Mercredi 19 octobre 2022, Lille – Il est 6h du matin, le soleil n’est pas encore levé. Quand hurle à la porte : « C’est l’huissier ! Ouvrez tout de suite ! » Crenguta est réveillée en sursaut. Elle se penche à sa fenêtre et voit quatre hommes masqués et capuchés devant sa porte. Parmi eux se trouverait José Lison, huissier de justice. « Ils tapaient avec leurs pieds sur la porte », se souvient l’employée municipale. Paniquée, elle refuse d’ouvrir et descend à toute vitesse au rez-de-chaussée. Mais il est trop tard. Porte défoncée, les hommes seraient déjà entrés par effraction. Ils auraient utilisé des lampes torches pour aveugler la mère de famille et l’empêcher de filmer. Les hommes masqués auraient ensuite déboulé dans la chambre des filles. Elles sont âgées de 10, 11 et 12 ans au moment des faits. « Mes filles étaient en sous-vêtements mais les hommes ont refusé de quitter la chambre », s’émeut Crenguta, encore sous le choc :
« Pendant qu’ils vidaient la maison, ils n’arrêtaient pas de chanter et de rire. »
Après 23 ans d’activité dans la région, maître Lison aurait traumatisé de nombreux locataires, dont StreetPress a recueilli une partie des témoignages. L’huissier est, au contraire, adulé par les propriétaires pour son habilité à contourner la loi. Une d’entre-elles commente en octobre dernier sur la page Google du cabinet :
« Un squat déjoué en 9h à peine ! Merci pour votre professionnalisme et votre réactivité ! Grâce à vous, nous avons évité des mois voire des années de procédures ! »
D’après nos informations, au moins sept bailleurs sociaux auraient régulièrement recours aux services de cet huissier, malgré des pratiques abusives et illégales connues de leurs services. L’office public d’habitat de la Métropole européenne de Lille (MEL) lui a même attribué un marché public pour un montant de 735.000 euros en juillet 2022.
Expulsions illégales
« Tout ce que nous voulons, c’est une solution d’hébergement pour notre famille. » Crenguta et Marcel sont agents d’entretien des espaces verts pour la ville de Lille. Ils ont quitté la Roumanie en 2019 pour mettre en sécurité leurs six enfants. La famille passe plusieurs mois dans un campement de fortune en banlieue de Lille, faute de proposition d’hébergement. En février 2020, le couple décide de squatter une maison abandonnée depuis plusieurs années dans le quartier de Fives, à Lille. Le logement est géré par le bailleur social public LMH (Lille Métropole Habitat). En janvier 2021, Crenguta, Marcel et leurs filles sont reconnus prioritaires dans le cadre du Droit à l’hébergement opposable (DAHO). Après trois ans de patience, la famille a reçu cette semaine une proposition d’hébergement.
Mais dans cette attente, en juin 2022, le tribunal administratif de Lille ordonne à la famille de libérer les lieux dans un délai de trois mois. Le bailleur mandate le cabinet de José Lison pour exécuter la décision d’expulsion. Le 19 octobre 2021, l’huissier serait entré par effraction sans l’autorisation de la préfecture. À l’aide de quatre individus masqués, il aurait ensuite expulsé la famille par la force, toujours sans l’aval des autorités. L’article L.226-4-2 du code pénal précise pourtant que « forcer un tiers à quitter le lieu qu’il habite sans avoir obtenu le concours de l’État à l’aide de manœuvres, menaces, voies de fait ou contraintes, est puni de trois ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende ».
Le 19 octobre 2022, Crenguta est réveillée en sursaut. Elle se penche à sa fenêtre et voit quatre hommes masqués et capuchés devant sa porte. Parmi eux se trouverait José Lison, huissier de justice, qui vient l'expulser. / Crédits : Marine Joumard
Des étudiants à la rue
Le 19 janvier 2021, José Lison aurait utilisé des pratiques similaires pour expulser Mégane, une étudiante lilloise de 26 ans, comme l’a raconté StreetPress à l’époque. Mandaté par le Crous, l’huissier est entré dans le logement, a sorti la jeune femme, puis toutes ses affaires. Une démarche qui serait entièrement illégale, puisqu’il intervenait là encore sans le concours de la force publique. Mégane s’est alors retrouvée à la rue, contrainte de dormir dans sa voiture en plein hiver.
Même procédé pour Léo (1), étudiant lillois logé par le Crous et expulsé le 21 octobre 2015. Ce jour-là, il est environ 13h quand l’huissier frappe à sa porte. « Il est accompagné de trois personnes en civil, quatre déménageurs et un serrurier », raconte l’étudiant. « En entre-ouvrant la porte, le serrurier en profite pour glisser son bras à l’intérieur et prendre le jeu de clefs sur la porte ». Maître Lison aurait alors donné le feu vert aux déménageurs malgré l’opposition de l’étudiant. Léo a été mis à la porte de sa chambre étudiante « en l’espace d’un quart d’heure ».
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Jouer de la vulnérabilité des locataires
« Lambersart : deux septuagénaires expulsés d’un appartement dans lequel ils vivaient depuis 18 ans », titre La Voix du Nord. Le 16 février 2021, en pleine trêve hivernale, Patrick et Micheline croisent malgré eux la route de José Lison. Ils occupent un logement social géré par le bailleur Vilogia, dans la tour dite des Fauvettes, dans le quartier du Pacot. Ils partagent l’appartement avec Valérie, leur colocataire, une autre septuagénaire. À son décès, le couple de personnes âgées n’est pas inscrit sur le bail. Il aurait demandé un transfert de bail, tout en assurant le paiement intégral des loyers. Micheline s’occupe alors des tâches administratives et veille sur Patrick, atteint de la maladie d’Alzheimer.
José Lison aurait débarqué dans la tour des Fauvettes aux alentours de 9h. Il met en place le circuit habituel : accompagné de quatre hommes masqués, il aurait frappé à la porte, serait entré sans le concours des forces de l’ordre et aurait ordonné à Patrick et Micheline de sortir immédiatement avec leurs affaires. La serrure aurait été changée dans la foulée. « Ce qui m’a écœuré, c’est quand j’ai vu Lison mettre un grand coup de pied au chien qui a voltigé contre le mur », se souvient Séverine Wimmer, la voisine de palier présente au moment des faits. « L’expulsion n’a pas duré plus de dix minutes. Micheline pleurait sans comprendre ce qu’il se passait, et Patrick était éteint, comme absent. L’huissier a délibérément profité de leur vulnérabilité pour les manipuler et les expulser sans délai. » Elle poursuit :
« José Lison leur a fait signer un papier où il avait lui-même écrit : “Je quitte le logement sur-le-champ.” »
StreetPress a pu se procurer ce document sur lequel on distingue les deux écritures.
Micheline assure n’avoir reçu aucun jugement d’expulsion, avant l’intervention de l’huissier. Il ne s’agissait que d’« une sommation interpellative » dans le but de trouver un accord à l’amiable avant que le bailleur engage une procédure d’expulsion. Séverine, choquée, raconte l’événement sur Facebook et son post est partagé près de 27.000 fois. Résultat : élus et journalistes locaux s’emparent du dossier. Vilogia bégaye, s’excuse, et s’engage à reloger le couple dès le lendemain soir. José Lison est quant à lui harcelé de coups de téléphone et menacé par des internautes révoltés. « Quelqu’un a même dégradé sa voiture. Il a été obligé d’embaucher un garde du corps pendant plusieurs semaines », raconte Séverine.
Le départ du logement, même durant la trêve hivernale
La quinquagénaire connaît bien les méthodes des huissiers. Elle a elle-même été expulsée à deux reprises au cours de sa vie : « La première fois, je me suis retrouvée dans la rue avec ma fille. La seconde, c’est Lison qui s’est chargé de me mettre à la porte. Il a même vendu ma télé pour 15 balles. » C’est ce vécu de la précarité qui a encouragé Séverine à créer en 2019 son association, Droits et Défense des citoyens d’R, qui accompagne les habitants du Pas-de-Calais menacés d’expulsion. Elle dit avoir saisi la chambre régionale des huissiers quelques jours après l’expulsion et n’avoir jamais reçu de réponse à son signalement.
En avril 2022, l’Atelier Populaire d’urbanisme du Vieux-Lille saisit à son tour la chambre départementale des huissiers. L’association qui accompagne les personnes mal-logées ou menacées d’expulsion suit plusieurs dossiers où intervient l’huissier. Selon Maité Lucas, animatrice depuis 25 au sein de l’association, maître Lison a pour habitude d’utiliser la « menace de saisie » pour inciter les personnes à quitter leur logement, même pendant la trêve hivernale :
« Il fera tout pour aboutir à l’expulsion et que ça lui coûte le moins cher possible. Généralement, il agit ainsi chez des femmes seules ou des hommes à la santé fragile. »
Dans son courrier à la chambre des huissiers, l’association écrit : « José Lison est intervenu avec une procédure de saisie-vente alors que la personne était protégée par un dossier de surendettement. Il a utilisé la menace de la saisie pour expulser alors qu’il n’en avait pas le droit », détaille l’association. Confronté par la chambre des huissiers, José Lison avoue sa faute à demi-mot. Dans un courrier de réponse à la chambre que StreetPress s’est procuré, il prétend que « la Banque de France n’avise pas les huissiers de justice des procédures en cours » et qu’elle « ne l’avait pas informé en amont de cette recevabilité » du dossier de surendettement.
Menaces et intimidations
Dans ces procédures d’expulsion, José Lison n’hésite pas à se montrer intimidant. Olivia, la voisine de Crenguta, qui était là quand sa famille a été sortie de leur domicile, a « cru que c’étaient des fachos qui se faisaient passer pour des huissiers ». Elle se souvient qu’à son arrivée, un homme l’arrête aussitôt et la force à reculer :
« Vous n’avez rien à faire là, sortez ! »
José Lison aurait refusé de décliner son identité et le motif de l’expulsion, malgré les nombreuses sollicitations d’Olivia, qui finit par le menacer d’appeler la police. Lui aurait haussé le ton : « Qu’est-ce que vous attendez ? On va voir ! ». Au téléphone, le 17 confirme à Olivia « qu’aucune expulsion n’est prévue dans ce secteur ce matin et qu’ils vont envoyer quelqu’un sur place ».
En attendant l’arrivée des forces de l’ordre, les hommes vident la maison, placent les meubles dans une camionnette, les affaires de la famille sont mises dans des sacs-poubelles. « Ils vont pouvoir retourner en Algérie ! », lance un des hommes à ses collègues hilares. Quarante minutes après l’appel, la police arrive mais n’aurait pas empêché l’expulsion. « La famille – qui ne maîtrise pas bien le français – s’est retrouvée face à un professionnel du droit aguerri. Et les policiers sont censés connaître le cadre de leur intervention. Mais personne ne la renseigne sur ses droits », regrette leur avocate maître Ruef.
Autre témoin, le journaliste indépendant William (1). Courant février 2021, il couvre l’occupation d’un immeuble squatté par des personnes exilées sans-abris et des associations, à quelques pas du bidonville de la friche Saint-Sauveur, à Lille. José Lison, mandaté par le bailleur social ICF Habitat, arrive sur les lieux accompagné de quatre hommes. « J’essaie de prendre quelques photos et, soudain, ils m’encerclent à cinq », commence le journaliste :
« Ils portaient des cache-cous jusqu’au nez. J’ai eu l’impression d’un contrôle de police, c’était très intimidant. »
L’huissier, très contrarié, appelle la police, qui contrôle l’identité de William à leur arrivée. « Je pense qu’il [José Lison] voulait avoir mon identité pour éventuellement porter plainte en cas de diffusion des photos. J’imagine que c’est quelqu’un qui a largement confiance en son système judiciaire qui lui est favorable. »
Séverine Wimmer a, elle, bien été informée de la plainte déposée contre elle. Trois mois après être intervenue pour s’opposer à l’expulsion de ses voisins Patrick et Micheline – les deux septuagénaires dont l’un atteint d’Alzheimer – elle est convoquée au commissariat de Roubaix. Les policiers lui apprennent que José Lison à porté plainte pour outrages à personne dépositaire de l’autorité publique. Elle a depuis été condamnée à payer une amende de 500 euros et a fait appel de cette décision :
« J’ai couru après Lison dans l’escalier pendant qu’il était en train de vider les affaires de Patrick et Micheline. On s’est tous les deux échangé des insultes. Je n’ai pas l’intention de payer ! »
Les bailleurs sociaux complices
D’après nos informations, au moins sept organismes de logement social auraient régulièrement recours aux services de José Lison : LMH, Vilogia, Partenord, Habitat HDF, 3-F Nord Artois, Norevie, et ICF Habitat (2). Malgré l’affaire médiatisée de Patrick et Micheline, Vilogia a continué ces derniers mois de mandater José Lison dans le cadre d’expulsions locatives.
Dominique Planke est porte-parole du collectif Solidarité Roms. Il est présent quand Crenguta et sa famille sont expulsés en octobre 2022. Il assure qu’un représentant du bailleur LMH a accompagné l’huissier, sans jamais s’opposer à ses pratiques abusives. « C’est la technique du pied dans la porte », résume l’avocate de la famille, maître Ruef. Une méthode utile pour accélérer les procédures.
Le 13 juillet dernier, l’office public LMH, financé essentiellement par la MEL (Métropole européenne de Lille) et donc par l’impôt local, a même attribué un marché public d’un montant de 735.000 euros au cabinet de José Lison pour des prestations liées à « l’expulsion, reprise des lieux, ouverture de porte ». Un mois avant cette attribution, le cabinet de José Lison était lauréat de la deuxième édition des Grands prix de l’innovation et de la performance Droit Finance Assurance organisé par l’association les Places tertiaires, avec comme principal partenaire la MEL. L’huissier était récompensé « pour sa solution high-tech Anti Squat ».Il est en effet l’auteur de la marque déposé « Squat Security », qui propose aux propriétaires des moyens innovants pour les lutter contre les squatteurs : détecteurs, services d’abonnement à des services de télécommunications, services de conciergerie… Sur Linkedin, l’huissier est félicité par plusieurs cadres encore en responsabilité au sein des organismes de logement social de la région. Le ton y est particulièrement amical : « Bravo, toujours au top des solutions innovantes », « Bravo Maître ! », « Super José ! », « Prix amplement et objectivement mérité pour cette étude d’une “redoutable” efficacité ».
Sur Linkedin, l’huissier est félicité par plusieurs cadres encore en responsabilité au sein des organismes de logement social de la région / Crédits : Marine Joumard
Contactée, la chambre régionale des huissiers botte en touche et dit ne pas avoir connaissance des saisines qui leur ont été transmises par le passé sur les pratiques de cette étude. Elle explique ces pertes de dossiers par « la réorganisation de la profession qui est devenue commissaire de justice » en 2022. En revanche, elle précise qu’aucune mesure disciplinaire n’est en cours « pour l’étude Lison » (3).
Barbara Serednicki, présidente de la Chambre régionale des commissaires de justice depuis juillet 2022, rappelle que « le commissaire de justice a des pouvoirs et des devoirs qu’il tient de son statut d’officier public et ministériel détenteur d’une parcelle de l’autorité publique, de la loi, et des règlements ». Elle précise que « si certaines des pratiques décrites, en marge de la procédure, étaient avérées, elles seraient condamnables ». Elle invite les victimes de ces usages à saisir à nouveau la chambre régionale des commissaires de justice.
Contactés, le cabinet SAS Lison et Associés et le bailleur public LMH n’ont pas souhaité répondre à nos questions. Vilogia a indiqué ne pas souhaiter donner suite à notre demande d’interview.
(1) Le prénom a été modifié.
(2) [édit du 30/03] Une erreur de frappe s’est glissée dans cet article : il s’agissait de ICF Habitat (et non de IDF Habitat).
(3) [édit du 31/03] Après publication du papier, la chambre régionale des huissiers a voulu préciser ses propos et a déclaré de manière explicite qu’aucune mesure disciplinaire n’était en cours « pour l’étude Lison ». Ce qui « a été confirmé par la présidente de la Chambre régionale ».
Enquête de Jérémie Rochas. Illustrations de Marine Joumard.
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