« Tata Violette ». J’étais haut comme trois pommes. Sa petite photographie encadrée, un profil discret, était déjà à sa place à l’entrée de la maison familiale. Celle qu’on appelait « Tata Violette » était la lueur d’espoir quand tout s’éteint. Toute la famille de mes grands-parents a été engloutie dans les camps nazis. Les parents de ma mère, seuls survivants, doivent leur vie au courage de Tata Violette. Cette amie chrétienne les a cachés, à ses risques et périls, dans un petit appartement qu’elle avait à Paris pendant toute une partie de la guerre.
Celle qu’on appelait « Tata Violette » était la lueur d’espoir quand tout s’éteint. Toute la famille de mes grands-parents a été engloutie dans les camps nazis. Les parents de ma mère, seuls survivants, doivent leur vie au courage de Tata Violette. / Crédits : DR
La vérité c’est que la guerre, les persécutions, on n’en parlait plus dans la famille. Jusqu’à ce que ma mère s’y intéresse. La quête de son histoire, pour elle, a vite ressemblé à un jeu de piste. Avec des indices, comme ce rouleau à pâtisserie en bois tout noirci. « Ta grand-mère l’a gardé toute sa vie. Ils avaient froid dans l’appartement que leur prêtait Tata Violette. Ton grand-père avait jeté le rouleau à pâtisserie dans la cheminée, mais elle l’avait ressorti du feu. Ça n’était pas possible de s’en séparer ». Sa judéité, ma mère ne la découvrira que « par hasard » quand des copines de colo lui demanderont si elle va à l’église. Elle interroge ses parents. Réponse de ma grand-mère : « Nous, on ne va pas à l’église. – Pourquoi ? – Parce qu’on est juifs ». Point à la ligne. Le sujet ne sera pas évoqué à nouveau pendant des années. Autant d’années pendant lesquelles ma mère a assisté sans comprendre au rituel de mon grand-père, qui, une journée dans l’année, restait à la maison au lieu d’aller bosser dans sa boutique de pièces détachées pour radios et télés, avant de se précipiter le soir venu dans la cuisine pour faire couler un café et manger… Kippour en VF, sans sous-titres ni prières, version années 1960.
Si la famille de mon grand-père a été déportée depuis la France, la famille de ma grand-mère est restée en Hongrie. Une famille détruite. Il y a eu une survivante, Zsugi, qui vivait toujours à Budapest au début des années 2000. Quand je venais lui rendre visite, elle gâtait son petit-cousin autant qu’elle le pouvait. Mais dès que j’abordais avec précaution le sujet du judaïsme, elle et son fils me renvoyaient dans les cordes. Ils ne voyaient pas ce dont je leur parlais. Le soviétisme avait eu raison de notre identité.
Sur la photo, j’ai la bouille souriante d’un enfant de deux ans. Premier engagement militant. Je tiens un ballon blanc, avec écrit en bleu : « Liberté pour les juifs d’URSS ». C’est ma première manif, sur les épaules de mes parents. Quelques années avant ma naissance, ils avaient voyagé à Leningrad, Vilnius, Riga ou Tallinn, pour aider des familles juives. Pour éviter les contrôles des valises, mon paternel s’était fabriqué un manteau avec des dizaines de poches cachées dans la doublure. Il y avait glissé des livres pour apprendre l’hébreu ou le judaïsme que le pouvoir ne voulait pas voir rentrer dans le pays. Le calcul soviétique était simple : plus d’éducation juive, plus de juifs.
« Chasseurs de nazis »
Ma mère rejoint aussi le groupe de militants autour de Serge et Beate Klarsfeld. Vous vous souvenez, les célèbres « chasseurs de nazis » des années 1970 ? Si vous ne vous souvenez pas, c’est aussi parce que la période a bien changé. Dans les années 1960 et 1970 en France, la Shoah n’est pas enseignée. Le rôle actif de la police française dans la déportation des juifs est tabou. La France élit en 1981 un président qui a été décoré de la francisque de Vichy. En Allemagne, c’est pareil, des anciens dignitaires nazis vivent leur belle vie. Ainsi Kurt Kiesinger, élu chancelier de l’Allemagne de l’Ouest en 1966, est l’ancien directeur adjoint de la propagande radiophonique du IIIe Reich pour l’étranger. Le 7 novembre 1968, la militante Beate Klarsfeld monte à la tribune du congrès du principal parti de droite, et gifle Kiesinger au cri de : « Kiesinger nazi, démissionne ». La photo de la gifle, qui fait à l’époque la Une d’un journal allemand, figure dans un cadre, au-dessus du bureau de ma mère.
La photo de la gifle, qui fait à l’époque la Une d’un journal allemand, figure dans un cadre, au-dessus du bureau de ma mère. / Crédits : DR
Beate Klarsfeld mène avec son mari des enquêtes minutieuses et finit par débusquer d’anciens SS comme Kurt Lichka, ancien chef de la police allemande à Paris et responsable des persécutions antijuives en France sous l’occupation. Il coule des jours paisibles à Cologne, en Allemagne. Elle parvient aussi à identifier en Bolivie, où il était caché sous une fausse identité, Klaus Barbie, « le boucher de Lyon », connu pour avoir fait torturer et exécuter Jean Moulin et de nombreux résistants. Les époux Klarsfeld échappent à plusieurs attentats à la bombe. Les anciens nazis auraient préféré continuer à couler des jours paisibles.
J’ai 14 piges quand démarre le procès de Maurice Papon, à Bordeaux. Ma mère s’y rend chaque semaine avec son association et parfois je sèche le collège pour l’accompagner. Papon, c’est une belle carrière en vérité : ministre du budget sous Giscard, député sans discontinuer sous De Gaulle, Pompidou et Giscard. Accessoirement secrétaire général de la préfecture de Gironde en 1942, organisateur des rafles et de la déportation des juifs bordelais. Accessoirement préfet de Paris le 17 octobre 1961, quand la police française tue en les jetant dans la Seine entre 100 et 200 manifestants algériens.
J’avais 14 ans, je n’ai pas tout compris de ce procès pour complicité de crimes contre l’humanité, mais j’ai retenu le : « Je ne faisais qu’obéir aux ordres » de l’ancien fonctionnaire. Je me souviens de son avocat, Jean-Marc Varaut, un ancien militant d’extrême droite, monarchiste, engagé notamment à l’Action française. Je me souviens de la longue nuit d’attente du verdict avec les familles. Je me souviens de l’avocat de l’association, Arno Klarsfeld, le fils de Beate, qui quelques années plus tôt s’était incrusté à la tribune d’un grand meeting du Front national, habillé avec un t-shirt « Le Pen = Nazi ». Le service d’ordre du Front l’avait lourdement cogné.
« Y a des juifs, y a des juifs là-bas »
J’ai exactement 19 ans quand je commence à bosser comme journaliste. Je fais des flashs info dans une radio juive parisienne tenue par un couple attachant de rescapés du ghetto de Varsovie. C’est mon job étudiant. Je commence aussi à vendre des articles à des journaux. Je comprends que c’est un métier difficile, que rien n’est simple, et qu’il va falloir s’accrocher.
À 20 ans, les embrouilles commencent : 2003, manifestation pour la paix et contre la guerre en Irak, deux jeunes adultes d’un mouvement de jeunesse juif de gauche que j’ai fréquenté se font identifier comme juifs et lyncher par une quarantaine de manifestants, certains équipés de manches en bois, aux cris de : « Y’a des juifs, y’a des juifs là-bas ». Parmi le petit commando, des islamistes, des militants pro-palestiniens radicaux et même des activistes d’extrême droite. L’un grimpe sur un poteau : « Nous les musulmans, nous les Arabes, nous pouvons nous promener la tête haute […], la roue tourne ». La caméra d’une agence de presse indépendante a filmé l’agression. Prévenu, j’arrive juste après et j’envoie l’article à la rédac chef. On craint qu’un des jeunes perde son œil. L’autre a le crâne en sang.
Je deviens journaliste indépendant. C’est-à-dire que j’écris pour différents médias, principalement sur le sujet des mouvements radicaux. Je comprends vite que pour l’antisémitisme, personne n’est vacciné. Je me retrouve à écrire sur Dieudonné, mon humoriste préféré – pas de bol. Je suis par exemple en train de faire un reportage sur lui, quand il fait monter sur scène et applaudir sous mes yeux le négationniste Robert Faurisson. Tout le spectre politique réserve des surprises en matière d’antisémitisme. À droite, une vieille tradition antisémite est bien présente, avec une poignée de députés à l’époque fans de Saddam Hussein, qui trépignaient à l’espoir que l’Irak lance ses missiles sur Tel Aviv.
Et à gauche, dans ma famille politique ? Je gratte plusieurs enquêtes sur Thierry Meyssan, le vulgarisateur des théories conspirationnistes du 11 septembre 2001. Meyssan était issu des rangs de la gauche anticléricale où il avait une grosse crédibilité. Il finira dans les limbes de l’extrême droite.
Et chez mes potes écolos ? C’est l’époque où une co-fondatrice des Verts édite et vend dans les manifs un petit livret antisémite qu’elle a édité, avec des camarades issus des mouvances islamistes et négationnistes. Pendant un reportage, intrigué, je lâche deux euros pour acheter son fascicule. Cela s’appelle le « Manifeste judéo-nazi d’Ariel Sharon ». Sur 64 pages, on y découvre une resucée du complot juif mondial, à la sauce des années 2000. Malgré son pédigrée, son parti mettra plusieurs années avant de l’exclure !
La leçon que j’ai tirée : le racisme, l’antisémitisme, le sexisme sont assez équitablement répartis dans la population française, quels que soient les courants politiques, les niveaux sociaux, les affinités religieuses. Mais le seul courant politique qui s’est construit sur la base d’un socle théorique fondé sur l’antisémitisme, la haine de l’immigré et le sexisme, c’est l’extrême droite.
L’extrême droite peut chasser plusieurs lièvres à la fois
Et l’extrême droite a ses proies. Elle peut chasser plusieurs lièvres à la fois. Tiens, les juifs et les Arabes, par exemple. Car qui veut draguer les « jeunes de banlieue » pour les associer aux « Français de souche » dans une vision « judéo-critique » de lutte contre « le Système » ? Alain Soral, qui à l’époque, avec ses millions de vidéos vues, rêve d’une carrière politique au Front national.
Dans le même temps, une autre partie de l’extrême droite se lance à la conquête de la communauté juive. Nouvelle claque pour moi. De semaine en semaine, je constate que des conférenciers peuvent le matin intervenir sur une radio d’extrême droite, et le soir s’incruster dans une table ronde dans une synagogue. Ils sont « spécialistes » de géopolitique ou nationalistes pur jus, mais à chaque fois, c’est le même argument qui revient pour convaincre les juifs que l’extrême droite française n’est plus un danger : « L’ennemi principal » est devenu « l’islamisme » et il faut s’allier contre ce péril qui menacerait en Israël comme dans les banlieues françaises.
Ce sujet sera le point de départ d’un livre d’enquête, OPA sur les Juifs de France, écrit avec une consoeur qui participera ensuite à la fondation de StreetPress – et édité chez Grasset grâce à l’historien Patrick Weil, lui aussi co-fondateur et soutien sans failles de StreetPress. À la sortie du bouquin, ce sera encore pas mal d’embrouilles. On décide par exemple de contre-attaquer en portant plainte contre un de ces intellectuels facho qui avait écrit que j’étais un « digne disciple de Goebbels » (venant d’un facho, ça ne s’inventait pas ! ). On se prend des coups, car le livre ne fait pas plaisir à beaucoup de monde, mais on a le sentiment d’avoir fait le taf.
L’extrême droite version 2023 continue, malgré les apparences, à détester autant les juifs que les musulmans. Il suffit pour s’en convaincre de lire les dernières enquêtes de StreetPress. Par exemple, quand notre co-rédacteur en chef Mathieu Molard révèle que des soutiens de Zemmour s’entraînent au tir sur des caricatures de juifs ET de musulmans. Où quand StreetPress explique comment Vincent Bolloré (connu pour ses chaînes comme Cnews, multicondamnée pour des propos anti-musulmans) a, en connaissance de cause, édité de nombreuses années de suite un texte antisémite.
Ni Marine, ni Bardella
Marine 2027, le risque est élevé. Je me suis juré avec la rédaction de StreetPress de ne pas lâcher d’une semelle le RN et les groupuscules qui colleront des affiches pour eux pendant la campagne.
Marine 2027, pour beaucoup d’amis, ce n’est hélas, plus un sujet d’inquiétude. Il y aurait d’autres combats, plus importants à mener. Peut-être avez-vous raison mes amis. Qui serais-je pour donner des leçons, vous dire quoi penser ? Je pense juste que pour essayer d’éviter que la France ne bascule dans l’escarcelle d’un parti fondé par d’anciens SS, rien n’est de trop. Et j’y crois. Je les vois les lueurs d’espoir qui font la France et qui vont nous aider à éviter ça. Merci Tata Violette pour l’optimisme sans failles que tu incarnes et qui va continuer à me guider.
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