Saint-André-Lez-Lille (59) – « Hier colonisés, aujourd’hui exploités, demain régularisés ! », scandent en cœur les 21 compagnons sans-papiers de la Halte-Saint-Jean, au rythme des percussions improvisées sur de vieux jerricans. Ils viennent de voter à l’unanimité la reconduite de la grève pour le 83ème jour consécutif. Soutenus par la CGT et le Comité des sans-papiers 59 depuis le début de leur lutte, ils dénoncent l’exploitation dont ils ont été victimes durant des années de la part de la direction de la communauté. Des faits révélés par une enquête de StreetPress, parue en juin dernier.
« Emmaüs, c’est le rêve d’un homme qui avait des valeurs de partage et d’amour. Aujourd’hui, c’est une entreprise dans laquelle les dirigeants ont décidé de remonter le temps à l’ère coloniale, à l’ère du maître et de l’esclave », pose Alixe Kombila, l’une des trois porte-paroles du collectif de grévistes. Mère de deux enfants, elle a été recrutée en 2021 par la directrice locale, Anne Saingier, avec les mêmes fausses promesses de régularisation que ses camarades. Ils ont tous été auditionnés cet été par l’Office centrale contre le travail illégal (OCLTI) dans le cadre d’une enquête ouverte par le parquet pour traite des êtres humains et travail dissimulé. En attendant que justice soit faite, ils demandent à l’État de les régulariser au titre du préjudice subi. Mais malgré maintes interpellations de députés de La France Insoumise, le préfet du Nord se mure dans le silence.
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Depuis notre enquête, les langues se délient. Des anciens salariés et compagnons de la Halte-Saint-Jean apportent leurs témoignages qui alourdissent les charges portées contre Anne Saingier, la directrice de la communauté. Certains d’entre eux évoquent des faits datant de près de 20 ans. C’est le cas de Christiane, salariée de la Halte-Saint-Jean en 2006 et encore marquée aujourd’hui par son passage dans la communauté : « Elle volait les minimas sociaux des compagnons, les privait de leurs cartes vitales. Une compagne allait faire le ménage à son domicile chaque soir après le travail dans la communauté. »
Le 22 août dernier, une vingtaine de compagnons sans-papiers de la communauté de Dunkerque (59) ont rejoint le mouvement et sont désormais en grève illimitée. Ils dénoncent aussi un système d’« esclavage moderne » et des pratiques racistes de la direction. Ce 12 septembre 2023, c’était au tour d’une trentaine de compagnons sans-papiers et salariés d’Emmaüs Tourcoing de rejoindre le mouvement. Ils demandent aussi à être régularisés au titre du préjudice subi. La lutte pourrait encore prendre de l’ampleur ces prochaines semaines dans la région et au-delà.
Depuis notre enquête, les langues se délient au sein des communautés Emmaüs. / Crédits : Jeremie Rochas
« Condamnés à vie »
Contrairement à la Halte-Saint-Jean, les communautés de Dunkerque et Tourcoing (59) disposent de l’agrément Oacas (Organisme d’accueil communautaire et d’activité solidaire) censé garantir des droits aux compagnons, notamment une protection sociale, une déclaration de leur activité à l’Urssaf, et un accompagnement vers l’obtention d’un titre de séjour après trois années de travail. Ils sont hébergés, participent aux activités solidaires à raison d’environ 35 heures par semaine et bénéficient d’une allocation de 350 euros. Mais l’ensemble des travailleurs en grève dénoncent des fausses promesses de régularisation au moment du recrutement. « Nous sommes comme condamnés à vie », s’émeut Achraf, compagnon marocain recruté en 2021 à Emmaüs Tourcoing :
« La plupart d’entre nous travaillent ici depuis plus de quatre ans. Le plus ancien est arrivé il y a 11 ans et attend toujours d’être régularisé. »
Du côté de Dunkerque, les travailleurs sans papiers décrivent les mêmes mensonges. Dans un enregistrement que StreetPress a pu se procurer, un compagnon guinéen arrivé il y a cinq ans dans la communauté rappelle à la directrice qu’elle lui a promis de déposer son dossier de demande de régularisation en préfecture. « Je vais le faire pour les gens qui sont méritants. Moi je pense que tu ne mérites pas », lui rétorque froidement la directrice. Sur les 37 compagnons sans-papiers, au moins dix auraient travaillé plus de trois ans dans la communauté. « Les responsables détruisent nos vies », lance Fode, compagnon de 23 ans recruté en octobre dernier alors qu’il venait d’obtenir un contrat d’apprentissage dans le commerce :
« J’ai abandonné mon projet d’études car pour garder mon hébergement à Emmaüs, je n’avais pas le choix de travailler. Maintenant, je suis bloqué. »
Comme à Saint-André, plusieurs personnes de ces deux communautés auraient été contraintes d’effectuer une période d’essai bénévole avant d’être officiellement compagnon. « J’ai passé six mois à travailler gratuitement à temps plein », explique Mohamed, responsable du magasin d’Emmaüs Tourcoing recruté il y a huit ans, mais toujours sans-papiers. D’après nos informations, un homme sans-papiers âgé d’une soixantaine d’années travaillerait à temps plein depuis plus de trois mois dans la communauté, mais serait toujours considéré comme bénévole par la direction. Il serait rémunéré 150 euros par mois et accomplirait pourtant les mêmes tâches que les compagnons. Une autre dame âgée de 76 ans travaillerait trois jours dans la communauté par semaine et percevrait une allocation de 130 euros par mois.
L’ensemble des travailleurs en grève dénoncent des fausses promesses de régularisation au moment du recrutement. / Crédits : Jeremie-Rochas
Travail dissimulé
« Ils nous usent, nous sommes sous pression permanente. Je suis tombé dans l’alcool à Emmaüs, c’est la vodka qui m’a fait tenir », souffle Mohamed. Et pour cause, il subit depuis des années les cadences insupportables imposées par la direction d’Emmaüs Tourcoing. Chaque jour, les compagnons doivent passer par les pointeuses installées dans les entrepôts et le magasin qui contrôlent les heures travaillées grâce à leurs empreintes digitales. Plusieurs caméras surveillent leurs moindres faits et gestes. Le responsable du magasin témoigne :
« Si on rate une journée de travail parce que l’on est malade, ils nous retirent une partie de notre allocation. Si on est retard, ils nous menacent de nous expulser. »
Durant la période du Covid, les compagnons de Tourcoing ont été réquisitionnés pour produire des masques de protection contre le virus. « On travaillait jour et nuit en se relayant. On a appris que la direction avait obtenu un gros chèque de 30.000 euros de la part de la mairie en contrepartie. Mais nous, travailleurs, n’avons rien reçu », regrette Mohamed.
D’après nos informations, plusieurs compagnons sans-papiers de Dunkerque devraient travailler à l’extérieur de la communauté pendant leurs jours de congés. « Le responsable du magasin emmène certains compagnons sur ses chantiers personnels. En échange, ils bénéficient de privilèges », affirme Souma, compagnon sans-papiers et membre du conseil d’administration d’Emmaüs Dunkerque. Selon lui, ils pourraient ainsi accéder aux produits du magasin gratuitement et leurs dossiers de demande de régularisation seraient envoyés en priorité à la préfecture. Nadia (1), une compagne depuis plus de quatre ans, confirme que ceux qui travaillent en plus ont été régularisés « avant d’avoir fait trois ans de communauté », qui est habituellement le temps réglementaire.
Un mouvement de grève d’ampleur des compagnons sans-papiers a éclaté dans le Nord. / Crédits : Jeremie Rochas
Racisme décomplexé
Dans une vidéo que s’est procuré StreetPress, Malik (1), un compagnon sans-papiers d’Emmaüs Grande-Synthe (59), s’applique au décapage d’un vieux meuble. Le bénévole français qui filme s’amuse à commenter la scène :
« On peut vous le proposer pour la pub Banania sur TF1 ou sur 36 15 Ulla » (…) « Mange pas beaucoup, mais a une grosse bouche. »
Ce type de comportement ne serait pas isolé. Les compagnons sans-papiers de Grande-Synthe décrivent un racisme décomplexé dans la communauté. « Nous, les compagnons noirs, avons les tâches les plus ingrates mais nous sommes rabaissés et humiliés en permanence », se désole Souma. « Il faut être méchant avec les Africains pour les faire travailler », lui aurait récemment lancé le responsable du magasin. De nombreux travailleurs disent souffrir de mal de dos depuis leur arrivée dans la communauté.
Le racisme serait aussi présent dans d'autres Emmaüs du Nord. Dans cette vidéo tournée à Grande-Synthe, un bénévole « s'amuse » à commenter les actions d'un compagnon noir :
— StreetPress (@streetpress) September 21, 2023
« On peut vous le proposer pour la pub Banania sur TF1 ou sur 36 15 Ulla » pic.twitter.com/UBcEX7jlHy
À Tourcoing, plusieurs travailleurs sans papiers en grève évoquent des propos racistes tenus quotidiennement par une membre du conseil d’administration, toujours en responsabilité à ce jour. « Elle nous empêche de nous reposer, nous impose des cadences infernales et nous rabaisse constamment. Elle est protégée par le bureau, car ils ont la même idéologie. Ils ne nous considèrent pas », estime Mohamed.
Plusieurs travailleurs sans papiers en grève évoquent subir un racisme décomplexé. / Crédits : Jeremie-Rochas
Conditions de vie indignes
Depuis plusieurs mois, des rats ont envahi la communauté de Tourcoing et faute de travaux, plusieurs inondations ont touché les lieux de vie. Mais malgré les alertes des compagnons, la direction ne semble pas vouloir régler le problème. « Ils nous ont dit que ça coûtait trop cher », regrette Mohamed. À Dunkerque, les travailleurs vivent au milieu des cafards depuis plusieurs semaines. La direction aurait récemment remis des bombes d’insecticides, mais uniquement aux non-grévistes. Certains doivent partager une chambre à plusieurs, sans aucune intimité.
Les travailleurs sans papiers en grève dénoncent aussi des conditions de vie indignes. / Crédits : Jeremie Rochas
Les logements sont régulièrement fouillés par les responsables des deux communautés, et ce, même si les habitants sont absents. « L’autre jour, le directeur a ouvert ma chambre sans toquer alors que j’étais à l’intérieur, dans mon lit », souffle Fatima, compagne depuis trois ans à Tourcoing. Après chaque fouille, les responsables retiraient 50 euros sur l’allocation des compagnons dont ils estiment les chambres mal rangées. Sur chaque pécule, la direction confisquerait 14 euros au titre des frais de ménage. Mohamed désespère :
« J’ai l’impression de vivre dans une cellule. Je n’ai pas le droit d’inviter ma copine à dormir, je la vois quelques heures comme si j’étais au parloir. »
Les représailles
D’après nos informations, la direction d’Emmaüs Tourcoing n’hésiterait pas à sanctionner les compagnons indociles. Samah, une compagne de Tourcoing aurait été punie après avoir revendiqué ses droits. « J’étais agent d’accueil au magasin depuis des années. J’ai seulement demandé une augmentation de salaire. Quelques jours plus tard, ils m’ont viré du magasin et m’ont envoyé au tri à l’entrepôt ». D’autres travailleurs sans papiers disent avoir été privés de responsabilité après avoir osé prendre position contre leurs responsables.
Dès le premier jour de la grève, Jean-Pierre Wexsteen, président d’Emmaüs Dunkerque, a tenté d’intimider les travailleurs en grève par des menaces d’expulsion à peine voilées : « Il n’y a personne qui vous a demandé de venir. On vous a accepté. Vous étiez où avant ? Vous étiez dans la nature. Si vous n’êtes plus ici, vous allez retourner dans la nature ». Quelques jours plus tard, il met ses menaces à exécution et obtient de la part de la justice une décision d’expulsion du piquet de grève avec le concours de la force publique, depuis contestée par les avocats des grévistes. Début septembre, la direction d’Emmaüs Grande-Synthe ira plus loin en convoquant individuellement les grévistes à un conseil d’administration exceptionnel et menaçant de « radiation de l’association de l’ensemble des compagnons bloquant les locaux depuis plus de deux semaines ». Ce 21 septembre 2023, une audience au tribunal judiciaire de Dunkerque devra trancher sur le bien-fondé de cette requête.
D’après nos informations, la direction d’Emmaüs Tourcoing n’hésiterait pas à sanctionner les compagnons indociles. / Crédits : Jeremie Rochas
C’est la faute aux compagnons
Contacté par téléphone, le président d’Emmaüs Dunkerque Jean-Pierre Wexsteen réfute les accusations de fausses promesses et de racisme portées contre la direction de sa communauté. « Pour avoir une chance d’obtenir des papiers, il faut déjà respecter la loi française, ce que ne font pas les bloqueurs », lance-t-il. Il estime que les difficultés de régularisation des travailleurs sont liées au durcissement des conditions imposées par la préfecture et au « manque d’investissement et de motivation » des compagnons dans leurs démarches d’intégration. Mais il reconnaît néanmoins des dysfonctionnements dans son organisation, car il a demandé la mise à pied conservatoire de l’intervenante sociale chargée de préparer les demandes de régularisation.
Concernant la grève, Jean-Pierre Wexsteen met tout sur l’ancienne responsable de la communauté Sylvie Desjonquères, promue vice-présidente d’Emmaüs France l’année dernière. Il affirme avoir de multiples preuves. Interrogée sur ces accusations, l’ex-directrice nie via Emmaüs France.
Les travailleurs sans papiers dénoncent l’exploitation dont ils ont été victimes durant des années. / Crédits : Jeremie Rochas
Le malaise d’Emmaüs France
Mi-juillet, Emmaüs France a demandé la mise en retrait de la directrice de la Halte-Saint-Jean le temps de l’enquête et a annoncé le lancement d’un audit externe. Une décision que le président de la Halte-Saint-Jean refuse toujours de respecter. Malgré l’enquête en cours ouverte par le parquet, le président de la Halte-Saint-Jean Pierre Duponchel continue de défendre bec et ongles sa directrice – pointée dans notre enquête cet été – et « s’inscrit en faux contre toutes les accusations injustement portées à son encontre ».
Si Anne Saingier n’a toujours pas été démise de ses fonctions, elle ne s’est plus présentée à la Halte-Saint-Jean depuis le 26 juillet 2023, date à laquelle les compagnons l’ont empêché de sortir de la communauté avec son véhicule, l’accusant de faire sortir du matériel pour le vendre à l’extérieur malgré la grève. La responsable a été contrainte d’abandonner sa voiture et d’être exfiltrée de la Halte-Saint-Jean par la police, sous les huées des travailleurs en grève.
À Dunkerque, Emmaüs France a soutenu les compagnons dès le début de leur grève. La semaine dernière, ils ont demandé la démission du président du conseil d’administration et de l’ensemble des administrateurs de la communauté, dénonçant une situation « allant à l’encontre total des valeurs communautaires d’accueil et d’accompagnement ».
« À la Halte-Saint-Jean comme à Dunkerque, les dirigeants des communautés ont décidé de ne plus subvenir aux besoins des compagnes et compagnons en les privant de leur allocation d’appartenance communautaire. (…) Une ligne rouge a été franchie », déclarait il y a quelques jours Emmaüs France dans un communiqué. Le conseil d’administration de la fédération doit se réunir le 3 octobre prochain pour prendre de nouvelles mesures vis-à-vis de ces deux communautés. Elle prévoit notamment le lancement d’une procédure disciplinaire de traitement des conflits et l’exclusion des communautés du mouvement. Concernant Tourcoing, Emmaüs France se réjouit d’une « volonté de dialogue entre les deux parties ». Des négociations sont en cours avec la CGT.
« Emmaüs, c’est le rêve d’un homme qui avait des valeurs de partage et d’amour. Aujourd’hui, c’est une entreprise dans laquelle les dirigeants ont décidé de remonter le temps à l’ère coloniale, à l’ère du maître et de l’esclave », pose Alixe Kombila, l’une des trois porte-paroles du collectif de grévistes. / Crédits : Jeremie Rochas
(1) Les prénoms ont été changés.
Contactée, la direction d’Emmaüs Tourcoing n’a pas répondu à nos sollicitations.
Les révélations de StreetPress sur les communautés Emmaüs
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-“Emmaüs : mises en examen et condamnations après les révélations de StreetPress”:https://www.streetpress.com/sujet/1720607234-emmaus-mises-examen-dirigeants-condamnations-travail-dissimule-remuneration-revelations-streetpress
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