres. Pas pour Salah, qui s’y sent chez lui dès son arrivée (1). Dans un bar, un client scande des insultes racistes :
« On l’appelait le Rouquin. Et pour son malheur, il ne courait pas très vite… Je ne l’ai plus jamais vu depuis. »
Dans l’enfance, le militant de la famille, c’est plutôt son frère, combattant pour l’indépendance du Maroc. Les nuits sont émaillées par le bruit des sirènes de pompiers qui tentent de maîtriser les feux déclenchés par les indépendantistes, ou par une descente de police. Il débarque en France à la vingtaine. « Je me suis barré et j’ai bien fait », résume-t-il en déambulant dans les allées du Val-Fourré qu’il connaît comme sa poche.
De toutes les luttes
Au quartier, Salah est connu pour sortir les soirs de 14 juillet – calmant les esprits et les départs de feux. Un rôle bénévole de médiateur qui ne passe pas inaperçu, mais qu’il explique simplement :
« Mon rôle c’est de ramener la paix. »
Pour Pierre-Didier Tchétché-Apea, « Salah est une personne ressource qui a la capacité à faire le lien, à rendre les gens raisonnables, à arrondir les angles ».
Ami de longue date, Pierre-Didier a croisé la route de Salah dès 1997, au détour d’une réunion publique du MIB. Le Mantois commence alors une aventure militante qui le mène dans toute la France. D’abord sur le thème des violences pénitentiaires et des conditions de détention, puis contre la double peine des personnes en situation irrégulière expulsées sans autre forme de procès. « Salah est une référence en matière de lutte », résume Djenaba Sangaré.
Articulation des luttes en cours, il n’est pas rare d’apercevoir Salah aux côtés de figures contre les violences policières comme Amal Bentounsi ou encore Gaye Camara, ou aux rassemblements contre les massacres de civils à Gaza. Ce week-end, il participait à la marche contre le fascisme et pour commémorer les 11 ans de la mort de Clément Méric – ce militant tué par l’extrême droite en pleine rue à Paris. Le lendemain même de l’enterrement de son autre fils, Younès. « Impossible de s’arrêter », s’époumone Salah Zaouiya :
« Dans ma biographie sur Facebook, j’ai écrit que j’étais un retraité très actif. »
(1) Édit le 7 juin 2024 : Contrairement à ce qu’il était indiqué, Salah Zaouiya n’est pas arrivé en 1948.
Illustration de Une de Nnoman Cadoret.
Cet article est en accès libre, pour toutes et tous.
Mais sans les dons de ses lecteurs, StreetPress devra s’arrêter.
Je fais un don à partir de 1€ 💪Si vous voulez que StreetPress soit encore là l’an prochain, nous avons besoin de votre soutien.
Nous avons, en presque 15 ans, démontré notre utilité. StreetPress se bat pour construire un monde un peu plus juste. Nos articles ont de l’impact. Vous êtes des centaines de milliers à suivre chaque mois notre travail et à partager nos valeurs.
Aujourd’hui nous avons vraiment besoin de vous. Si vous n’êtes pas 6.000 à nous faire un don mensuel ou annuel, nous ne pourrons pas continuer.
Chaque don à partir de 1€ donne droit à une réduction fiscale de 66%. Vous pouvez stopper votre don à tout moment.
Je donne
NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER