L’affaire pourrait entacher la réputation du mouvement humaniste fondé il y a plus de 70 ans par l’Abbé Pierre. Ce mardi 13 juin, la communauté Emmaüs de la Halte Saint-Jean, de Saint-André-lez-Lille (59), a été perquisitionnée par l’Office central de lutte contre le travail illégal (Oclti). L’association est, selon nos informations, sous le coup d’une enquête préliminaire ouverte par le parquet pour traite des êtres humains et travail dissimulé.
Dans cette grande bâtisse, des personnes en situations précaires récoltent, trient, reconditionnent et revendent des objets de seconde main. Mais Anne Saingier, la responsable de la communauté et présidente Emmaüs du Nord-Pas-de-Calais, est soupçonnée d’avoir mis en place un système d’exploitation de plusieurs dizaines de travailleurs sans-papiers, jamais déclarés et recrutés sur la base d’une fausse promesse : le statut de compagnon, qui en plus d’offrir une indemnité ouvre une perspective de régularisation.
StreetPress enquête sur cette affaire depuis de nombreux mois et a recueilli les témoignages de dix victimes qui ont accepté de s’exprimer malgré la peur des représailles. Au moins 21 personnes sans-papiers seraient encore sous le joug de la communauté, dont cinq depuis plus de trois ans. Parmi elles, plusieurs hommes et femmes âgés, malades et blessés, contraints de travailler à temps plein sous la menace d’être remis à la rue. Ils dénoncent des conditions de travail insupportables et des violences psychologiques permanentes. « Nous avons été sacrifiés pendant des années mais d’autres personnes vont arriver. C’est pour les prochains que nous devons parler », pose Yacin (1) d’une voix tremblotante, un bonnet enfoncé jusqu’aux yeux. Après quatre années de mensonges et d’humiliations, il n’a plus aucun doute :
« Elle veut nous bloquer ici car on ne coûte pas cher mais on rapporte gros. »
Les compagnons
Les compagnons Emmaüs sont des personnes en très grande précarité. L’association leur garantit un hébergement décent, un accompagnement social, et une allocation communautaire d’environ 350 euros. Ces droits leur sont acquis à partir du moment où ils respectent les règles de vie communautaire, qui prévoient notamment la participation à un travail destiné à leur insertion sociale. Ce statut marque une distinction nette avec le statut de salarié : il n’y a pas de lien de subordination.
Les structures qui accueillent des compagnons doivent disposer d’un agrément dit Oacas (organismes d’accueil communautaires et d’activités solidaires). Elles cotisent à l’Urssaf et les compagnons ont droit au régime général de la protection sociale. En 2018, la loi asile et immigration a donné la possibilité aux compagnons sans-papiers de se voir délivrer une carte de séjour s’ils sont en mesure de justifier de trois années d’activité ininterrompue au sein d’un Oacas, du caractère réel et sérieux de cette activité et des perspectives d’intégration.
Les dix victimes interrogées par StreetPress disent avoir été recrutées avec les mêmes promesses de régularisation au titre de ce dispositif. Mais en février dernier, après plus de six ans de mensonges et face à l’insistance de ses employés, Anne Saingier avouait la supercherie au cours d’une réunion. StreetPress a pu consulter un enregistrement de cet échange :
« En fait, vous êtes des compagnons-bénévoles. Enfin, vous êtes des supers bénévoles car vous êtes là tout le temps. Le problème, c’est que dans le mouvement Emmaüs, les compagnons sont ceux qui sont dans les Oacas. Moi je ne peux pas payer l’Urssaf donc je ne serais jamais aux Oacas », balbutiait-elle, avant de conclure froidement :
« Les trois ans, vous pouvez les retirer de votre tête ! »
« Pire que la prison »
Pour ces étrangers en situation irrégulière, la nouvelle est dramatique. Car seule la perspective d’être un jour régularisé les a fait tenir, parfois de longues années. Tous décrivent des conditions de travail difficilement soutenables. Pour remplir les caisses de sa communauté, qu’elle dirige d’une main de fer depuis 1995, Anne Saingier aurait imposé des cadences infernales à ses employés, contraints de travailler cinq jours par semaine, huit heures par jour, avec une seule heure de pause pour manger. Ils seraient rémunérés 150 euros par mois après le paiement d’une redevance pour leurs logements qui varierait entre 20 et 110 euros au bon vouloir de la responsable. Chaque semaine, ils recevraient un colis alimentaire dont le coût serait soustrait de leurs salaires. La plupart des aliments seraient périmés, parfois depuis plusieurs mois, racontent plusieurs témoins. Anne Saingier interdirait formellement les visites et les chambres des compagnons seraient régulièrement fouillées en leur absence. « C’est pire que la prison ! », s’emporte Yacin, en pointant du doigt les épais murs de brique rouge qui cernent la Halte Saint-Jean.
Depuis son arrivée dans la communauté fin 2018, le Guinéen de 28 ans a vu le chiffre d’affaires grimper à mesure que la responsable recrutait de nouveaux compagnons sans-papiers. Il aurait passé la barre des 30.000 euros mensuels en 2022. Il se souvient :
« Elle nous a dit que nous avions fait les meilleurs chiffres de sa carrière. »
Pour veiller à ce que l’activité ne ralentisse jamais, les employés seraient contrôlés en permanence par une dizaine de caméras de vidéosurveillance jusqu’à la porte de leurs logements. « On nous surveille sur les vidéos. Si l’un d’entre nous se repose quelques secondes, l’encadrant technique nous appelle pour nous engueuler. Il nous observe même le dimanche », assure Yacin. Anne Saingier n’autoriserait que deux semaines de congés par an, et uniquement aux compagnons ayant travaillé au moins une année sans s’arrêter. Dans un enregistrement que s’est procuré StreetPress, la responsable annonçait en mars dernier une nouvelle réduction du nombre de congés autorisés :
« Cette année, on va faire une semaine de vacances au lieu de deux. »
En avril, elle aurait refusé d’accorder un jour de repos aux travailleurs musulmans pour la fête de l’Aïd. « Si vous ne voulez pas travailler ce jour-là, je fermerais le magasin mais je ne vous paierais pas l’allocation du mois », aurait prévenu Anne Saingier.
Les compagnons doivent décharger les dons des véhicules à la seule force de leurs bras jusqu’aux containers pour les nettoyer, les trier et les restaurer avant de les vendre. Lorsque les meubles sont en trop mauvais état, ils sont démembrés à coups de marteau pour être recyclés. D’autres employés sont assignés à l’entretien des espaces extérieurs et des locaux. Les recrues les plus expérimentées seraient envoyées plusieurs jours par semaine sur d’autres sites d’Emmaüs comme ceux de Nieppe ou de Marquette-lez-Lille (59) pour y vendre du matériel d’occasion. D’après nos informations, plusieurs compagnons auraient même été choisis par la responsable pour effectuer des travaux d’entretien dans son domicile personnel durant leurs jours de congés. « Ça arrivait régulièrement que des compagnons albanais aillent chez elle le week-end. Un homme handicapé y retourne souvent pour s’occuper de son jardin », explique Yacin. Une pratique dont aurait également été témoin Fiona, durant son stage en 2019 :
« Un compagnon français m’avait confié qu’il se rendait régulièrement chez Anne Saingier pour travailler le week-end. »
Aujourd’hui éducatrice spécialisée, elle a assisté durant neuf mois aux mauvais traitements infligés aux compagnons sans-papiers. Elle évoque une expérience traumatisante au côté de la présidente régionale qu’elle décrit comme « une femme vénale à la posture de tyran, qui terrorise tout le monde sur son passage ». En plein hiver, la responsable aurait privé de chauffage les travailleurs au prétexte du coût de l’électricité. « Les compagnons avaient eux-mêmes installé un radiateur électrique au niveau de la caisse du magasin car ils avaient froid. Elle leur a retiré dès qu’elle l’a vu. »
Une période d’essai « bénévole »
Avant d’être officiellement recrutés, croient-ils, comme « compagnons » de la Halte Saint-Jean, les travailleurs sans-papiers seraient contraints d’effectuer une « période d’essai », censée permettre à la responsable d’évaluer leurs compétences. Tout au long de cette étape, qui s’étendait parfois sur plusieurs mois, les nouveaux arrivants seraient appelés « bénévoles », mais travailleraient à temps plein dans la communauté, sans gratification, ni hébergement.
En février 2022, Adam vient d’être débouté de l’asile et est à la rue. Il décide d’aller taper aux portes des différentes communautés Emmaüs de la région qui l’inscrivent sur liste d’attente, faute de places. La Halte Saint-Jean se montre bien plus accueillante et Kévin, l’encadrant technique, lui propose de commencer le travail le jour même. « Il m’a expliqué que je serai d’abord bénévole mais que si je travaillais bien, je pourrais devenir compagnon d’ici quelques semaines », se souvient-il en hochant la tête de gauche à droite. Le Guinéen de 32 ans abandonne alors ses autres activités pour travailler à plein temps dans la communauté et dépense tout l’argent qu’il avait économisé pour acheter les tickets de bus, que la directrice aurait refusé de lui rembourser.
En tant que simple bénévole, il n’aurait pas eu le droit d’accéder aux douches et aux colis alimentaires. « Nous étions trois bénévoles en compétition pour le poste. Je mettais toute mon énergie pour prouver ma motivation et me démarquer des autres », se souvient Adam. Les semaines passent et la période d’essai se prolonge sans cesse. Après cinq mois de bénévolat à temps plein, il aurait officiellement été promu compagnon et logé dans la communauté. On lui aurait alors promis une régularisation de sa situation administrative, une formation professionnelle et des cours de français. Adam pense être sorti d’affaire et demande à lire son contrat. La directrice se serait soudainement raidie : « Je n’ai pas le temps ».
Selon l’ancien chauffeur de bus, plusieurs de ces bénévoles auraient une santé particulièrement fragile et beaucoup seraient sans hébergement stable :
« Je travaillais avec une femme marocaine qui avait subi plusieurs opérations médicales lourdes et qui était à la rue. Je pense qu’elle avait un handicap mental car elle n’arrivait pas à maîtriser ses émotions. Elle a travaillé pendant sept mois tous les jours sans être payée. »
Abdel a aussi jeté l’éponge en 2022, après trois mois de travail non rémunéré dans la communauté. « Je dormais dehors et je travaillais comme un salarié de 9h à 18h, tous les jours. Je ne recevais aucune rémunération. On nous donnait du pain et du lait le midi, rien d’autre. C’est une vraie maltraitance », insiste le demandeur d’asile. « J’ai abandonné quand j’ai vu que d’autres personnes travaillaient gratuitement depuis plus de cinq mois. » Quelques semaines après son départ, Abdel se serait rendu à deux reprises à la Halte Saint-Jean pour obtenir les attestations de bénévolat qui prouvent ses trois mois d’engagement dans la communauté. « La directrice n’est pas disponible », lui aurait-on répondu, sèchement.
Arrêts-maladies interdits
Pour inciter les compagnons malades ou blessés à travailler, Anne Saingier aurait pour habitude de les menacer d’expulsion de la communauté. Le 22 septembre 2022, Adam se serait attiré les foudres de la responsable en lui apportant le certificat médical délivré par son médecin, qu’il consultait quelques heures plus tôt pour une grippe. « Elle était hors d’elle. Elle a déchiré l’attestation du docteur et l’a mise à la poubelle. Elle m’a menacé de me mettre dehors si je recommençais », relate le compagnon. « Tu veux que je finisse en prison ? », aurait ajouté la directrice. Le lendemain de cette entrevue, Adam aurait repris le travail, contre l’avis médical. Fiona a elle-même été témoin de ces pratiques. « Elle allait toquer à la porte des compagnons pour leur demander de travailler même s’ils avaient des arrêts-maladies. Les mères de famille occupées à garder leurs enfants en bas âge recevaient constamment des menaces et des réflexions », se souvient-elle.
La majorité des compagnons n’aurait pas d’assurance-maladie. Pourtant, les accidents du travail seraient monnaie courante à la Halte Saint-Jean et volontairement dissimulés par la direction. Yacin témoigne, en montrant ses mains couvertes de cicatrices :
« Si tu te blesses, tu te débrouilles seul pour te soigner. Si tu t’arrêtes de travailler, on vient te chercher directement chez toi. »
Les travailleurs ne recevraient aucune formation spécifique à l’utilisation des outils et ne disposeraient pas du matériel de sécurité adapté. « Je n’ai pas de gants comme la plupart de mes collègues. Je me coupe régulièrement avec les couteaux », ajoute Adam. Si la plupart des travailleurs disposent de chaussures de sécurité, elles seraient souvent trop usées pour éviter les blessures.
Noureddine a été recruté en 2019 par Anne Saingier, après avoir été orienté par l’association Aida, dont la vice-présidente du conseil d’administration n’est autre qu’Anne Saingier. Quatre ans plus tard, le Guinéen de 23 ans est à bout de souffle. Lorsque nous le rencontrons en avril dernier, il a la jambe gauche dans le plâtre. « Un meuble m’est tombé sur le pied pendant que je travaillais », soupire-t-il. « Le lendemain de l’accident, j’avais si mal que je ne pouvais pas marcher. Anne est venue me chercher dans ma chambre et m’a ordonné de retourner au travail ». Par peur des représailles, Noureddine aurait continué de travailler pendant plusieurs jours avant d’aller consulter un médecin qui lui diagnostiquera finalement, une « fracture du naviculaire » et lui délivrera un arrêt de travail pour trente jours. De retour à la communauté, Anne Saingier l’aurait obligé à retourner travailler malgré les certificats médicaux.
Il y a quelques mois, Amadou, un autre compagnon de la Halte Saint-Jean, aurait manqué de chuter de l’échelle sur laquelle il se trouvait, à plusieurs mètres de hauteur. « Kévin est venu me crier dessus en m’accusant d’avoir fait exprès de tomber », se souvient l’exilé encore sous le choc. Depuis plusieurs semaines, le compagnon se sent « malade et épuisé ». Faute d’assurance-maladie, il n’a pu rencontrer aucun médecin. Début juin, Anne Saingier lui aurait interdit de se reposer et de boire de l’eau pendant les heures de travail.
Dans un enregistrement, la responsable semble avoir l’habitude de gérer ce type de problème. Interrogée par un compagnon malade, inquiet de ne pouvoir accéder aux soins faute d’assurance-maladie, elle lui coupe la parole et s’emporte : « On s’en fout ! C’est mon problème ! Quand vous n’avez pas de couverture, je m’arrange avec les médecins. » Selon nos informations, plusieurs personnes souffrant de troubles psychologiques sévères travailleraient à temps plein dans la communauté. Dans un autre enregistrement, Anne Saingier avoue avoir fait travailler « des travailleurs handicapés » et « des personnes retraitées ».
Racisme et emprise
« Si tu viens toutes les semaines me demander des papiers, je vais très vite m’énerver », menace Anne Saingier, dans un enregistrement que StreetPress a pu consulter. Le compagnon algérien à qui elle s’adresse ne bronche pas, comme tétanisé. « L’Algérie a signé un accord avec la France qui dit : “Je demande à la France de ne pas donner de papiers aux Algériens présents sur le territoire français pendant dix ans“ », continue la responsable, utilisant cette contrevérité pour justifier son refus d’accompagner son employé dans ses démarches de régularisation.
D’après nos informations, ce type d’intimidations ne serait pas un cas isolé et les employés sans-papiers seraient régulièrement victimes de violences psychologiques et de racisme de la part de la directrice de la communauté. « Il y a trop de Noirs ici », aurait dernièrement scandé la responsable, devant des clients choqués. Dès son arrivée dans la communauté en 2018, Yacin aurait été interdit de prendre des pauses avec les compagnons blancs. « À la Halte, un noir n’a pas le droit de prendre de café, ni même de se reposer. C’est clair et net, elle ne considère pas la peau noire », insiste Yacin. Début juin, Anne Saingier aurait même insisté auprès de plusieurs compagnons pour qu’ils « rentrent dans leurs pays ».
Pour maintenir sous emprise ses employés, Anne Saingier profiterait de leur méconnaissance du droit français pour les manipuler à sa guise. Dans un enregistrement qui date du mois de mars, Anne Saingier enchaîne les mensonges et tente de justifier la dureté des conditions de travail. Alors qu’elle vient d’annoncer une baisse de 45 euros sur l’allocation de 200 euros distribuée aux compagnons chaque mois, elle prétend que cette mesure serait le seul moyen pour que les travailleurs bénéficient d’une assurance-maladie : « Si on ne faisait pas ça, les ressources que vous recevrez dépasseraient les quotas et vous aurez trop d’argent pour demander l’aide médicale d’État (AME) ». Une contrevérité de plus, puisque le plafond annuel défini par l’assurance-maladie est de 9.700, soit 800 euros par mois. Un peu plus loin, la responsable met en garde les exilés qui imagineraient quitter la communauté :
« Dans la Somme, on a été obligé de faire des logements dans des usines pour les salariés noirs, parce que pas un seul propriétaire ne va louer sa maison à un noir. C’est la dure réalité de la vie. »
Les représailles
Pour ne pas éveiller les soupçons à l’extérieur de la communauté, Anne Saingier n’hésiterait pas à menacer ses détracteurs. En 2022, Adam aurait pris le risque d’appeler à l’aide une professeure de français bénévole avec qui il était resté en contact. « Je lui ai expliqué comment Anne nous traitait et lui ai demandé des conseils. J’espérais qu’on l’écoute plus que moi », explique l’exilé. Dès le lendemain, la présidente régionale d’Emmaüs aurait convoqué Adam dans son bureau : « Dès que je suis entré, elle a commencé à me crier dessus en tapant du poing sur la table. Elle m’a reproché d’avoir parlé de ma situation à l’extérieur », raconte le bénévole. « Si tu n’es pas content, tu peux partir tout de suite », l’aurait-elle menacé. Contactée, la bénévole confirme avoir eu un échange houleux avec la responsable de la Halte Saint-Jean qui semblait très agacée par ses questions.
Pire, des sanctions auraient été données aux plus indociles. En 2022, Yacin dit avoir été « puni » après avoir insisté pour que son dossier de demande de titre de séjour soit envoyé à la préfecture comme promis. « Pendant deux mois, ils m’ont isolé du groupe. Tous les jours, je devais casser un mur à genoux, morceau par morceau ». Un an plus tard, les genoux de Yacin le font encore souffrir. Adam aurait lui aussi été intimidé par Anne Saingier après s’être rebellé. En mai dernier, elle lui aurait confisqué la télévision installée dans son logement pour la mettre en vente dès le lendemain. « Elle m’a dit que les compagnons comme moi n’avaient pas le droit à une télévision de cette qualité et que si je la voulais vraiment, je n’avais qu’à la racheter », raconte Adam. Il continue :
« Elle a voulu m’humilier, me montrer que je ne valais rien. »
Selon nos informations, entre 2019 et 2022, plusieurs compagnons auraient été « virés » après avoir dénoncé les conditions de travail à l’extérieur de la communauté.
Pris au piège
Sans possibilité de régularisation et sans autre solution d’hébergement, les compagnons sans-papiers n’ont aucune issue. D’autant que pour les isoler du monde extérieur, la responsable les aurait incités, dès leur arrivée, à mettre fin à leurs relations avec les associations extérieures. Pourtant, aucun accompagnement social ne serait engagé à l’intérieur de la communauté. « Elle met tout en place pour que les compagnons soient totalement dépendants de sa personne », assure Fiona. Depuis qu’Anne Saingier a, en février, avoué qu’ils n’avaient pas légalement le statut de compagnon, Adam ne trouve plus le sommeil. « Certains jours, je me dis que je devrais rentrer en Guinée », soupire le père de famille dont la vie est menacée dans son pays d’origine.
Faute de justificatifs de leurs activités à Emmaüs, plusieurs compagnons auraient été placés en centre de rétention administrative après des contrôles policiers à l’extérieur de la communauté. Certains employés seraient même, encore à l’heure actuelle, menacés d’expulsion par la préfecture. C’est le cas d’Annan, recruté par Anne Saingier en 2017 avec sa femme et ses quatre enfants. En 2021, il constitue un dossier de demande de titre de séjour et fait valoir sa vie familiale et professionnelle en France. StreetPress a pu consulter les documents remis par Anne Saingier à la préfecture dans le cadre de cette demande. Elle ne fait mention que d’un simple bénévolat ponctuel et ne mentionne à aucun moment le nombre réel d’heures travaillées. Un faux en écriture qui aurait eu de lourdes conséquences pour Annan puisque quelques mois plus tard, la préfecture rejetait sa demande de titre de séjour et lui délivrait une obligation de quitter le territoire français (OQTF), estimant notamment qu’il ne justifiait pas d’une réelle insertion professionnelle. Pourtant, Annan travaillerait sans relâche depuis plus de cinq ans, parfois jusqu’à l’épuisement. Toujours menacés d’expulsion, Annan et sa famille se retrouvent bloqués à la Halte Saint-Jean, pris au piège.
Une cadre influente
De nombreuses personnes auraient été témoins des agissements de la présidente régionale d’Emmaüs. Elle semble pourtant jouir d’une impunité quasi-totale. Après 29 ans d’activité au sein d’Emmaüs, Anne Saingier préserve soigneusement une réputation de bienfaitrice dans les médias et auprès de ses relations professionnelles. En 2010, elle était même décorée de l’insigne de chevalier de la Légion d’honneur, des mains de Martin Hirsch, l’ancien président d’Emmaüs entré au gouvernement.
Il y a quelques mois, Yacin dit s’être rendu à la mairie de Saint-André-Lez-Lille pour dénoncer ces mauvais traitements au sein de la Halte Saint-Jean. « J’ai demandé à parler à la maire en personne, madame Élisabeth Masse, mais c’est son assistant qui m’a reçu. J’ai expliqué dans les détails la situation et il a tout noté », raconte le compagnon. La mairie ne lui aurait donné aucune nouvelle avant la récente intervention des forces de l’ordre. Pour Yacin, c’est une preuve supplémentaire de la protection dont bénéficie la présidente régionale :
« Elle a des amis partout. »
Contactée par StreetPress, Anne Saingier n’a pas souhaité répondre à nos questions. Élisabeth Masse, maire de Saint-André-Lez-Lille et Martin Hirsh n’ont pas non plus répondu.
(1) : Les prénoms des victimes ont été modifiés à leurs demandes.
Une enquête de Jérémie Rochas. Illustration de Une par Caroline Varon.
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