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    09/11/2023

    Le traitement est reconnu responsable de tumeurs cérébrales

    Scandale sanitaire : des femmes victimes du médicament Androcur demandent la condamnation de l’Etat et du laboratoire Bayer

    Par Camille Grange , Marine Joumard

    Trois médicaments prescrits contre l’endométriose ou les règles abondantes ont provoqué à Isabelle, Nathalie, Emmanuelle et d’autres des tumeurs cérébrales. Elles voudraient faire condamner l’État pour défaut d’information.

    Au téléphone, Nathalie bute sur certains mots. Une des conséquences de l’opération d’un méningiome, une tumeur des méninges, l’enveloppe du cerveau. L’informaticienne de 54 ans ne peut plus conduire. Depuis l’ablation de la tumeur, elle a été mise au placard par son employeur. Ses réflexes ne sont plus les mêmes :

    « Je suis aujourd’hui handicapée. Cela a complètement changé ma vie. »

    Pendant 12 ans, Nathalie a pris de l’Androcur, un médicament des laboratoires Bayer. Le traitement hormonal lui a été prescrit pour soigner son acné. En 2017, un méningiome est diagnostiqué. Une neurochirurgienne lui aurait conseillé d’arrêter le médicament. « Sur la partie gauche de mon visage, j’avais une bosse sur la tempe et l’œil qui sortait un peu. » Depuis des années, elle « se bourre » d’Aspegic et de Dafalgan à cause de maux de tête. Isabelle (1), la cinquantaine, a également pris de l’Androcur pendant 15 ans, pour traiter des problèmes de menstruations et de pilosité. Elle aussi a développé des méningiomes :

    « L’opération d’ablation de la tumeur a eu des conséquences sur mon humeur : je gère difficilement mes émotions, je suis dans les extrêmes. »

    La contrôleuse à la SNCF a été rétrogradée au guichet après un arrêt de travail de deux ans. « Pendant plusieurs années, je n’ai pas été en capacité physique d’élever mon fils de douze ans. Mon mari a dû s’occuper de moi quotidiennement : me laver, me faire à manger, me conduire. Les moments de vie que j’ai perdus ne sont pas récupérables. »

    En juillet 2019, Epi-Phare, un groupement d’experts scientifiques créé par l’Assurance maladie et l’ANSM, chargée d’évaluer les risques sanitaires potentiels des médicaments, a validé le lien entre la prise d’Androcur et la survenue de méningiomes. Le traitement est fortement dosé en progestérone de synthèse. L’hormone, naturellement présente dans le corps, joue un rôle important dans la régulation du cycle menstruel et de la grossesse. Initialement indiqué dans le traitement de l’hirsutisme – une pilosité trop importante – et du cancer de la prostate, l’Androcur a également été prescrit pour l’endométriose, l’acné ou encore le syndrome des ovaires polykystiques.

    Les autorités sanitaires estiment aujourd’hui que le risque de chirurgie du méningiome est multiplié par 24 si on prend de l’Androcur. Epi-Phare ajoute à ce premier rapport que de nombreux méningiomes ont rétréci après l’arrêt du traitement. En 2021, le risque a également été avéré pour deux autres progestatifs de la même famille que ce médicament : le Lutéran, produit par Sanofi, qui augmente le risque par 5,5, et le Lutényl de la société Théramex, qui augmente le risque par 7,5. Sur une période allant de 2009 à 2018, Epi-Phare a recensé 2.124 cas de méningiomes opérés attribuables à la prise de ces trois traitements. D’après l’ANSM, 7.900 personnes utilisaient l’acétate de cyprotérone, la molécule de l’Androcur, à forte dose en décembre 2021.

    Nathalie, Isabelle, mais également Marie-Hélène, Emmanuelle et une dizaines d’autres femmes s’organisent en ce moment pour déposer une requête devant le tribunal administratif de Montreuil pour faire reconnaître la responsabilité de l’État et du laboratoire Bayer dans les préjudices qu’elles ont subis. « Pour que cela n’arrive plus à d’autres femmes et que les responsables soient désignés », explique Isabelle, déterminée. StreetPress a sollicité l’ANSM, Théramex, Sanofi et Bayer pour cet article. Seuls ces deux derniers ont répondu à nos questions.

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    Isabelle a pris de l’Androcur pendant 15 ans, pour traiter des problèmes de menstruations. En 2009, affectée par de puissantes migraines, elle était venue passer un simple scanner cérébral. On lui découvre un méningiome « de la taille d'un pamplemousse ». / Crédits : Marine Joumard

    Une requête pour faire valoir la « seule suspicion de risques »

    Depuis le diagnostic de son méningiome, Isabelle a noté chaque étape dans un carnet. La première a eu lieu en 2009. Affectée par de puissantes migraines, elle était venue passer un simple scanner cérébral, accompagnée par son mari et son fils de douze ans, « comme on passe une radio des pieds », décrit-elle. Pourtant, elle ne quittera pas l’hôpital à l’issue de l’examen et devra être opérée en urgence. Cinq jours avant Noël, le médecin informe son époux qu’un méningiome a été repéré sur les radios. « Préparez-vous à tout », lui dit-il. La tumeur comprime son cerveau et son nerf optique. La concernée commente :

    « À trois jours près, je perdais la vue. Mon méningiome faisait la taille d’un pamplemousse. »

    De 2000 à 2016, Isabelle a pris de l’Androcur pour traiter une aménorrhée primaire – une absence de règles –, et son hirsutisme. À sa sortie du bloc en 2009, Isabelle se voit prescrire à nouveau de l’Androcur. Elle le prend pendant sept années supplémentaires. En 2016, alors qu’elle évoque ses opérations et ses maux de tête lors d’un rendez-vous, sa gynécologue la somme d’arrêter le traitement.

    « En 2004, il existait déjà des signalements de pharmacovigilance envers ces traitements », avance maître Charles Joseph-Oudin, l’avocat d’Isabelle et des 14 autres plaignantes. Selon lui, la responsabilité de l’État débute en 2008, date à laquelle une étude est menée par le professeur Froelich, neurochirurgien à l’hôpital Lariboisière de Paris. Ce dernier aurait observé un lien entre la prise des traitements et la survenue de méningiomes chez les femmes transgenres – le médicament freine la production de testostérone et bloque le développement d’hormones sexuelles responsables de caractéristiques dites masculines. « C’est la jurisprudence dans l’affaire du Mediator notamment : la seule suspicion de risques suffit à faire naître une obligation d’information. » Le pénaliste a accompagné des victimes du fameux Médiator, cet antidiabétique qui a causé de graves problèmes cardiovasculaires chez des milliers de patients et est responsable de centaines de morts. Il œuvre encore aujourd’hui pour la reconnaissance des droits des victimes de la Dépakine, un antiépileptique responsable de malformations et de troubles du développement chez des enfants. Pour lui, l’Androcur se situe « dans la droite ligne » de ces deux autres affaires de produits de santé. Interrogé à ce sujet, Bayer n’a pas souhaité commenter cette déclaration.

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    « Nous sommes face à un système de santé – les autorités et les laboratoires – qui ne comprend pas la notion d'une politique de santé publique basée sur l'émergence d'un signal faible », estime maître Joseph-Oudin, l'avocat des plaignantes. / Crédits : Marine Joumard

    Selon l’avocat, l’information n’aurait été donnée aux femmes et aux médecins qu’en 2018, dix ans après la publication de l’étude du professeur Froelich. « Nous sommes face à un système de santé – les autorités et les laboratoires – qui ne comprend pas la notion d’une politique de santé publique basée sur l’émergence d’un signal faible », proteste maître Joseph-Oudin. Sur l’Androcur, il ajoute :

    « Le doute a profité au médicament et à la firme, et non pas à l’intérêt des patientes. »

    « Ce n’est pas un scandale sanitaire. »

    Les premières expertises judiciaires ont été lancées en mai 2018. La même année, Agnès Buzyn, alors ministre de la Santé, déclare pourtant sur CNews que la situation n’est pas urgente : « Ce n’est pas un cancer. Ce n’est pas un scandale sanitaire. » Cinq ans après, Me Joseph-Oudin espère que le juge administratif condamnera l’ANSM et donc l’État, responsable « à 100 % » des préjudices subis par ses clientes. « J’interviens pour des femmes qui souffrent ou ont souffert de méningiomes, qui n’ont pas été informées du risque. L’obligation d’information n’a pas été respectée. Elle entraîne une responsabilité de l’État et des laboratoires, et une indemnisation des patientes », explique l’avocat.

    Pourtant, certaines femmes ressentent de la déception en vue de cette requête. « Selon moi, plus que l’État et les autorités de santé, c’est Bayer qui doit être reconnu responsable. Ils auraient dû étudier ces effets indésirables en 2008, au minimum », dénonce l’informaticienne quinqua Nathalie. En cas de condamnation, charge à l’État, représentant de l’ANSM, de se retourner, ensuite, contre les laboratoires pour obtenir un remboursement de la partie qui ne lui incombe pas. Une requête similaire devrait être effectuée pour le Lutéran (2) de Sanofi et le Lutényl de Théramex dans les prochaines semaines, des produits de la même famille que l’Androcur.

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    En 2018, Agnès Buzyn, alors ministre de la Santé, déclare que la situation concernant l'Androcur n’est pas urgente : « Ce n'est pas un cancer. Ce n'est pas un scandale sanitaire. » Cinq ans après, Me Joseph-Oudin espère que le juge administratif condamnera l’ANSM et donc l’État. / Crédits : Marine Joumard

    Car l’Androcur n’est effectivement pas le seul à avoir fait des dégâts. Pendant cinq ans, Marie-Angèle a pris du Lutéran pour stopper ses règles hémorragiques – des saignements très abondants lors des menstruations. En janvier 2019, un méningiome collé à son nerf optique lui est diagnostiqué, comme cela fut le cas pour Isabelle. Aujourd’hui âgée de 51 ans, elle a subi huit opérations. Son crâne ayant mal cicatrisé après les chirurgies, elle vit avec une valve de dérivation dans la tête, qui permet d’évacuer le liquide situé autour du cerveau et produit en trop grande quantité. Elle devra la garder encore trois ans. En attendant, impossible pour elle, par exemple, de passer une IRM pour résoudre un problème diagnostiqué à un sein. Il y a d’autres conséquences, lâche-t-elle :

    « La prise d’hormones n’étant plus possible après le méningiome, mon utérus a été retiré pour éviter que je souffre à nouveau de ces règles hémorragiques. Heureusement, j’ai déjà trois enfants. »

    « Pas de suspicion du risque en 2006 »

    Dans le rapport d’expertise médicale de l’une des plaignantes que StreetPress a pu consulter, les experts désignés par un tribunal judiciaire estiment que les dates antérieures à 2008 avancées par les avocats « n’ont aucune justification ». « Il n’y a aucun “faisceau d’arguments plausibles et constants” en 2000 », précisent-ils. Les experts appuient également la volonté du laboratoire Bayer de changer la notice en décembre 2008 dans un courrier adressé à l’ANSM (à l’époque, l’AFSSAPS). « Le 7 juillet 2009, le Laboratoire Bayer Healthcare a adressé un courrier à l’ANSM l’informant ne pas avoir reçu de réponse à sa demande de modification du 18 décembre 2008 consistant en l’ajout de la mention de “méningiomes cérébraux bénins” dans la rubrique 4.8 du Résumé des Caractéristiques du Produit (document destiné aux professionnels de santé, ndlr) », ajoutent-ils. Ce changement dans la notice aurait donc fait office d’information claire délivrée aux femmes. Nathalie se désole :

    « Mais les patients qui prennent un traitement depuis longtemps ne lisent plus la notice ! Et puis, si on lit les effets secondaires sur les notices, on ne prend aucun médicament. »

    Par mail, le laboratoire rappelle que l’intérêt thérapeutique de cette molécule a été à nouveau confirmé par les autorités en 2020.

    Les rapports d’expertise médicale fournissent toutefois une nouvelle sûreté pour les plaignantes en validant juridiquement, et pour chaque dossier, le lien de causalité entre la prise des médicaments et les méningiomes. « C’est une étape essentielle et indispensable, qui va nous permettre de passer à l’évaluation des dommages. Pas de causalité en expertise, pas de dossier devant le juge », rappelle Charles Joseph-Oudin.

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    Les conséquences de ces médicaments ont été dramatiques pour les femmes. Marie-Angèle a pris du Lutéran pour stopper ses règles hémorragiques. Elle a subi huit opérations et doit vivre avec une valve de dérivation dans la tête pendant encore trois ans. / Crédits : Marine Joumard

    Dans sa réponse adressée à StreetPress, Bayer précise, qu’à sa connaissance, aucune nouvelle étude n’est en cours.

    « Si les courriers avaient été envoyés en 2011, on aurait évité des cas. »

    En 2019, Nathalie a co-fondé l’association Amavea (3) pour sensibiliser les femmes sur les risques de méningiomes. « Il faut que les souffrances, les préjudices et tout ce que l’on a vécu soient reconnus. Condamner l’État est certes une bonne chose – les rapports d’expertise pointent bien la responsabilité de l’ANSM. Mais les laboratoires n’ont, à mon sens, pas fait leur devoir d’information », confie Emmanuelle Mignaton, l’autre co-fondatrice. En 2017, cette dernière est opérée de cinq méningiomes suite à la prise d’Androcur et Lutényl pour atténuer les douleurs liées à son endométriose. Puis, un jour, sa main droite se paralyse, sa jambe se dérobe sous ses pas. Des troubles du langage apparaissent. Emmanuelle est contrainte de quitter son travail à la Banque de France. Elle divorce. « J’avais l’impression que quelque chose poussait dans ma tête », décrit-elle. Après l’opération, elle ne peut plus parler. Sa rééducation physique et orthophonique dure plusieurs mois. « Dans le rapport me concernant, les experts ne reconnaissent les préjudices qu’à partir de 2017, l’année où j’ai été opérée. Pourtant, ma vie a basculé bien avant », se défend-elle.

    Le combat d’Amavea a permis, dès 2019, l’envoi de courrier aux médecins prescripteurs pour informer sur les risques de méningiomes pour l’Androcur, et dès 2021 pour le Lutéran et le Lutényl. Aujourd’hui, patientes et médecins doivent signer une décharge faisant office d’information sur les risques à chaque prescription des trois traitements. Cette clarification de l’information a fait chuter le nombre de prescriptions de l’acétate de cyprotérone. Alors qu’en janvier 2010, près de 85.000 personnes utilisaient la molécule à forte dose, elles n’étaient plus que 8.000 en décembre 2021.

    « Si ces courriers avaient été envoyés en 2011, on aurait évité des cas », regrette l’ancienne analyste financière. D’après elle, les démarches ont été plus corsées pour Lutéran et Lutényl :

    « Les gynécologues nous disaient que cela allait “affoler les femmes”. C’est une situation qui s’impose à nous. Il faut savoir faire passer l’information de façon juste. »

    (1) Le prénom a été changé.
    (2) Contacté, le laboratoire Sanofi précise que Lutéran n’est plus commercialisé depuis octobre 2020.
    (3) Association Méningiomes dus à l’Acétate de cyprotérone, aide aux Victimes Et prise en compte des Autres molécules.

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