En ce moment

    05/03/2024

    Le parquet de Châteauroux a ouvert une enquête

    Racisme et violences sexuelles chez Emmaüs : « Le directeur me traitait d’esclave, et m’humiliait en me nourrissant de banane à la bouche »

    Par Jérémie Rochas

    Des anciens compagnons d’Emmaüs Déols dans l’Indre ont dénoncé auprès de la justice le racisme et les violences sexuelles dont ils auraient été victimes au sein de la communauté. Le responsable mis en cause est maintenu à son poste.

    Déols (36) – La longue allée de l’Abbé Pierre mène tout droit vers la Tristerie, un vaste domaine perdu en rase campagne sur lequel est installée la communauté Emmaüs locale. Des noms évocateurs que Denis (1) ne risque pas d’oublier. « Ils m’ont tué là-bas », répète-t-il à voix basse. Près de quatre ans après son départ, il est encore traumatisé par les « atrocités » dont il dit avoir été victime.

    Le Camerounais de 36 ans a déjà connu bien d’autres épreuves. En 2015, il a été contraint de fuir son pays d’origine avec son épouse Owana (1), à la suite d’une attaque meurtrière de Boko Haram. Après avoir traversé la Méditerranée en zodiac, le couple demande l’asile à la France et débarque à Châteauroux où il s’installe avec leur nouveau-né. Mais en 2017, le statut de réfugié leur est refusé. Denis cherche alors à rejoindre la communauté dans laquelle il espère pouvoir être hébergé avec sa famille. Alex G., le directeur, aurait accepté de les accueillir mais sous certaines conditions :

    « J’ai d’abord travaillé pendant plus d’un an comme bénévole à temps plein pour prouver ma motivation puis Alex a accepté de m’héberger avec ma femme et mon fils. »

    Très vite, Denis et Owana se sentent pris au piège. Le responsable aurait recruté tout au long de sa carrière une majorité de compagnons géorgiens, sa nationalité d’origine, qui le soutient. Les compagnons noirs seraient quant à eux exploités et humiliés quotidiennement. Neuf personnes témoignent à StreetPress de ce climat discriminatoire. « C’est un régime de peur », résume même Mathilde (1) une ancienne présidente de Emmaüs Indre. Elle insiste :

    « Racisme et aryanisme slave font bon ménage à Emmaüs Déols. »

    Dès leur arrivée dans la communauté, Denis et Owana disent avoir subi « des discriminations, des insultes racistes, des violences psychiques et sexuelles ». Ils prennent la décision de fuir en juin 2020 avant de porter plainte auprès du procureur de la République contre Alex G.. La famille a depuis quitté la région et tente de se reconstruire :

    « Si nous ne nous sommes pas barrés plus tôt, c’est seulement par ce que nous n’avions nulle part où aller. »

    « Traités de singes, de macaques, de sous-hommes »

    « Les Africains du Nord ou subsahariens et des Colombiens noirs de peau sont régulièrement traités de singes, de macaques, de sous-hommes par les fidèles du responsable » (2), témoigne Mathilde, qui a été présidente d’Emmaüs Indre pendant deux ans et est indignée par la situation locale et la posture autoritaire d’Alex G. Des propos confirmés par Denis dans son dépôt de plainte :

    « Alex G. me traitait d’esclave, et m’humiliait en me nourrissant de banane à la bouche. Il disait qu’on n’avait pas de valeur et qu’il était intouchable car il était blanc et qu’il a la nationalité française. »

    Owana, sa compagne, décrit les mêmes humiliations dans son récit transmis au procureur :

    « Alex nous insultait énormément de macaques, de singes, qu’on était des profiteurs en France. Il nous provoquait énormément, il appelait mon fils “machin”, ils nous appelaient “africains” et “esclaves”. »

    Une autre compagne a confirmé à StreetPress avoir entendu le directeur tenir ce genre de propos. Le racisme ne s’arrêterait pas là. Les compagnons noirs seraient affectés aux tâches les plus ingrates. En plus des 40 heures de travail hebdomadaire de réception et gestion des dons, le compagnon aurait été forcé de s’occuper des corvées de la communauté. Pendant le confinement, il aurait travaillé jusqu’à 12 heures par jour :

    « Je m’occupais aussi des vidanges des déchets fécaux. (..) C’est normalement le travail d’une société spécialisée mais c’était les Africains et les Arabes qui s’occupaient de ces travaux dégradants. »

    Six autres compagnons originaires du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne confirment avoir été victimes de discriminations ou de racisme du fait de leur origine. « La direction n’accompagnait à la régularisation que des compagnons géorgiens. Ils avaient toujours les postes de travail les moins pénibles », ajoute Gilles (1), compagnon congolais brutalement expulsé de la communauté en avril 2019. L’exilé aujourd’hui régularisé assure :

    « Alex m’a mis dehors en m’accusant de voler des marchandises, juste avant que j’atteigne mes trois ans dans la communauté et que je puisse me régulariser. J’étais un élément gênant car je savais m’exprimer et j’avais été témoin de ses agissements. »

    Des compagnons favorisés

    Un membre de l’association toujours en poste confirme cette discrimination à la régularisation. Les compagnons géorgiens seraient privilégiés lors du recrutement et leurs dossiers déposés en priorité en préfecture. Selon lui, des travailleurs d’autres nationalités auraient même été empêchés d’accéder à leurs droits pendant plusieurs mois, malgré leurs trois années dans la communauté :

    « Alex G. a bloqué huit dossiers de demandes de régularisation en ne donnant pas les rapports des compagnons demandés par la préfecture. Il veut garder les compagnons car c’est de la main d’œuvre facile. »

    Selon Mathilde, l’ancienne présidente d’Emmaüs Indre, les compagnons géorgiens bénéficieraient de nombreux autres privilèges. « Alors que le conseil d’administration de l’association Emmaüs Indre avait voté une allocation mensuelle pour permettre à tous les compagnons d’acheter des produits d’hygiène, j’ai découvert qu’Alex G. avait choisi de ne proposer ce remboursement qu’à ses fidèles, à l’exclusion des personnes de couleur », assure-t-elle. Des compagnons racisés se seraient même vu refuser l’accès à des formations, sans explication, tandis que « les ressortissants d’Europe de l’Est en bénéficient régulièrement », ajoute l’ancienne administratrice, qui est sur le papier la cheffe d’Alex G. Ça n’aurait pas empêché cette dernière, après avoir soutenu les victimes du directeur, de recevoir des menaces verbales et des intimidations du responsable, avant qu’elle ne quitte l’association. Début 2023, plusieurs dizaines d’adhérents qui dénonçaient les dysfonctionnements de l’association auraient vu leurs demandes d’adhésion refusées.

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/emmaus-indre_3.jpg

    Un membre de l'association indique qu'Alex G. privilégierait les compagnons géorgiens pour les régularisations. Selon lui, des travailleurs d’autres nationalités auraient même été empêchés d’accéder à leurs droits pendant plusieurs mois. / Crédits : Caroline Varon

    Attouchements sexuels

    Affectée à la cuisine et au ménage, Owana – la femme de Denis – assure avoir travaillé entre 40 et 60 heures par semaine jusqu’à son départ de la communauté. « J’étais obligé de laisser mon fils en bas âge seul dans le logement pendant la journée », relate-t-elle. Le directeur lui aurait imposé de nettoyer régulièrement son bureau en sa présence : « Il en profitait pour me tripoter les fesses et les seins (…) Il m’appelait “la petite pute” ». La mère de famille dit avoir repoussé à plusieurs reprises les avances agressives de Alex G. Il aurait pris la décision de la séparer de son mari, envoyé dans une autre communauté en mai 2020.

    Assia (1), une compagne marocaine de 38 ans, évoque aussi « des avances » qu’elle aurait reçues de la part du responsable, Alex G. « Il m’a demandé deux fois si je voulais faire l’amour avec lui. Son comportement a changé quand j’ai refusé, il est devenu méchant », affirme-t-elle. Alex G. lui aurait, affirme-t-elle, imposé de faire le ménage tout au long de ses quatre années de présence dans la communauté, malgré ses demandes de changement de poste.

    Nour (1), une autre compagne algérienne aurait quant à elle décidé de plier bagage en septembre dernier, épuisée par les maltraitances qu’elle dit avoir subies depuis 2021 dans la communauté. Quelques jours après son départ, elle déposait une main courante contre « un adjoint » du directeur qu’elle accuse de l’avoir harcelée sexuellement (2). « Il m’a proposé de l’argent et de me mettre à un poste de travail plus facile. Il a même osé taper à la porte de ma chambre le soir. Comme j’ai refusé ses avances, il m’a fait vivre un enfer », assure-t-elle. Malgré sa grossesse, elle aurait été obligée d’effectuer des corvées sous menace d’être expulsée ou sanctionnée. « Un jour, j’ai refusé de faire la vaisselle dans la cuisine alors des responsables m’ont envoyé dehors pour laver les casseroles, en plein hiver. (…) Alex m’a vu faire ça et il riait », raconte-t-elle, appuyée par une témoin. La punition aurait duré plusieurs semaines, jusqu’à ce que la compagne soit hospitalisée.

    Le « double jeu » d’Emmaüs France

    Depuis 2019, plusieurs courriers ont été envoyés aux services de la préfecture de l’Indre, dénonçant les agissements du responsable. Owana et Denis auraient tenté à deux reprises de porter plainte contre l’association au commissariat de police de Châteauroux, sans succès. « Un des policiers m’a dit que j’étais sans-papiers et que je ne pouvais pas porter plainte », souffle le compagnon. Plus d’un an après leur sortie de la communauté, le parquet de Châteauroux accepte finalement de recevoir leurs plaintes et diligente une enquête, toujours en cours. Alex G., comme l’ensemble des mis en cause, est présumé innocent.

    Dès 2017, des adhérents de l’association ont envoyé des courriers à Emmaüs France pour signaler de graves dysfonctionnements au sein de la communauté de Déols en lien avec le comportement du responsable. Contactée, la fédération dit avoir diligenté une enquête interne en 2018 mais assure :

    « Aucun témoignage n’a confirmé les faits évoqués dans les signalements. »

    En novembre 2022, plusieurs adhérents de l’association locale auraient été également reçus au siège de Emmaüs France par le délégué général de la branche communautaire pour échanger sur les problématiques liées au responsable. « Il nous a dit qu’il savait que les compagnons de Déols n’étaient pas heureux. Ils se sont déplacés un mois plus tard dans la communauté, pour conclure que tout allait bien. Ils jouent un double jeu », estime une ancienne responsable de Emmaüs Indre. Elle regrette que l’association employeur ACE (Association des communautés Emmaüs), qui fait partie de la fédération, ait décidé de maintenir en poste Alex G. malgré les signalements. La fédération promet :

    « Ces rencontres successives ont abouti à la décision de lancer un audit à la Communauté, qui débutera dans les tous prochains jours. »

    Ni Alex G., ni ses « adjoints », ni Emmaüs Déols n’ont répondu à nos sollicitations.
    (1) Les prénoms ont été changés.
    (2) Contactés, ces derniers n’ont pas répondu à nos sollicitations.
    Enquête de Jérémie Rochas, illustration de Une de Caroline Varon.

    Les révélations de StreetPress sur les communautés Emmaüs

    Relisez nos articles :

    - Dans le Nord, une communauté Emmaüs accusée de traite d’êtres humains et de travail dissimulé
    - Nouvelles accusations d’esclavage moderne dans deux nouveaux centres Emmaüs
    - Depuis leur grève inédite, la répression s’abat sur les compagnons d’Emmaüs
    - Emmaüs Tarn-et-Garonne accusé d’avoir exploité des enfants
    - Le responsable de la communauté Emmaüs d’Ivry-sur-Seine accusé d’agression sexuelle
    - Pierre Duponchel, le sulfureux patron du « charity business » dans le Nord
    - Traite d’êtres humains chez Emmaüs ? Les révélations qui secouent l’association
    -“Emmaüs : mises en examen et condamnations après les révélations de StreetPress”:https://www.streetpress.com/sujet/1720607234-emmaus-mises-examen-dirigeants-condamnations-travail-dissimule-remuneration-revelations-streetpress

    %

    Pour continuer le combat contre l’extrême droite, on a besoin de vous

    Face au péril, nous nous sommes levés. Entre le soir de la dissolution et le second tour des législatives, StreetPress a publié plus de 60 enquêtes. Nos révélations ont été reprises par la quasi-totalité des médias français et notre travail cité dans plusieurs grands journaux étrangers. Nous avons aussi été à l’initiative des deux grands rassemblements contre l’extrême droite, réunissant plus de 90.000 personnes sur la place de la République.

    StreetPress, parce qu'il est rigoureux dans son travail et sur de ses valeurs, est un média utile. D’autres batailles nous attendent. Car le 7 juillet n’a pas été une victoire, simplement un sursis. Marine Le Pen et ses 142 députés préparent déjà le coup d’après. Nous aussi nous devons construire l’avenir.

    Nous avons besoin de renforcer StreetPress et garantir son indépendance. Faites aujourd’hui un don mensuel, même modeste. Grâce à ces dons récurrents, nous pouvons nous projeter. C’est la condition pour avoir un impact démultiplié dans les mois à venir.

    Ni l’adversité, ni les menaces ne nous feront reculer. Nous avons besoin de votre soutien pour avancer, anticiper, et nous préparer aux batailles à venir.

    Je fais un don mensuel à StreetPress  
    mode payements

    NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
    ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER