« Le Pen casse-toi. Les Juifs ne veulent pas de toi ! », crient des manifestants ce dimanche 12 novembre 2023, lors de la marche contre l’antisémitisme de Paris. Les images font le tour des chaînes d’info en continu : les juifs de gauche du collectif Golem ont réussi leur coup. Le groupe s’est monté en un rien de temps pour s’opposer à la participation de Marine Le Pen à la marche. Jonas Pardo, l’un des organisateurs du cortège d’une cinquantaine de personnes explique :
« Une partie de la gauche s’est fourvoyée en ne venant pas et en nous laissant avec les antisémites. »
L’événement n’est pas anodin et marque le malaise de plus en plus grandissant de juifs et juives français engagés à gauche. Depuis le 7 octobre 2023 et la reprise médiatique de la guerre au Moyen-Orient, ils sont tiraillés entre leur communauté, leur famille et leurs convictions politiques. Ils voudraient marcher et répondre présent contre l’antisémitisme, mais ne peuvent pas supporter la présence de l’extrême droite au passé lourdement antisémite. Commémorer dignement et dénoncer le massacre d’Israéliens dans l’attaque terroriste du Hamas, mais ne pas taire les bombes et les morts côté palestinien, et la politique d’extrême droite du Premier ministre d’Israël, Benjamin Netanyahu.
« En rencontrant le collectif Golem, j’en ai pleuré d’entendre ces gens qui pensaient comme moi et de me sentir enfin représentée », souffle Clémentine, journaliste et autrice juive de 30 ans, qui a participé à l’action de ce dimanche 12 novembre 2023, heureuse de pouvoir saisir un espace d’expression. Le moment lui pèse, les débats également. « Beaucoup d’entre nous avions du mal à concilier notre judéité avec nos engagements politiques », explique Simon D., 28 ans, membre du collectif Tsedek ! [« justice » en hébreu], qui se revendique juif et décolonial. Né en juin 2023, l’initiative composée d’une trentaine de membres a ouvert un nouvel interstice politique. Simon D. explicite la démarche : « Être juif en France aujourd’hui, selon l’État et les institutions qui sont censés nous représenter, signifierait être profondément attaché à Israël. On s’oppose à cette vision qui est assez monolithique de la communauté juive ». D’autres mouvements existent. Si les visions politiques diffèrent parfois, tous partagent les mêmes questionnements.
« Je ne me retrouve ni dans la gauche de Mélenchon ni dans la communauté juive en France. Je voudrais juste qu’il n’y ait pas de morts civils, mais il est difficile de trouver une voix qui veut juste la paix », ouvre plus globalement Samuel Chalom, journaliste de 30 ans dont le père est juif iranien. L’avocat Arié Alimi, juif de Sarcelles engagé contre les violences policières et l’islamophobie, traduit :
« C’est très dur : on est sur la ligne Maginot et on prend des balles des deux côtés. C’est un écartèlement par les uns et par les autres. »
Des débats en famille
Sur le groupe WhatsApp de sa famille, Déborah (1), une Parisienne de 30 ans d’origine juive séfarade, ne parle presque plus. Pendant les derniers Shabbat chez sa grand-mère ou ses oncles et tantes, elle s’est murée dans le silence :
« Je m’efface totalement. C’est la stratégie que j’ai choisie pour ne pas m’engueuler avec ma famille. »
Après le 7 octobre, la jeune femme a passé plusieurs nuits sans dormir, en larmes devant les images et les récits de torture et de prise d’otages. Sa cousine habite en Israël, Deborah s’inquiète pour elle. Mais depuis les bombardements sur Gaza, qui ont déjà fait plus de 10.000 morts, un autre sentiment a pris le dessus. « Je ne supporte pas le fait que le monde voit Israël faire ça. Je n’ai vraiment pas envie de détester Israël, mais ce qu’ils font est détestable. Pour moi, c’est inacceptable qu’un gouvernement juif fasse ça. »
Deborah a l’impression que sa famille est aveuglée par les horreurs du 7 octobre. La peur l’a emportée. « Pour eux, c’est la solidarité avant tout. » Même s’ils ne sont pas d’accord avec la politique du gouvernement de Netanyahou, il ne faudrait surtout pas montrer la moindre faiblesse dans leur soutien pour le peuple juif. Un soir, alors que la cheffe de projet dans une ONG explique qu’elle ne peut pas défendre Israël en ce moment, des larmes montent aux yeux de son père. Sa mère la comprend encore moins :
« Elle m’a dit qu’en ce moment je m’éloignais de mon identité, qu’elle avait l’impression que je m’en fichais. »
Le récit de Déborah est douloureux. « Je lui ai expliqué qu’on n’était pas d’accord et que je n’avais pas envie de leur faire de la peine », termine-t-elle.
La mère de Soré (1), juive ashkénaze d’extrême gauche membre d’Oraaj (Organisation révolutionnaire antiraciste antipatriarcale juive), lui a carrément dit qu’elle « déshonorait la famille ». L’enseignante en art assume et s’en fiche un peu :
« Il y a quelque chose de générationnel qui nous fait rompre avec la culpabilisation qui nous oblige à prendre parti aveuglement pour Israël. »
Le sentiment d’être incompris
Julia (1), Parisienne de 30 ans qui travaille dans la culture, a aussi dû supporter des paroles qui minimisaient la souffrance des Palestiniens pendant les réunions de famille. Elle rappelle que dans des foyers juifs de France, un oncle ou une tante peuvent avoir un enfant réserviste de Tsahal, l’armée israélienne :
« On peut ne pas être d’accord avec le système politique et militaire raciste mis en place là-bas depuis des années. Mais en attendant, c’est là. Et ça implique nos proches. C’est difficile de leur claquer la porte au nez. »
D’autres ont des proches qui ont fait leur Aliyah et sont partis vivre en Israël. Plusieurs personnes interrogées par StreetPress racontent leur attachement à l’État hébreu, considéré comme un refuge inaliénable. Selon des chiffres de la police, plus d’un millier d’actes antisémites ont été enregistrés depuis le 7 octobre. Des familles enlèvent les mezouzas des portes d’entrée, d’autres changent leur nom sur la boîte aux lettres, effrayées par les agressions et les gestes de haine.
« J’ai senti ma mère complètement s’effondrer, se sentir abandonnée. J’avais beau lui envoyer des articles de personnalités publiques qui parlaient du massacre, je me suis rendue compte que c’était un besoin de reconnaissance beaucoup plus large », déballe Fanny (1), avocate de 27 ans, dont des membres de la famille ont été déportés :
« Quand je vois de la peur dans le regard de ma mère, je n’ai pas envie de la shamer, mais de la comprendre. »
Assigné comme juif par la gauche
Le médiatique avocat Arié Alimi raconte, lui, avoir l’habitude d’être rejeté par ses pairs. Dès 2014, il est attaqué par la communauté juive de Sarcelles (95) dont il est issu, pour avoir défendu Nabil Koskossi. Le militant associatif organise à l’époque une manifestation pro-palestinienne dans la ville du Val d’Oise. Interdite, la marche dégénère en émeutes antisémites. « Ce qui s’est passé après ne lui était pas imputable, je l’ai lavé de tout soupçon. Mais depuis, je suis un peu le juif renégat alors que j’estimais faire mon boulot. » Aujourd’hui, c’est par une partie des militants de la gauche décoloniale qu’il a l’impression d’être injustement rejeté. « On demande aux juifs qui ont un engagement décolonial de renier leur sentiment premier. Le 7 octobre, j’ai vu un abîme de l’humanité. J’étais effondré, terrorisé. De la même manière que je ressens de l’horreur lorsqu’il y a des bombardements à Gaza et que je refuse qu’on les justifie par le 7 octobre », déroule-t-il.
L’avocat estime faire maintenant l’objet d’attaques de militants décoloniaux. « Le fait que je dénonce les actes du 7 octobre en considérant qu’il s’agit d’actes terroristes, voire de crimes contre l’humanité, a heurté des militants avec qui je travaille depuis très longtemps. » Il poursuit :
« Il ne faudrait pas nommer les choses au motif que la cause palestinienne transcenderait la réalité des actes. »
« Il y a aussi cette idée à gauche selon laquelle si tu ne parles pas publiquement, tu es complice. Je trouve ça douteux et assez violent », complète Julia. Depuis un mois, l’artiste juive qui évolue dans des milieux engagés et décoloniaux est incapable de s’exprimer. « Il y a une polarisation hyper violente et je n’ai pas envie de rajouter de l’huile sur le feu. » Engagée pour la cause palestinienne, elle ressent qu’on l’attend au tournant :
« Tout se mélange en ce moment. J’ai l’impression d’être assignée comme juive. »
Une pression exacerbée par les stories Insta
Arié Alimi évoque un « space » sur le réseau social X, au cours duquel des listes de juifs de gauche qui ne soutiendraient pas réellement la cause palestinienne auraient été publiées. Il y apparaissait au côté du journaliste Charles Enderlin, de membres de Juives et Juifs Révolutionnaires ou du Raar (Réseau d’Actions contre l’Antisémitisme et tous les Racismes).
En 2023, cette injonction à s’exprimer se transpose directement sur les réseaux sociaux, 24h sur 24. « Dans les stories Instagram de mes amis, il y a 50% de posts pro-israéliens et 50% de posts pro-palestiniens », détaille Deborah. Elle poursuit :
« Au début, j’essayais de ne pas aller sur Instagram la journée, mais je finis par tomber dessus le soir et je faisais des cauchemars après avoir vu des images horribles des deux côtés. »
Le 8 octobre dernier, elle a été heurtée par la publication d’un de ses amis qui a publié le décompte du nombre de morts du conflit israélo-palestinien depuis 1948, bien supérieur côté palestinien. « Je trouvais que ce n’était pas le moment. » À l’inverse, il y a quelques jours, sa mère lui a confirmé que sa cousine, dont le conjoint est réserviste en Israël, lui en veut de ne pas publier de story en soutien aux otages ou à Israël. « C’est quoi cette tyrannie de se positionner ? », résume Deborah, abasourdie. Pour elle, le sentiment de solitude prime :
« Je me sens très très seule dans la communauté juive. J’ai l’impression que personne ne comprend ce qu’il se passe. »
(1) Les prénoms ont été modifiés.
Illustration de Une de Marine Joumart.
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