Lycée Eugène Hénaff, Bagnolet (93) – Posté debout dans l’allée centrale de la classe, un homme d’une vingtaine d’années détonne ce mercredi 3 octobre 2023. Il est 9h du matin et personne ne le connaît. « Il paraissait avoir une dizaine d’années de plus que mes élèves. Il me dit qu’il est nouveau », raconte le professeur de SVT (1) qui donne cours ce matin-là à des premières. L’inconnu posté au fond de la salle refuse de descendre à la vie scolaire et, rapidement, la situation dégénère :
« Il m’a dit, tout en regardant sa main : “Est-ce que tu as déjà pris une baffe qui t’arrache la tête ?” »
L’homme qui sent fort l’alcool aurait ensuite fait un grand geste. Le professeur craint d’être frappé et le repousse, avant d’être entouré par des élèves qui se sont levés pour le protéger. Tout le monde descend finalement à la vie scolaire. « Il m’a dit : “Mais vous ne savez pas si j’ai un couteau avec moi !” » se remémore une surveillante (1), toujours un peu sous le choc. L’homme finit par sortir et la police arrive une dizaine de minutes plus tard. Ce jeune aurait déclaré au prof avant de partir :
« Je ne vais quand même pas te faire une Samuel Paty. »
La mort de Dominique Bernard à Arras (62) le 13 octobre dernier, poignardé à mort devant son collège-lycée par un ancien élève radicalisé, a ravivé toutes les craintes du personnel de l’établissement de Bagnolet. « Je me suis dit qu’on était passé à côté de quelque chose d’horrible, on a eu beaucoup de chance », résume une professeur d’anglais du lycée (1). Sans parler de la triste commémoration de la mort de Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie décapité par un autre homme radicalisé sur son lieu de travail trois ans plus tôt. Le corps enseignant, mais aussi les CPE et les surveillants d’Eugène Hénaff ont exercé leur droit de retrait ce mercredi 18 octobre, pour protester contre cet état de fait.
La mort de Dominique Bernard à Arras a ravivé toutes les craintes du personnel de l’établissement de Bagnolet. / Crédits : Clara Monnoyeur
La peur dans les esprits
L’incident de l’inconnu dans la classe de SVT – relaté par BFM à l’époque – est réglé, mais laisse place à un certain malaise : le personnel du lycée manque d’équipes de surveillants depuis plusieurs mois et l’alarme intrusion n’a pas fonctionné ce jour-là (2). La panique n’a pas le temps de redescendre que le lendemain, trois personnes s’introduisent de nouveau sur le parking de l’établissement par l’arrière des bâtiments (2). « C’était sûrement du repérage pour du vol », rassure une des CPE (1). Le mercredi 11 octobre, une élève d’un autre établissement s’introduit à son tour dans le lycée. Si ces deux dernières intrusions n’ont rien à voir avec la première, le climat devient pesant.
« J’avais commencé à mettre ce qui m’était arrivé de côté, mais bien sûr, l’attaque d’Arras ramène tout ça en tête », confie le professeur de SVT. Une autre professeure raconte ne plus laisser sa porte ouverte lorsqu’elle fait cours. « La dernière fois, j’ai entendu des cavalcades dans le couloir, je suis sortie pour aller vérifier », relate une autre. « Je n’ai pas peur pour moi, mais pour les élèves », lance encore un autre prof. L’enseignant de SVT développe :
« Des élèves m’ont parlé de leur peur durant et surtout après l’intrusion. Il faut savoir qu’à Bagnolet, plusieurs jeunes de leur âge, voire plus jeunes encore, sont morts lors de rixes durant les cinq dernières années. »
Six mois plus tôt, le lycée avait déjà connu un drame : une violente bagarre entre trois élèves devant le lycée. En s’interposant, une surveillante avait été blessée au couteau, comme le racontait Le Parisien.
Après les trois intrusions, les professeurs ont fait valoir leur droit de retrait à plusieurs reprises. / Crédits : Clara Monnoyeur
Mobilisation
Après les trois intrusions, les professeurs ont fait valoir leur droit de retrait à plusieurs reprises. Ils ont également écrit au rectorat, avant de s’y rendre le 16 octobre. Les 70 personnels ont demandé à être reçus et entendus. Une audience avec le rectorat a été fixée au 6 novembre. Les professeurs demandent un renforcement des effectifs d’assistants d’éducation (AED ou surveillants), déjà sous-dotés par rapport aux besoins selon eux. Ils demandent aussi l’ouverture d’un poste de proviseur adjoint et d’un agent de prévention et de sécurité (APS). Ils ont également saisi la région Île-de-France concernant un renforcement des dispositifs de sécurité.
Après l’attentat dans le lycée d’Arras, le gouvernement a relevé le plan Vigipirate au niveau « urgence attentat », qui prévoit notamment le contrôle des sacs des élèves avant l’entrée dans l’établissement. « On demande aux AED de fouiller les sacs, on leur rajoute des tâches alors qu’ils sont déjà sous-effectif ! », lance la CPE du lycée. Sa collègue (1) complète :
« On demande à des personnes de 20 ans, qui font un job alimentaire et qui ne sont pas recrutées sur ces critères, de garantir la sécurité ! »
Et ajoute : « Ces mesures nationales ne sont pas réalistes et ne correspondent pas à la réalité. » « Il faut surtout plus de moyens humains », répètent en boucle les professeurs.
En attendant la mise en place de mesures, ils continuent d’alerter sur la situation. Ce mercredi 18 octobre 2023 après-midi, devant le lycée Eugène Hénaff à Bagnolet, des cartons accrochés sur la barrière de l’entrée de l’établissement résistent aux gouttes de pluie qui tombent. En dessous du triptyque républicain : « Liberté, égalité, fraternité », les panneaux cartonnés évoquent eux une colère et inquiétude. Dressés sur la grille, on peut y lire : « Moins de moyens et plus de mépris ! » « On vérifie les carnets pas les sacs armés », ou encore : « AED mais pas policiers. ». Le matin même, le personnel du lycée a manifesté. Ils ont aussi fait parvenir une lettre aux parents d’élèves.
Le personnel du lycée manque d’équipes de surveillants depuis plusieurs mois et l'alarme intrusion n’a pas fonctionné ce jour-là. / Crédits : Clara Monnoyeur
Bagnolet n’est pas un cas isolé. Après le drame d’Arras, plusieurs équipes enseignantes en Île-de-France ont exercé leur droit de retrait pour « danger grave et imminent » pour alerter sur les failles de sécurité dans leurs lycées, indiquait Mediapart. Gabriel Attal a demandé ce lundi 16 octobre une « mission flash ».
Par téléphone, le rectorat de Créteil (94) réaffirme son soutien au lycée et indique comprendre l’émotion du personnel. Concernant les revendications, il affirme ne pas pouvoir s’exprimer sur le sujet et se réserve d’en discuter en priorité avec le personnel lors de l’audience prévue le 6 novembre. De son côté, la région Île-de-France précise que les services techniques de la Région se sont rendus ce mardi 17 octobre au lycée pour une visite relative à la maintenance de l’établissement, « prévue de longue date ». Elle annonce qu’une intervention est programmée pour la remise en état des caméras de vidéoprotection et le remplacement de l’éclairage extérieur défectueux. Elle déclare aussi qu’elle va procéder au rehaussement de la clôture à l’angle du boulevard Raspail et de la rue Jean Hornet. Un devis aurait déjà été demandé.
(1) Tous le personnel a souhaité s’exprimer sous anonymat.
(2) L’alarme intrusion a été réparée dès le lendemain, tout comme l’accès défaillant du parking selon le rectorat. La région Île-de-France, elle, précise que le dysfonctionnement de l’alarme « est dû à une mauvaise manipulation de l’installation par le lycée (une prise a été mal rebranchée suite à une fête de fin d’année). » Et ajoute qu’il « est de la responsabilité de l’établissement de disposer d’un contrat de maintenance pour l’alarme anti-intrusion (contrat financé par la Région chaque année au titre des contrats d’entretien obligatoires dits CEO/CTO) » et que celle-ci « fera l’objet d’une vérification à la rentrée des vacances de Toussaint ».
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